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J’ai voulu rencontrer mon animal totem à l’aide d’une chamane
Début d’année. L’heure de dresser un bilan dont le résultat est loin de me faire sauter au plafond. Incertitudes professionnelles, galanteries erratiques, 47e tentative avortée pour arrêter de cloper… Une récente crise existentielle m’a même poussé dans les griffes concupiscentes d’un double numérique Blackmirror’s style. La honte.
« Ça démarre fort 2022 chez toi », ironise Charlotte. Et à cette âme charitable quoique sarcastique de poursuivre, sur un ton martial : « Stop les plaintes et largue le divan de ta psy pour te lancer vers des thérapies alternatives ». Du genre ? « Du genre une séance de chamanisme, histoire de découvrir ton animal totem ». Soit un esprit capable de transmettre des sagesses millénaires, selon les traditions autochtones américaines. Bigre. La suggestion attise ma curiosité format XXL.
C’est que je fais partie d’une frange bobo de la population à l’intérêt vorace pour l’ésotérisme. Oui, j’ai acheté un jeu de tarot marseillais. Bien sûr, je consulte régulièrement des applis d’astrologie sibyllines. J’avoue, j’ai déjà rencontré une médium. Puis été initié au reiki, à la sophrologie et à l’autohypnose. Alors forcément, quand Charlotte brosse la perspective d’un rendez-vous métaphysique aux bras d’un guide spirituel bienfaisant, je dis « banco ». Avec, comme j’allais bientôt l’apprendre, une foule d’idées préconçues à déconstruire. Et un nouveau rapport au corps à explorer, par-delà l’érotisme. Ainsi que la gêne. Surtout la gêne.
De l’ayahuasca, des cauchemars et une vocation révélée
Première étape : trouver un praticien. Et gaffe aux pièges. Googler « chamanisme Paris » vous précipitera presque à coup sûr dans la gueule de charlatans de tout poil. Privilégiant la bonne vieille tactique du bouche-à-oreille, une connaissance me confie le contact de Joëlle Besse qui, sur son site, se présente comme une chamane, thérapeute et addictologue. Avant de l’appeler, je passe en revue ce que m’évoque le mot « chamanisme ». L’Amazonie, évidemment. Sa chaleur moite, ses couleurs vives. Je songe à des chants énigmatiques, rythmés par une grappe d’instruments inconnus. J’imagine la transe kaléidoscopique où se mêlent dans une folle valse et l’éclat d’aurores boréales, et les parfums des mers et le chant de mon animal totem – quelque chose qui claque, genre un faucon, par pitié. Sauf que.
« Le chamanisme n’est pas un show », recarde tout de go Joëlle qui se « méfie » des thérapeutes attirant le chaland en promettant lors d’une séance d’initiation prétendument folklorique de révéler, tambour battant, un esprit gardien. Style Frère des Ours, quoi. En lieu et place de ce date fantasmagorique, la thérapeute propose des séances en deux étapes. D’abord le dialogue, puis un « soin » corporel. Sans regard en arrière, et avec l’impression d’avoir esquivé de peu l’attrape nigaud, je relègue au placard mes rêves de sensationnalisme pour fixer un rendez-vous que j’espère au plus proche de la réalité du chamanisme contemporain.
C’est au Centre de Psychologie Biodynamique, à quelques encablures du cimetière du Père Lachaise, que je rencontre Joëlle, sémillante septuagénaire à la mine enjouée que, a priori, rien ne destinait au chamanisme. Élevée dans le catholicisme et plutôt disposée, à l’origine, à poursuivre une carrière dans la médecine médicamenteuse, Joëlle fait sa première virée en Amazonie en 2000. À l’époque elle va mal, très mal. Un ami lui propose alors un « voyage spirituel » au cœur de la forêt. Sans avoir la moindre idée de ce dans quoi elle s’embarque, celle qui n’est pas encore « guérisseuse d’âme » accepte.
« Si j’avais su quel guêpier m’attendait, jamais je n’aurais sauté le pas », me confie-t-elle, sourire aux lèvres. Et on la comprend. À peine arrivée, un chaman la confine dans une tente, sans contact extérieur, pendant une semaine. Bon gré mal gré, elle lutte contre sa peur bleue des insectes, l’inconfort spartiate et une expérience de mort imminente, causée par des herbes censées la « purger » avant d’ingurgiter… de l’ayahuasca – une plante hallucinogène associée aux rituels chamaniques dont la consommation fait partie du patrimoine culturel péruvien. Au cas où vous vous poseriez la question, oui, son usage est interdit en France. La raison ? Elle est considérée comme un psychotrope, à l’instar du LSD. Pourtant, avertit Joëlle, la différence est de taille.
« Au bout de plusieurs prises d’herbes, deux ours me sont apparus et se sont livré une lutte acharnée, avant de devenir mes guides »
« De plus en plus de personnes désirent consommer l’ayahuasca comme s’il s’agissait d’une défonce récréative, ou fun. Alors que pas du tout ». Les yeux rendus humides par l’émotion, Joëlle se rappelle d’expériences l’ayant faite hurler d’angoisse des nuits durant, livrée en proie à des hallucinations apocalyptiques. Pas franchement l’idée qu’on se fait du nice trip psyché’ à raconter aux copains. Mais le prix à payer, selon elle, pour « rentrer au-dedans de soi », tisser une relation avec l’ayahuasca, « plante d’amour », et faire la connaissance, pourquoi pas, de son animal totem. « Au bout de plusieurs prises d’herbes, deux ours me sont apparus et se sont livré une lutte acharnée, avant de devenir mes guides ». Lesquels la conseillent, et facilitent son contact avec « Dieu ». Pas « le vieillard à barbe blanche » de son catéchisme d’enfance. Plutôt une « nature en majuscules » au-dehors et au-dedans de chacun d’entre nous, orchestre du règne animal comme végétal.
Bouleversée par un séjour qu’elle qualifie de « salvateur » malgré sa violence épisodique, Joëlle a ensuite baroudé du côté du Tibet, de l’Afrique et de l’Inde pour se familiariser avec d’autres traditions chamaniques. Ingestion de plantes, exorcismes, combats rituels de sabre… À mesure qu’elle s’initie aux arcanes de cette spiritualité, Joëlle se sent investie d’une « mission de transmission ». Aussi, lorsqu’elle n’organise pas des voyages de découverte à l’étranger, elle accueille désormais des personnes dans son cabinet parisien pour venir en aide à ceux qui le nécessitent – comme elle autrefois.
Vous avez dit tantrique ?
Frappé par ce récit, j’en oublie presque de mentionner la raison de ma venue. Faut dire que c’est pas tous les jours qu’on a l’opportunité de tailler le bout de gras avec un chaman. « Mais c’est tout de même pour vous qu’on est là », s’amuse Joëlle. À moi, donc, d’évoquer dans les grandes lignes le contour d’une mélancolie née à l’aube de mon adolescence et dont j’ai du mal à me dépêtrer, surtout lors des saisons de grisaille. Pour réparer ce qu’elle désigne sans détour comme un « manque d’énergie vitale », Joëlle m’invite à renouer une harmonie avec le corps (« ce grand oublié de notre époque ») en cultivant une hygiène de vie dont je suis loin d’être détenteur. Au moment où je mentionne mon penchant à la consommation excessive de tabac, d’alcool et d’autres substances, Joëlle me presse de m’inscrire aux narcotiques anonymes. Un peu extrême, comme suggestion. Mais après tout, en matière d’addiction, il n’est jamais trop tôt pour consulter et souvent trop tard pour agir.
Ce conseil prodigué, Joëlle m’annonce que nous allons passer à la seconde étape de la séance. Laquelle apportera un baume là où la parole n’a pas été suffisante, en transmettant par le toucher l’énergie des plantes que Joëlle a ingérées et auxquelles elle est toujours liée. « Comme si nos ADN avaient fusionné », glisse-t-elle. Deux types de massage sont au menu. L’un traditionnel, l’autre… Tantrique. Ah ? « Plus efficace », cette pratique ancestrale de la région himalayo-indienne implique de masser le corps entier. Tout entier. En incluant le périnée et les parties génitales, donc. Un peu dérouté, je me demande pendant une fraction de seconde si je ne suis pas tombé sur l’un de ces fameux massages « à bonus ». Mais non. « Le principe est de réveiller l’énergie sexuelle, pas de la décharger ; si le contact déclenche une érection, c’est une réaction naturelle qui ne me pose pas problème, par contre l’éjaculation est interdite ». Fort bien.
« Alors, qu’est-ce-que ce sera ? », demande Joëlle. Joues cramoisies, hésitation penaude. Mû par la conviction que « quand faut y aller, faut y aller » j’opte pour l’approche tantrique. Comme l’impression de me jeter dans le grand bain. Ni une ni deux j’enlève t-shirt, pantalon et caleçon pour me retrouver en tenue d’Adam. Bercé par une musique d’ambiance, je ferme les yeux, allongé en position fœtale. Rarement dans ma vie je me suis retrouvé si vulnérable si soudainement. Difficile de faire place nette dans mon esprit, tant la scène me paraît incongrue. J’imagine ce qu’en diraient mes potes, ma famille (mamie, si tu me lis…). Et prie à basse pensée pour que personne n’ouvre la porte du cabinet par inadvertance. Être devant une inconnue me suffit. Si on pouvait éviter d’élargir le public, ça serait pas plus mal.
J’appréhende le moment « fatidique » du toucher à l’entrejambe. Non pas que l’idée en tant que telle m’angoisse, mais je crains un réflexe physiologique brutal. Genre roulé boulé, volte-face, bond. Ou pire, coup de coude. Allez savoir. Mais les minutes passant, ces pensées parasites laissent place à une intense sensation de plénitude qui confine au sentiment océanique. Comme si mon corps n’avait plus de frontière et flottait, en suspension, au cou d’une étoile. Magic touch des plantes, ou simple effet de la relaxation ? Impossible de trancher. Peu importe d’ailleurs puisque l’important, c’est que ça marche. Attentive, Joëlle prend régulièrement la température en me demandait si « tout va bien ». Et il se trouve que, oui, tout va carrément bien. À tel point qu’au moment où elle entre en contact avec mes parties intimes (une pression glissée d’une poignée de secondes, rien de plus), la chose ne me paraît pas plus étrange que si elle détendait les muscles de mon torse. De quoi me rappeler qu’avant d’être une zone sensuelle, l’entrecuisse est une partie du corps comme les autres. Nécessairement érotiser la triangulation testicules, périnée, pénis ? So western.
Je perds la notion du temps, plongé que je suis dans semi-sommeil peuplé d’images hautes en couleurs. Quelques prairies, l’éclosion de fleurs. « Peut-être des espèces amazoniennes, il arrive que mes patients aient des visions de cette région durant le soin », souligne Joëlle tandis qu’elle m’invite à me rhabiller. Mission délicate, tant je me sens stone. Vagues de chaleur, fourmillement de la tête aux pieds… Si c’est ça, se « reconnecter au divin », j’en suis. Alors que nous débriefons avec entrain l’expérience, je prends la mesure du fossé entre mes attentes (stéréotypées) et la réalité de la séance. Et ne peux m’empêcher de poser frontalement la question : « mais ça veut dire quoi, au fond, s’adonner au chamanisme ? ».
« Assumer sans intermédiaire la responsabilité de sa propre santé en replaçant, à travers une discipline de tous les jours, le corps et la nature au centre de l’attention », pose Joëlle, soudain grave. Venu aux abords du chamanisme avec l’espoir fainéant de gratter l’amitié d’une entité supérieure qui me guiderait à travers monts et brouillard, je repars donc de ma séance d’initiation avec ce message simple : si tu veux avancer, commence par prendre soin de toi-même sans attendre qu’un autre le fasse à ta place. Niveau perle de sagesse il y a pire, non ? Quelque part, sur terre ou dans les airs, mon animal totem approuve.