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Entrevue : Karine Parrot – « Quand le politique ne prend plus ses responsabilités, c’est la police qui fait la loi »

Son documentaire « Sécurité Globale de quel droit ? » vient de sortir. Et vous devriez le regarder.

Par
Romain Amichaud
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Tout le monde connait l’article 24 de la loi Sécurité Globale sur l’enregistrement et la diffusion d’images des forces de l’ordre. « Retirer la vidéo, c’est signer un blanc-seing à la violence policière », nous confiait déjà Alain Damasio en entrevue. Mais que savons-nous vraiment de ce projet de loi qui devrait repasser au Sénat mi-mars ? Techno-surveillance, renforcement des pouvoirs des polices municipales, droit pour les policiers de porter leur arme en dehors de leur service, etc. Karine Parrot et Stéphane Elmadjian ont réalisé le documentaire Sécurité Globale de quel droit ? avec sept de leurs collègues juristes afin de la déchiffrer. Et montrer à quel point, plus que jamais, la violence du pouvoir est entre les mains de l’exécutif. Entrevue avec la co-réalisatrice Karine Parrot.

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Comment vous-est venue l’idée de réaliser ce documentaire ?

C’est la première fois que je réalise un documentaire, je suis professeure de droit donc ce n’est pas ma spécialité au départ. L’idée m’est venue sur la place de la Sorbonne le 17 novembre 2020, précisément. Nous assistions à une manifestation contre la réforme de l’Université qui voulait augmenter de manière considérable le nombre de contrats précaires. Nous refusions la remise en cause du statut de fonctionnaire qui est un gage d’indépendance d’esprit et de plume, et qui permet justement de réaliser ce type de documentaire critique.

Pour cette manifestation, la préfecture nous avait seulement autorisé à un rassemblement statique pour des raisons sanitaires. Avec mes collègues, on a discuté de cette loi sur la Sécurité Globale qui était en préparation et, le jour même, il y avait la première grosse manifestation contre cette loi devant l’Assemblée Nationale. De sorte, qu’à la fin de l’après-midi, quand on est sortis de notre enclos policier, on a voulu se rendre devant l’Assemblée Nationale, et on a dû passer par de multiples contrôles et discussions avec la police pour pouvoir y accéder.

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Je me suis dit : c’est dingue, des lois liberticides on en a vu passer pour l’université mais là, c’était une pierre de plus à l’édifice alors qu’on a un contrôle policier qui s’exerce sur nous d’une ampleur inédite. J’ai aussi eu cette idée en lisant la philosophe Isabelle Stengers à propos de la vérité scientifique, qu’une constatation arrive aux stades de vérité à partir du moment où plusieurs personnes issues d’univers différents et de positionnements différents disent la même chose. J‘ai alors remarqué que des professeurs de droit, conservateurs par leur métier, arrivaient au même constat que des militants des Droits de l’Homme. Je trouvais ça intéressant de faire connaitre le point de vue de ces profs à ce moment-là, de là où ils parlent.

Pourquoi cette loi voit-elle le jour maintenant, selon vous ?

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Je pense que c’est multi-factoriel. Olivier Cahn, le premier personnage du documentaire et aussi spécialiste de la police me l’expliquait en ces mots : « Quand le politique ne prend plus ses responsabilités, c’est la police qui fait la loi. Elle ne fait pas loi en générale mais celle qui la gouverne, la concerne particulièrement. » Il y a aussi le rapport de force qui a été très favorable aux policiers. On l’a vu avec les Gilets Jaunes, les politiques ont compris qu’ils avaient vraiment besoin des policiers pour les protéger et pour préserver leur pouvoir. On assiste donc à une montée en puissance de la police.

Il y a aussi le fait que l’État se soit retiré de missions régaliennes, qu’il ait sous-traité ou abandonné tout un tas de services publics. Finalement, là où il essaye d’apparaitre encore nécessaire, c’est dans le maintien de l’ordre. Cette loi, elle vient donc répondre à la liste des courses des syndicats de police. Elle vient à un moment charnière où l’État, de plus en plus libéral, assure le minimum et doit ménager un lobby policier de plus en plus fort.

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J’ai fait ce documentaire parce qu’on est en pandémie et qu’on n’a pas les moyens d’actions habituelles pour la critiquer. Mais c’est vraiment une pierre de plus, je ne veux pas la minimiser mais il ne faut pas non plus en faire l’alpha et l’omega du tournant sécuritaire. Ce n’est pas non plus une loi de rupture, c’est un texte qui s’inscrit dans une continuité.

Mais vous ne trouvez pas que l’article 24 qui interdit notamment de filmer les forces de l’ordre dans l’intention de nuire à leur intégrité « physique ou psychique » est un article de rupture ?

À mon avis, l’article 24 est mort. Il reviendra peut-être indirectement dans la loi Séparatisme. Comme le délit d’intrusion dans les universités dont on parle dans le film. Les parlementaires avaient ajouté dans la réforme de l’Université une disposition qui punit de trois ans de prison le fait de pénétrer dans un campus dans l’intention de perturber l’ordre public. C’était assez énorme. L’article a été invalidé par le Conseil Constitutionnel non pas sur le fond mais parce qu’il était un cavalier législatif, c’est à dire qu’il était arrivé comme ça, comme un cheveu sur la soupe.

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L’article 24 ne va pas rester dans son état original, il a d’ailleurs déjà été modifié. Il est inimaginable que le Conseil Constitutionnel laisse passer une infraction basée sur une simple intention de nuire, ça serait de la dystopie-là. C’est la base du droit libéral classique, si on fait sauter ça, il n’y a plus rien qui nous protège de l’arbitraire policier et judiciaire. En revanche, sur le terrain, les policiers pourront continuer à vous prendre votre portable et à le balancer par terre sans véritable fondement. Ce qui se joue sur le terrain, c’est un rapport de force pour continuer à informer les gens.

Où en est l’examen de la proposition de loi qui était prévu au Sénat en janvier dernier ?

La mobilisation citoyenne a fait reculer la loi. Mais il y a quand même eu un détournement de procédure. Ils ont utilisé une proposition de loi où des dispositifs ne sont pas obligatoires. Il n’y a pas besoin d’études d’impact, ce qui est très important et il n’est pas nécessaire d’avoir un avis du Conseil d’État non plus. En utilisant cette voie, ils ont court-circuité deux importants outils du débat parlementaire. En outre, le texte revient devant le Sénat à partir de la mi-mars. En revanche, c’est la procédure accélérée qui a été décidé par le gouvernement, c’est à dire la procédure d’urgence. Noé Wagner explique justement dans le film le problème de la fabrique de la loi. Pour résumer, c’est un procédé qui permet de couper court aux débats contradictoires, qui fait du Parlement une sorte de chambre d’enregistrement et qui donne un poids particulièrement important à l’Assemblée Nationale et donc surtout au gouvernement.

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Une autre chose intéressante qu’on a abordé dans le documentaire, c’est la technicité du texte. Les gens se sont mobilisés parce que les journalistes ont critiqué vivement l’article 24, mais c’est aussi l’article le plus intelligible qui a suscité l’émoi populaire. Les autres, à cause de notre système de codification, sont illisibles et donc incompréhensibles . Il y a des choses qui étaient expérimentales, comme les caméras–piétons pour les agents de sécurité dans les transports, qui sont pérennisées par cette proposition. Pareil pour l’accroissement des compétences de la police municipale ou encore les caméras frontales sur les bus et tramway. C’est un mécanisme d’engrenage, un processus indolore par petites touches qui fait disparaitre les libertés au nom de la sécurité.

C’est quoi la suite ? Avez-vous la volonté de vous attaquer à la loi Séparatisme par exemple ?

Pas tout de suite parce qu’on a bossé avec Stéphane Elmadjian un mois non-stop sur ce documentaire. En plus, la loi Séparatisme, c’est vraiment un « pot-pourri ». Ça serait plus difficile que pour la loi Sécurité Globale où il y a un fil conducteur, ce continuum de sécurité. Mais cette loi est aussi extrêmement inquiétante parce que réactionnaire.

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