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La ruralité queer s’affiche sur les réseaux

Plus gaie la vie dans les champs.

Par
Anaïs Delmas
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Alexandre se concentre. Son challenge TikTok est un blind-test annoncé par une voix robotique : « Si tu en connais au moins cinq, tu as des vraies soirées de campagnard ». Face camera, assis sur sa chaise de jardin, le jeune homme reconnaît les paroles et chante en playback avec entrain « Jt’emmène au vent », « J’irai où tu iras » ou encore « Il est des nôtres ». Bingo, il a tout checké : il a des vraies soirées de campagnard. « La campagne : la base #campagnard #gay #lgbt », défend-t-il en légende de sa vidéo. Tout le feed du Tiktokeur aux 3000 abonné·es est un doux mélange entre maquillages on fleek, champs en arrière-plan, et hashtag #lgbt. Alexandre a 20 ans, a grandi à Saint Etienne et s’est installé, il y a plusieurs mois, avec son copain dans un petit village ardéchois de 1200 habitant·es. Ce fan de Bilal Hassani n’a pas trop de problèmes pour s’assumer. « Je peux sortir maquillé, si on me regarde de travers, c’est pas grave, ça va me faire rire ».

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Quelques scrolls plus loin, on peut tomber sur Nolwenn et son rainbow flag trônant fièrement à côté de son pseudo. Dans sa vidéo « Mon petit village perdu au fin fond de la campagne #lgbt », elle filme avec une musique mélancolique, un étroit chemin goudronné à côté d’une grange et d’un vaste terrain verdoyant. À 17 ans, la Corrézienne vit entre son lieu-dit et Brive-la-Gaillarde où elle est en apprentissage coiffure. Seule adolescente de son village et seule lesbienne, elle a fait son coming-out à sa mère, mais pas à son père. L’adolescente a bien trop peur d’être blessée par sa réaction. Mais sur TikTok, elle se sent pleinement comprise. « Ça me permet de rencontrer d’autres gens qui font partie de cette communauté (…) de savoir leur histoire, comment ils l’ont vécue, comment ils ont fait leur coming-out. »

@nolwenn_brse

Mon petit village perdu au fin fond de la campagne 🥰🥰#lgbt

♬ original sound – aesthetics

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On peut se perdre des heures et des heures sur TikTok. C’est addictif, hein ? Entre les musiques, les challenges, et surtout les chorégraphies impeccables qui demandent parfois des jours d’entraînement. Mais c’est aussi un endroit fantastique pour affirmer son identité. Grâce à une convergence de hashtags : #campagne #lgbt #gay #lesbienne, ou même #countryside chez nos voisins britanniques, les ruraux et rurales queers se montrent et documentent leur vie. Car oui sur TikTok, malgré quelques vidéos malaisantes de boomers égaré·es – coucou Marlène Schiappa -, la communauté reste jeune, créative et incroyablement soudée. Selon le Washington Post, TikTok est même devenu « l’âme de la communauté LGBT sur Internet ».

S’échapper de sa campagne le temps d’un scroll

« J’habite pas très loin d’une moyenne ville, et même dans cette moyenne ville, je ne sais pas s’il y a des bars LGBT, s’il y a des groupes de communication LGBT parce que… on n’en parle pas. Donc pour moi TikTok est certes un réseau social de vidéos, mais aussi de dialogues. », abonde Nolwenn. Sous ses vidéos elle reçoit souvent des compliments malgré ses complexes : « T’es magnifique comme tu es », « T’es canon », et peut sympathiser avec ses 1500 abonné·es.

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L’algorithme aide indirectement les concerné·es à se créer des espaces safe, et Ali, Tiktokeur aux 4000 abonnés, l’a très bien compris. « Je mets systématiquement le hashtag #lgbt. Pourquoi ? Pour ne pas tomber dans le straightside de Tiktok (…) Si t’as le malheur de tomber sur le straightside, ils te démontent : en commentaires et en DM. » Avec le hashtag il est suggéré à d’autres, qui iels-mêmes se protègent en l’utilisant, et ainsi de suite.

Dans son petit bourg de 6700 habitant·es dans la Vienne, « du moment où on sort de la ville, c’est des champs, des champs, des champs et des champs », répète-t-il. Le danseur de 20 ans, très à l’aise face à la caméra, adore tourner des vidéos pour mettre en scène sa campagne, comme avec cet incroyable déhanché sur des bottes de foin.

https://www.tiktok.com/@aliwell1/video/6853049134929267974?source=h5_m

Ali s’affirme et sa famille l’accepte et le soutient, un schéma bien loin du “smalltown boy” victime d’homophobie et de violences chanté par les Bronski Beat dans les années 80.

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Queers ruraux sur les réseaux : éducation populaire et intuitive

Sur Instagram aussi, les queers ruraux·ales se créent des espaces safe pour échanger et former un bloc visible. On y trouve @rainbowariege aka « Queer des montagnes » ou encore @queerdescampagnes, mais le plus populaire c’est « Gouine des champs » et ses 4300 abonné·es. La créatrice du compte, Max, est originaire d’un petit village du Nord de la France. En emménageant à Bordeaux à ses 20 ans, elle a pu exulter, s’outer et se construire dans les espaces militants. Mais l’appel de la vie douce des champs, en l’occurrence de la Corrèze, était toujours présent. Elle décide de s’y installer il y a un an et demi. Loin des lieux LGBTQ+ des villes, la néo-ex rurale tente un nouvel espace de dialogue. « Au départ, c’était juste un peu pour moi et ma frustration. Je me disais : « mais c’est pas possible, je ne suis pas toute seule à être queer, à être lesbienne en campagne. » (…) Et finalement je me suis rendue compte qu’il y avait un besoin d’en parler. » Par un joli retournement de stigmate, le nom « Gouine des champs » s’est vite imposé. « Non seulement la communauté LGBTQ+ est invisibilisée en ruralité, mais encore plus quand on n’est pas un mec cis gay. »

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Sur « Gouine des champs », il s’agit donc de se visibiliser mais aussi de se questionner, d’éduquer et de définir. Max recueille de nombreux témoignages, crée des posts sourcés et pédagogiques pour en discuter avec ses abonné·es. Sa communauté est composée d’ancien·nes ruraux, de citadin·es queers attiré·es par la campagne ou encore d’adolescent·es en pleine construction de leur identité et « qui ont hâte de pouvoir partir en ville ou qui s’interrogent par rapport à tout ça », raconte la militante.

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Ces jeunes sont comme Nolwenn, Alexandre ou Ali qui ont découvert l’étendue des définitions et symboles du monde queer grâce aux nouveaux médias. « Je vois beaucoup de nouvelles sexualités, beaucoup de nouvelles formes d’expression de l’homosexualité. Grâce à TikTok, je me suis posé des questions et je me suis renseigné sur ce qu’est l’asexualité pour mon cas », raconte Ali fasciné par ce champ des possibles.

Partir ou rester : la voie 2.0 des champs militants

Pourtant il existe des associations et évènements LGBTQ+ en milieu rural avec des permanences dans les moyennes grandes villes comme LGBT Albi-Tarn, Queer Quercy 46, LGBTI du Berry… sans oublier La Bodegay de Carmaux, une fête LGBTQ+ organisée tous les ans dans cette petite ville du Tarn. C’est d’ailleurs dans un cabaret gayfriendly en plein milieu des champs qu’Ali travaille.

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Mais pour prendre de la place, il devient nécessaire de converger. En unissant sur les réseaux des queers ruraux de différentes régions, Max fait remonter des problématiques communes. « La question de la ruralité en tant que telle n’est pas intersectionnelle mais on aborde plein de thèmes sur le classisme. Parce que le niveau de vie est différent et que ce ne sont pas les mêmes réalités. Il y a aussi une vision négative et des préjugés envers ceux qui viennent de la campagne de la part des citadins. » Le validisme est aussi combattu, « parce qu’il y a des questions d’accès aux différents soins et de transport : si on n’a pas de voiture c’est compliqué », ajoute la créatrice de Gouine des Champs.

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De tout·es nos interlocuteurs·rices, personne ne veut quitter la campagne. Profondément attachée à la Corrèze comme Max, Nolwenn s’y retrouve. « D’un côté, j’ai envie de partir parce que dans le lieu-dit où je vis, je suis vraiment éloignée du reste du monde. (…) Mais je sais que quand ça ne va pas, je peux revenir dans mon lieu-dit, et être entourée de la nature et des animaux ça m’apaise. »

Alexandre vit mieux la vie queer en campagne qu’à Saint-Etienne. « On dit que dans les grandes villes c’est assez ouvert d’esprit mais moi je ne trouve pas. Il y a plus d’effets de meute par exemple. Puis je me suis vraiment attaché à l’Ardèche, c’est magnifique. »

Ali le danseur y pense parfois. « Il y a vraiment l’ambiance petite ville, c’est-à-dire des PMU avec les petits vieux du coin, les chasseurs et les joueurs de foot du dimanche, c’est pas vraiment ma came de fréquentation. » Mais la communauté présente sur les réseaux l’encourage à voir plus loin. « Il y a plein d’autres enfants comme moi qui ont grandi à la campagne où c’étaient les tracteurs, les bottes de foin, la cotte bleue et l’hétérosexualité. Si je peux apporter cette toute petite dose de gay à la campagne et montrer aux gens que les gays et la communauté LGBT n’est pas que dans le Marais à Paris… » Cette fois, le smalltown boy restera bien dans les champs.

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