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Jeudi matin, la notification push d’une conversation Messenger s’affiche sur l’écran de mon téléphone : « Wesh la zone ! Pour une dernière fiesta à moitié légale, vous apportez votre bonne humeur parisienne, mais pas votre COVID, merci. »
Sous le message de mon amie Charlotte*, les invités annoncent ne pas avoir annulé leur réservation SNCF ou leur location Airbnb. Nous sommes 30 fêtards à faire le voyage jusqu’à Marseille le lendemain, pour trinquer à son récent déménagement dans le Sud. À l’instar du reste des convives, je n’ai absolument pas l’intention de modifier les plans du week-end, malgré les nouvelles mesures de renforcement sanitaire annoncées par Emmanuel Macron. Comme une preuve de notre détermination à se retrouver pour faire la fête, la discussion est ironiquement renommée « Marseille BB sans couvre-🔥 ». Notre seule inquiétude ? Éviter de se faire griller par les nouveaux voisins de Charlotte.
En bande organisée
Vendredi midi, l’équipe débarque au compte-gouttes à la gare Saint-Charles. « On s’achète des clopes et on va se jeter un petit jaune derrière l’oreille », prévient quelqu’un dans la conversation. Installées à la terrasse d’une pizzeria avec une copine, nous profitons des derniers rayons de soleil de la journée. Avec la nuit qui tombe, les bars et les restaurants du cours Julien se remplissent : un verre à la main, les habitants de la ville sont venus profiter de leur dernière soirée de « liberté ». Sur les trottoirs, quelques Marseillais affichent des bouches et des nez dégagés, masque à la main ou négligemment accroché à l’oreille. Dans le brouhaha des discussions, le mot « couvre-feu » revient fréquemment. Pourtant, nous ne sommes pas les seules à faire des stocks : sur le tapis roulant de la caisse du Carrefour Market, les bouteilles d’alcool défilent comme si la ville se préparait à un siège. « Depuis cet après-midi, je ne vois pratiquement que des packs de bières et des chips. À mon avis, il y en a plus d’un qui ne compte pas rentrer à la maison ce soir », me confirme la caissière.
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En soirée désormais, il existe deux camps : ceux qui embrassent et ceux qui n’embrassent pas. En arrivant chez Charlotte, chacun y va de son check de coude, de son claquage de bise ou de son vague geste de la main. Mais les plus réticents au contact oublient vite la distanciation physique après quelques verres de gin-tonic. L’effet désinhibiteur de l’alcool est d’une efficacité redoutable : dans l’appartement, pas de masques, ici, les corps se touchent comme avant la pandémie. Alors que nous devrions tous garder nos distances, les joints passent gaiement de bouche en bouche et les verres de champagne se boivent à plusieurs.
23 heures 44. Dans 16 minutes, la logique voudrait que tout le monde soit sur le chemin du retour. Mais dans la cuisine, on s’envoie des shots, dans la salle de bain des traces et dans le salon, on pousse les meubles contre les murs. L’enceinte posée au milieu des verres à moitié vides crache l’hymne marseillais de l’été et tous les convives reprennent les paroles en cœur, comme si la seconde vague n’était pas déjà là.
Il faut avouer que la « fête raisonnable » est un oxymore : elle se veut joyeuse, un brin rebelle et elle est d’autant plus excitante quand on la sait proscrite par les autorités. « Si on ne peut pas se lâcher, autant rester chez soi », me crie mon coéquipier de danse dans l’oreille, tout en dégainant du gel hydroalcoolique de sa poche.
À huit heures du matin – deux heures après la levée du couvre-feu – la soirée se termine paisiblement. Alors que les effets de la boisson s’estompent et que la musique s’adoucit, certains s’endorment sur le canapé pendant que d’autres se resservent un dernier pastis pour la route. Sur les visages de tout le monde, un sourire s’affiche : celui du contentement de s’être retrouvés tous ensemble, d’avoir fait la fête et assouvi ce besoin évident de lâcher prise, en faisant fi des conséquences.
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« Tenez-nous au courant si vous avez le covidou »
Mardi – deux jours après être rentrée au bercail et avoir cuvé mon vin – une nouvelle notification : « Bonjour mes très chers tous, nous recensons plusieurs hommes patraques depuis ce week-end, du type fièvre/toux. Peut-être un contre coup du week-end, peut-être un bon cluster des fafa comme on les aime. Seuls les hommes semblent être touchés, stay safe. » Au fil de la journée, la conversation est alimentée par des constats similaires. « Je tousse un peu, mais ça va », « Euh ça me fait ça aussi, petite faiblesse », « Je vais me faire tester, je vous tiens au courant ». Le lendemain la nouvelle tombe…
« Bonjour les copains, je suis désolée de vous annoncer que mes résultats sont positifs ». La fête est bel et bien terminée et le sentiment de culpabilité s’installe, un peu trop tard. « Je vais être honnête avec vous, j’ai un peu honte », écrit une des convives. Au téléphone, je préviens ma grand-mère que je ne pourrais sans doute pas lui rendre visite en Auvergne. En attendant les résultats de nos tests, chacun décommande ses rendez-vous, prévient le boulot et entame une insipide quatorzaine. Résultat des courses : sur une trentaine de noceurs, 20 cas positifs et de légers symptômes.
Une soirée – aussi agréable soit-elle – vaut-elle deux semaines d’enfermement et la sensation désagréable d’avoir aggravé la situation ? Dans la queue du laboratoire, au milieu de cette file de cas-contacts, je prends conscience de l’égoïsme dont j’ai fait preuve sans vraiment me laisser envahir par la culpabilité. Pourtant, aux informations ce matin-là, on annonçait 262 nouveaux décès dus au Covid-19.
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Au téléphone, Charlotte assume un peu plus que moi : « Honnêtement, je me suis dit que dans la balance il y avait plus à gagner qu’à perdre. En partie parce que tous mes amis avaient déjà leurs billets et surtout parce que j’aurais trop mal vécu d’être seule pour mon emménagement et mon anniversaire. » Dans la bande, le constat est similaire : « On savait très bien ce qu’on faisait en venant. En revanche, je suis soulagé : on a tous eu une réaction cohérente et mature en allant nous faire tester et en s’isolant avant d’avoir eu les résultats », tranche Thomas*.
Métro, boulot, gin-to ?
Jeudi 29 octobre, le confinement est de retour sur tout le territoire français en version 2.0 : seulement pour les salles de concerts, les bars, les restaurants, les fleuristes, les libraires, les clubs, les théâtres, les cinémas… La fête et la culture. La faute aux Français qui n’écouteraient pas les préconisations des autorités sanitaires ? Ou des pouvoirs publics qui laissent les entreprises pousser leurs employés au « présentiel » et prendre le métro ? Pour Charlotte, il y a peut-être autre chose à pointer du doigt que sa pendaison de crémaillère. « Si les hôpitaux avaient suffisamment de moyens, et s’ils avaient tout fait cet été pour prévenir la seconde vague, on n’en serait pas là. Alors non, le nouveau confinement ne m’empêchera pas de voir mes potes. Par contre, il m’empêche de trouver du travail, de manger au restaurant, d’aller danser et de me balader sur la plage. Ce qu’il y a de plus important finalement. »
Mais Macron l’avait pourtant martelé : la principale cause de l’arrivée de cette deuxième vague ce sont les « soirées festives privées », et « les anniversaires » ! Cette petite musique – « c’est la faute aux Français qui s’amusent » – on l’entend monter depuis la fin de l’été. Pas celle des transports en commun bondés, pas celle des open spaces non ventilés, encore moins celle des lycées aux élèves agglutinés. Alors si dans cette histoire l’exécutif oublie sa propre responsabilité, qui pourra s’étonner qu’un groupe de vingtenaires l’imite ?
* Les prénoms ont été modifiés