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Théâtre et couvre-feu, une mauvaise pièce
Un nouvel acteur a fait son apparition dans le monde du théâtre : le couvre-feu. Il n’est pas franchement apprécié par le public et plutôt décrié par la critique. Alors que j’avais pris l’habitude d’aller au théâtre, au cinéma ou à un spectacle avec mon masque sans approcher les autres personnes, je dois prendre mon mal en patience. Pour les professionnels de l’industrie, c’est tout un monde qui se met en pause.
«C ’est le deux poids, deux mesures que je trouve insupportable. Je ne comprends pas pourquoi on ne pourrait pas organiser les choses pour que les gens soient présents après 21 heures. Ils veulent que la société soit devant Netflix avec un verre d’alcool, c’est ça ?», me tonne Olivier Martinaud, metteur en scène et acteur. Une courte vision de cette scène me suffit pour me dire que, non, la culture ne doit pas se résumer à rester planté derrière son écran chez soi (même si, on ne va pas se mentir, cela en fait partie, bien sûr).
«Moi, il s’agit d’une lecture d’une heure, alors je ne suis pas trop impacté, mais pour les formes plus longues, c’est compliqué. C’était assez évident pour la Maison de la poésie de ne pas fermer, c’est sûr que 19h, pour aller au théâtre, c’est un peu tôt, mais les gens s’organisent,» m’explique Olivier. Oui, effectivement, il faut s’arranger pour organiser sa vie sociale et culturelle dans ces créneaux. Pas sûre que chacun puisse se libérer avant l’horaire «classique» d’une représentation. «Ces gens qui ont l’habitude de venir continueront, mais c’est difficile de séduire de nouveaux publics. J’attends de voir ce que ça va donner au niveau de la fréquentation,» me confie Claire Girod, chargée de diffusion et de production. Evidemment, nous sommes facilement sous cloche, débordés par notre travail, mais la culture est là pour offrir une vie plus riche, un moment d’évasion, de réflexion. Et, depuis la réouverture des théâtres et autres lieux culturels, les Français ont l’air d’avoir envie de profiter de cette vie culturelle. «Malgré ces masques, l’envie reste là. Peut-être même plus forte. On se sent encore vibrer lors d’une représentation !», m’affirme Claire.
La tirade farfelue du gouvernement
Mais c’est vrai, inutile de le nier, le couvre-feu occasionne des impacts financiers inévitables et souvent ingérables. «Je suis relativement inquiet pour le cinéma et le théâtre: moins de séances, c’est moins de spectateurs. Et c’est périlleux: si le cinéma et le théâtre vivant ne peuvent pas jouer tous les soirs, d’un point de vue économique, ça change tout. La culture en France, c’est 7 fois plus d’argent que le secteur de l’automobile,» me rappelle Olivier.
D’autant plus que ce n’est pas de tout repos. A devoir tout repenser et se réadapter à chaque changement, la mobilisation est intense. Selon Claire, «les artistes ne peuvent plus travailler, mais dans les bureaux ça demande deux fois plus de travail.» L’aspect positif de cette instabilité est qu’elle oblige tous les acteurs de l’industrie à travailler main dans la main pour trouver des solutions. «Ça nous permet de créer de nouveaux liens avec les lieux de diffusion et repenser les choses de manière plus “horizontale”, explique la chargée de prod, jusqu’ici, les lieux choisissaient les dates dont nous disposions, maintenant on doit tous s’adapter. Il faut continuer comme ça, on avance ensemble.»
Cette solidarité ne m’étonne guère dans ce monde où il est habituel de travailler en équipe, mais elle m’épate. La crise sanitaire, et le couvre-feu s’ajoutant, ont réussi à démontrer encore une fois que le domaine de la culture sait rebondir. Il se transforme et s’adapte. Une certaine forme de souplesse est en train de naître, à l’image de nos voisins européens chez qui la programmation théâtrale n’est pas pensée des années à l’avance. «On vit beaucoup plus au jour le jour. En terme de diffusion, je me projette dans le mois, alors qu’avant c’était deux à trois mois. Tout le monde est dans l’urgence, mais là ça offre une meilleure accessibilité aux lieux par exemple,» m’explique Claire Girod. Une adaptabilité certes, mais qui se juxtapose à une colère de n’être pas pris au sérieux par le gouvernement.
Une incompréhension qui fait rage
«Cette décision du gouvernement nous met des bâtons dans les roues mais ça ne changera rien à la contamination. Il y a des mesures sanitaires partout dans les lieux culturels, alors que dans les transports tout le monde est entassé, parfois sans masque à 50 cm les uns des autres… On marche sur la tête !», fulmine Olivier Martinaud.
C’est vrai que depuis le déconfinement, les établissements culturels sont un peu la cinquième roue du carrosse. Ils ouvrent les derniers et ce sont eux qui souffrent de ces nouvelles mesures qui semblent illogiques. «La distanciation physique est respectée pendant le spectacle et après quoi ? Tout le monde sort, va fumer une cigarette devant. On dirait que la responsabilité s’arrête aux portes du bâtiment,» m’interpelle Claire. À juste titre.
Devant les interventions du gouvernement, j’essaie de suivre. Mais chaque matin, des nouveautés font leurs apparitions. Un jour je me dis qu’il faut que je dise adieu aux représentations tardives, et le lendemain je sais que je peux utiliser mon billet comme dérogation pour rentrer chez moi après 21h. Imaginez tous les théâtres et autres lieux de spectacle qui se sont déchaînés dès l’annonce du Président, à essayer d’avancer leurs représentations d’une heure ou deux. Certains ont dû annuler, d’autres ont eu la chance de pouvoir avancer. Ça ne s’arrête pas là, depuis le 16 octobre, le décret pour les règles sanitaires a établi à 50% d’occupation d’un lieu pour une représentation. Même si la plupart des établissements culturels réagissent vite et proposent plus de séances afin de respecter la distanciation physique nécessaire, ce n’est pas toujours possible pour les compagnies ni pour les lieux. Mais le problème est plus profond selon Claire Girod. «On est toujours mis à part dans toutes les études. On essaie de légitimer la culture mais, mine de rien, on passe toujours pour des rigolos. Derrière tout ça, c’est tout ce qui peut faire plaisir aux gens qui est réprimé.» Rabat-joie, la Covid.
«On est embourbés dans une crise sanitaire, mais la covid-19, c’est seulement la pointe de l’iceberg»
Quand j’ai discuté avec ces différents acteurs de la vie culturelle, j’ai trouvé leur sagesse remarquable. Ont-ils le choix? Pas vraiment. «Je suis forcément inquiet, mais tout en gardant les yeux ouverts sur des problèmes plus graves de la planète. On est embourbés dans une crise sanitaire, mais la COVID-19 , c’est seulement la pointe de l’iceberg. Le reste du chantier est beaucoup plus important», ajoute Olivier, pensif, selon qui ces restrictions paraissent inutiles face à la multitude de dossiers plus urgents à gérer, et qui devraient être au cœur des préoccupations. «Le monde des libertés est mis à mal. Les gens ont envie de continuer à aller au théâtre, alors ils respectent les règles au maximum,» affirme Claire.
En attendant, pas question de perdre espoir. «2020? C’est un peu comme un spectacle qui se joue dans le noir: on n’a pas la lumière, on la cherche, et une fois qu’on a accepté qu’on allait la chercher encore longtemps, on se laisse aller, ça permet d’avancer.» Morale de l’histoire: il faut continuer à se cultiver, coûte que coûte, et masqués.