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« Les jeunes ne savent pas s’informer » : vraiment ?
« Mais Madame, c’est pour les vieux Facebook ! » Première leçon quand on se lance dans l’éducation aux médias (EMI) : ne pas avoir peur d’attraper quelques cheveux blancs. Depuis six mois, j’accompagne une professeure d’un lycée de Seine-Saint-Denis dans la réalisation d’un média scolaire en ligne. Ouvert aux filières générales, technologiques et professionnelles, ce projet collectif et participatif réunit une quinzaine d’élèves volontaires, de la seconde à la terminale. Une fois par semaine, je les retrouve pour peaufiner leurs articles. Une parenthèse vivifiante dans mon emploi du temps de journaliste indépendante, et une occasion de mieux comprendre le rapport à l’information de la fameuse génération TikTok.
Celle que le gouvernement tente de toucher à coup de live sur Twitch ou défis lancés sur YouTube. Et celle qui, baignée dans la culture du mème et noyée dans les flots de messageries instantanées, « ne saurait plus s’informer ».
Et pourtant, selon une étude de Médiamétrie, réalisée en 2018 et commandée par le ministère de la Culture et de la Communication, l’actualité serait loin d’être boudée par les 15-34 ans. S’ils délaissent les canaux traditionnels, radio et presse en tête, ils sont aujourd’hui bien connectés aux news grâce aux réseaux sociaux. 71% des jeunes interrogés déclarent s’informer quotidiennement par ce biais, ce dernier étant pour eux le premier mode d’accès à l’info.
Au cours de mes séances, j’ai pu remarquer que mes élèves choisissaient essentiellement des contenus vidéo qui se retrouvent dans les feed Instagram, Twitter ou Snapchat de leur smartphone. A travers ces différents médias, ils s’intéressent à des sujets liés à leurs centres d’intérêt : la musique, les séries ou les mangas. De temps en temps, il leur arrive de se passionner pour de l’actu plus générale : du débat sur la tenue des lycéennes aux élections présidentielles américaines, en passant par la possible suppression de TikTok aux Etats-Unis.
A l’assaut des fake news
Les jeunes s’informent donc, mais le font-ils correctement ? C’est ce qui préoccupe les acteurs institutionnels à l’heure des fake news. Apparue en France dans les années 80, l’éducation aux médias a pris de l’ampleur depuis les attentats contre Charlie Hebdo en 2015. L’assassinat de Samuel Paty, enseignant tué le 16 octobre dernier à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) pour avoir donné un cours sur la liberté d’expression, a réaffirmé la nécessité de ce dispositif dans les écoles. Selon l’enquête de Médiamétrie réalisée en 2018, seulement 34% des jeunes de 15-34 ans ont pu en bénéficier.
Et pour cause : si cet enseignement jalonne aujourd’hui les programmes, il n’est pas considéré comme une matière à part entière. A charge aux enseignant.es, avec comme référent.s les professeur.es documentalistes, de s’en saisir. Selon leur bonne volonté, certain.es vont animer des modules pendant leurs heures de cours, en s’appuyant notamment sur les ressources pédagogiques mises à disposition par le Clemi, le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information sous tutelle du ministère de l’Éducation nationale.
D’autres vont choisir de monter des « Classes médias », ou faire appel à des intervenants extérieurs pour des sessions. Un marché partagé par des acteurs éducatifs comme des associations de journalistes, indépendants ou intégrés dans une rédaction. Ces professionnels de l’information sont sollicités pour intervenir de façon ponctuelle, par exemple pendant la Semaine de la presse et des médias, qui se tient cette année du 22 au 27 mars. Ils peuvent aussi s’investir sur un temps long à travers des résidences. Dans le cadre de son budget pour 2021, le ministère de la Culture a alloué trois millions d’euros pour son plan pour l’EMI, notamment pour financer ce type d’initiatives dans plusieurs régions.
« Les ados ont des stratégies de vérification »
Selon les conclusions de l’enquête de Médiamétrie, ces actions multiples et hétérogènes auraient des effets bénéfiques sur les comportements informationnels des jeunes, qu’il ne faut toutefois pas sous-estimer.
« Contrairement à ce qu’on peut penser, les ados ont des stratégies de vérification parfois très pertinentes et évoluées, mais ils ne les appliquent pas toujours », nuance Vincent Coquaz, journaliste au service Checknews de Libération, qui suit depuis quatre ans des collégien.nes à Creil, dans l’Oise. « Je me souviens d’un élève en 5ème qui croisait différents médias espagnols, que ce soit des sources pro FC Barcelone ou Real Madrid, avant de se prononcer sur le transfert d’un joueur en France. Sa technique était très bonne. Mais il ne se rendait pas compte qu’il pouvait l’utiliser dans d’autres domaines que le football », poursuit-il.
Selon lui, plutôt que de dire quoi lire, voir ou écouter, il faudrait davantage penser l’éducation aux médias comme un outil pour former à l’esprit critique, y compris sur les médias installés.
Depuis 2015, Sylvie Fagnart lève le voile sur la fabrique de l’info auprès de scolaires. L’objectif : donner des outils pour prendre du recul sur les discours médiatiques. « Comme beaucoup, je me suis lancée après les attentats contre Charlie Hebdo. J’avais été en partie ulcérée par la couverture médiatique qui avait été faite de cet événement dans le 93. Je voyais qu’il y avait un fossé de compréhension aussi bien du côté des médias que des citoyen.nes », explique cette journaliste pigiste qui forme aussi des professeur.res et des bibliothécaires en Seine-Saint-Denis.
L’affaire de tous.tes
Composé de Lucas Roxo, Sheerazad Chekaik-Chaila, Flora Beillouin et Julien Pitinome, quatre journalistes indépendants, le collectif roubaisien La Friche revendique une éducation populaire aux médias. Une approche exposée dans le Petit manuel critique d’éducation aux médias, sorti le 12 mars dernier et élaboré avec des chercheur.euses d’EDUmédia.
« Aujourd’hui quand on parle d’EMI, c’est pour lutter contre la radicalisation ou ré-éduquer la jeunesse dans les quartiers. Il faut sortir de cette vision stigmatisante et descendante », martèle Julien Pitinome, photographe, rédacteur en chef de Fumigene Mag et coordinateur du Labo 148. Leur crédo : la pédagogie par le faire ensemble.
C’est aussi la méthode adoptée par la Zep, la Zone d’expression prioritaire, créée en 2015. Aidés par des journalistes professionnels, des jeunes de 14 à 28 ans se racontent dans des textes publiés sur la toile, et les sites des médias partenaires, comme Libération, Ouest France, Le Monde, le HuffPost ou encore… URBANIA France (par ici). Une manière de faire émerger de nouveaux récits et de nouvelles voix. Et si, c’était ça aussi la mission de l’éducation aux médias ?
De plus en plus d’acteurs de terrain ne se cantonnent plus qu’aux écoles, et se rendent dans des missions locales, des médiathèques, des marchés voire des maisons de retraite. Car oui, il n’y a pas d’âges pour apprendre à surfer sur le web. Clin d’oeil amical aux boomers qui arrosent mon fil Facebook de chaînes de mails anti 5G.