« Les Anglais ont débarqué », « Avoir ses ragnagnas », « Avoir les cerisiers en fleurs », ou même, le meilleur pour la fin, « Dracula a la diarrhée » … C’est quand même fou, ce qu’on peut être imaginatifs pour éviter d’avoir à dire tout haut celles-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom : LES RÈGLES. Avec Chattologie, paru aux éditions Hachette, Klaire fait grr et Louise Mey, n’ont pas peur de nommer les choses. Dans ce livre illustré qui fait suite à la pièce de théâtre du même nom, les deux autrices féministes parlent haut et fort de menstruations, sans se départir d’une bonne dose d’humour. On a discuté avec Klaire fait grr, également chroniqueuse et illustratrice, de la nécessité de mettre enfin les règles sur le devant de la scène. Pour, entre autres, ne plus avoir à se faire discrèt·e·s quand on taxe un tampon.
POURQUOI LES RÈGLES, C’EST UN SUJET GRAVE SELON TOI ?
C’est un sujet qui cristallise plein de micro-oppressions, tabous et injonctions faites à nos corps mais qui a été, au mieux tourné en dérision, au pire, caché dans la catégorie des trucs honteux. Les douleurs liées aux règles sont peu nommées, peu étudiées, peu prises au sérieux, et le sujet de la précarité menstruelle commence à peine à émerger. Les personnes menstruées consacrent une énergie dingue à cacher leurs règles, à taire leurs douleurs et leurs doutes. Ça peut être dangereux, et mener à des syndromes du choc toxique non détectés ou générer des complications avec une endométriose repérée tardivement.
Avoir comme modèle ce corps aseptisé, sans règles, sans pertes vaginales, sans poils, sans odeurs, c’est devoir sans cesse consacrer du temps, de l’énergie et de l’argent à contorsionner la réalité pour satisfaire un modèle patriarcal de poupée plastique. Nous avons bien trop à faire de notre énergie – des murs à faire tomber, de belles choses à créer, des révolutions à mener – pour la perdre à cacher notre sang.
PARLER DES RÈGLES, C’EST ENCORE COMPLIQUÉ EN 2021 ?
Chattologie était un spectacle avant d’être un livre, et le faire programmer n’a pas toujours été une mince affaire. On nous a souvent opposé un spectacle « trop politique » pour être programmé et c’est vrai, c’est politique. Ce n’est pas neutre de programmer tel ou tel show, et programmer un one-man-show qui balance 40 blagues éculées sur les blondes, les homos et les handicapés, ce n’est pas neutre non plus. C’est un choix, un choix politique, et un choix politique de merde, en l’occurrence. Après, on a souvent eu des propositions pour jouer… le 8 mars. C’est bien, mais les droits des femmes, c’est comme les règles : c’est pas un jour par an, et après rideau.
QU’EST-CE QUI DÉRANGE, SELON TOI ?
On n’a certainement pas fait le choix le plus simple en décidant d’appeler le spectacle, puis le livre Chattologie, mais on n’avait aucune envie d’être discrètes. On ne veut plus avoir le droit à la parole et à l’espace public seulement par miettes et en catimini. Tiens, vous saviez que « catimini » voulait dire menstruations ? Quant au sang, on vous dira que les règles c’est dégueu parce que le sang, c’est dégueu. On vous le dira tout en regardant des films où le sang coule à flot. On vous le dira dans un pays où chaque patelin comporte une église avec un type crucifié à la couronne d’épines sanglantes. On vous le dira tout en ayant des musées remplis de tableaux de croisades où ça s’empale, ça s’égorge, ça pisse le sang, mais du sang d’hommes, le noble, le beau. Mais pourquoi le sang des règles serait plus dégueu que les autres, alors qu’il dit la vie quand le sang des guerres dit la mort ? Parce que ce n’est pas le sang des hommes. Et qu’un homme, c’est vachement mieux.
ÇA RESSEMBLERAIT À QUOI, UN MONDE DANS LEQUEL LES RÈGLES NE SERAIENT PAS TABOUES ?
Ça ressemblerait à du pognon et des moyens mis dans la recherche contre les douleurs, à des protections menstruelles remboursées dont on connaîtrait la composition, à des consultations gynéco qui ne nous coûteraient pas un bras pour s’entendre dire que : « Bah ça fait mal les règles, prenez sur vous ». À des cours d’anatomie et d’éducation sexuelle tenus par des profs à qui on a donné les moyens de se former. À des gamines qui ne flipperaient pas en découvrant du sang dans leur culotte. À des avortements sans culpabilisation. À des grossesses sans maltraitances. Arrêtez-moi.
QU’EST-CE QUE LE LIVRE APPORTE DE PLUS PAR RAPPORT À LA PIÈCE ?
Une heure, c’est très court pour faire le tour du Chattistan. Le livre nous a permis d’approfondir plein de sujets et de travailler l’inclusivité du texte. Et puis un livre, ça inscrit le sujet à un endroit où il n’avait pas sa place. Chloé Delaume écrit dans Mes bien chères sœurs : « Le langage a toujours été une chasse gardée. Qui possède le langage possédera le pouvoir. » Dire les règles, c’est faire exister nos corps comme des corps réels, pas comme un pis-aller vaguement tolérable. C’est prendre le pouvoir par les rayons des bibliothèques.
LA PIÈCE, LE LIVRE… BIENTÔT CHATTOLOGIE AU CINÉMA, POUR PARLER RÈGLES SUR GRAND ÉCRAN, CE SERAIT BIEN, NON ?
Ok pour moi, mais je veux jouer le rôle du tampon dont la vie ne tient qu’à un fil ! Bon, le pitch est peut-être à revoir… Plus sérieusement, le pouvoir des représentations est immense. J’ai vu la géniale série I may destroy you et il y a une scène où l’héroïne a ses règles. On voit une serviette, et je crois même qu’on ENTEND une serviette. Vous savez, ce fameux “scrrchhhhrrrchhhh”. Vous l’avez déjà entendu dans un film ? Tout le monde sait le son que fait un flingue avec silencieux sans en avoir jamais l’utilité, mais il a fallu attendre 2020 pour le “scrrchhhhrrrchhhh”. Et on voit du sang, des morceaux d’endomètre, un caillot de sang… ce que plein d’hommes cisgenres n’ont probablement jamais vu. C’est une scène de huit secondes, mais je suis persuadée qu’elle va changer des choses.
J’AI ADORÉ LE DR CHAT ET SON CHAPEAU-CUP MENSTRUELLE. IL A UN PETIT NOM ?
Merci ! Dans la pièce, j’incarne le texte de Louise Mey à travers plusieurs personnages, mais le personnage de base reste cette conférencière dont j’ai essayé de traduire le ton mi-prof-de-svt-qui-t’explique-patiemment, mi-vous-me-saoulez-tous-et-Laurent-Wauquiez-surtout en dessin, qui est ce chat. Il n’a pas vraiment de nom, il est la copine qui t’explique, la collègue qui te dépanne un tampon, la prof qui sort un polycopié de l’utérus, et celle qui n’en peut plus que tremblent encore les droits à l’avortement, à la contraception et au savoir.