.jpg)
Entrevue avec Alain Damasio : « Il faut se méfier du techno-cocon »
Qui de mieux qu’un auteur de science-fiction pour analyser le présent et imaginer les contours du futur ? Dans le cadre de « La Nuit des idées », on a eu le privilège de discuter avec Alain Damasio. Certains le connaissent pour ses romans dystopiques, d’autres pour sa collaboration avec Rone. Si vous ne le connaissez pas encore, retenez qu’il s’agit d’un être inspirant et humaniste qui parle sans détour de l’état de notre monde. Ça fait du bien.
Tu as expérimenté de nombreux médias. Est-ce qu’il y en a un que tu préfères ?
Paradoxalement, 15 ans se sont écoulés entre mes 2 derniers romans (La Horde du Contrevent et Les Furtifs). Pendant ce temps, j’ai essayé pleins d’autres médias. Tout ça pour réaliser que le roman est pour moi le média roi. Le roman a cette surpuissance de rayonnement. Il a un accès à l’intériorité que tu ne vas pas retrouver ailleurs. Le roman reste le genre le plus profondément libre grâce à des conditions de production minimes aussi. N’importe qui peut prendre un stylo ou un bout d’ordinateur. Il est en plus un incroyable support d’inspirations pour beaucoup d’artistes.
À quel(s) livre(s) les années 2020 et 2021 te font penser ?
1984 n’est certainement pas une bonne référence concernant le Covid. On est plus dans ce que Gilles Deleuze appelle « la société de contrôle » : un contrôle subtil des modes relationnels plutôt que disciplinaire comme Orwell le voyait.
J’ai eu l’impression que la SF me rattrapait et tout d’un coup elle descendait vers moi et s’installait dans le présent. La façon dont on a géré les morts, par exemple. Des amis m’ont raconté qu’ils n’avaient pu voir leur mère décédée dans un EHPAD et que le corps avait été mis dans un sac plastique envoyé à Rungis. C’est surréaliste.
Est-ce qu’on n’y est pas là dans cette société de contrôle horizontal avec les réseaux sociaux ? Et aussi dans le contrôle vertical avec le projet de loi sécurité globale ?
On vit une régression disciplinaire très forte avec Macron, très proche de l’extrême-droite. Ça culmine avec la tentative de passage en force de cette loi. Retirer la vidéo, c’est signer un blanc-seing à la violence policière.
Aussi, on assiste à un croisement horizontal assuré par le numérique. Tout le monde se surveille : nous-mêmes, nos proches, les patrons, les employés, etc. On arrive au concept de « panoptique de Bentham » de Foucault : comme tu sais qu’on te surveille, tu te surveilles toi-même en permanence.
Tu dis qu’on doit se méfier du « techno-cocon » mais ne penses-tu pas qu’il peut aussi y avoir une techno alternative développant l’intelligence collective et la bienveillance ?
Oui j’y crois complètement ! Ces technologies offrent des possibilités géniales d’entraide et de solidarité. C’était la promesse du « cyberspace » des années 70. Mais une promesse en partie tenue et en partie trahie ! Trahie par les GAFAM et leurs plateformes. Leurs outils maximisent l’auto-aliénation. La solidarité se retrouve piégée dans un système extrêmement individualiste. Ton mur, ton fil Twitter, ton Insta. Parallèlement, t’as des technos open source comme Wikipédia qui sont des putains de réussite. Quand je travaille en SF, je passe mon temps dessus.
Tu préconises aux jeunes de sortir de cet auto-servage du numérique. Quelle est la solution ?
Il y a une éducation aux réseaux sociaux et aux jeux vidéo totalement déficitaire en France. Beaucoup de jeux vidéo apportent un ensemble d’améliorations cognitives. À l’inverse, certains jeux t’enferment dans une boucle de dopamine malsaine. Moi je demande carrément à des game designers à quoi mes filles ado devraient jouer. Il faut apprendre aux gamins aussi les mécanismes des algorithmes des réseaux sociaux et du biais cognitif qu’ils créent.
Enfin, plus on restera dans ce « techno–cocon » moins on aura goût d’aller vers l’autre. On le voit avec le Covid, quand on revoit des gens, on se dit : « Putain, j’ai la pêche ! » (rires)
Penses-tu que des nouveaux mouvements vont bientôt émerger ?
Oui, un mouvement embryonnaire se dessine déjà. On assiste à une convergence entre les luttes, une convergence autour de la figure du vivant. Le capitalisme a gagné la bataille du désir alors la seule chose qui peut ramener les gens hors de la consommation pulsionnel et du tout-numérique, ce sont les liens. L’amitié, l’amour, des projets collectifs. Ça ne pourra que se passer dans des espaces ruraux. Dans des zones auto-gouvernées (ZAG) avec un coté assez « zoopunk ». Je ne vois pas comment on va sauver ce monde sinon.
Est-ce que tu as profité de la pandémie pour plancher sur un nouveau roman ? As-tu d’autres projets ? As-tu un scoop à nous partager ?
Ahah! (rires) A priori, je serai sur le nouvel album Rone & Friends. Un morceau érotique que j’ai fait à partir des Furtifs. Je compte bien reprendre ma tournée avec Yan Péchin. C‘est encore un peu secret mais on a acquis un très grand domaine de 50 hectares dans les Alpes-de-Haute-Provence pour construire une ZAG. Élevages de chevaux, maraichage, résidences d’artistes et ateliers autour du vivant. Enfin une série radiophonique avec ma grande copine Floriane Pochon. Mais le Covid a eu un effet décroissant sur moi, j’avance pas assez vite ! (rires)