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Entrevue : Jean Staune – « L’extraordinaire va devenir notre ordinaire »
L’avenir n’a jamais été aussi incertain qu’aujourd’hui. On a l’impression d’avancer dans un brouillard si épais que beaucoup en ont perdu leur optimisme déjà fragile. Pourtant, des crises comme nous en vivons actuellement, sont parfois propices à la réflexion et la remise en cause du fonctionnement de nos civilisations. C’est en tout cas le point de vue du philosophe Jean Staune qui, dans son dernier livre La Grande mutation – Pourquoi votre futur sera extraordinaire, se penche justement sur ces grands changements et sur nos difficultés à y faire face. Il partage aussi une vision optimiste où les maladies et la pollution auront disparu. Une approche que l’on n’a pas l’habitude d’observer et qui a le mérite de nous intriguer.
Pouvez-vous nous dire en quoi « l’extraordinaire va devenir notre ordinaire » ? On a du mal à y croire en ce moment…
Jean Staune: Je vous donne un exemple qui était déjà dans mon livre précédent Les clés du futur. Un brésilien tétraplégique qui conduit une vidéo par la pensée. Ou, le professeur Hugh Herr du MIT qui a créé des jambes artificielles qui semblent même mieux fonctionner que des jambes naturelles.
Plus globalement, j’ai sorti cette phrase pour le Covid-19 en disant : « Regardez, vous avez eu l’hyperterrorisme de 2001, vous avez eu la crise financière de 2008, et maintenant vous avez 4.5 milliards de gens qui ont été confinés chez eux. » On voit bien que tous les 5 ou 10 ans, il se passe déjà quelque chose et il va s’en passer encore plus demain, des choses incroyables. « L’extraordinaire va devenir notre ordinaire » pourquoi ? Parce que nous avons nous-mêmes bâti un monde qui est beaucoup plus complexe, avec beaucoup plus d’interactions qu’il y a 20 ans. Comme je le dis de façon résumée : « Chaque fois que vous envoyez un tweet, un email ou que vous postez sur Facebook, vous contribuez au changement de civilisation. »
Par rapport au confinement mondial justement, en quoi c’était une incertitude incalculable ?
Le fait que 4.5 milliards de personnes soient confinées lors d’une pandémie n’est jamais arrivé dans l’histoire humaine. Ce qui est incalculable, c’est si quelqu’un avait dit en janvier 2020 : « J’ai calculé cette probabilité », on ne l’aurait jamais cru.
Quand je dis que l’avenir sera extraordinaire, c’est parce qu’on a encore beaucoup de marge de progression. Notamment, avec ce que j’appelle la théorie du décalage. En fait, on est beaucoup plus fort dans le domaine de la physique et des mathématiques que dans le domaine des sciences du vivant. On est capable d’envoyer des fusées sur Mars mais on n’est absolument pas capable d’avoir un antiviral. Il est clair qu’un jour, plus personne ne mourra d’un cancer, et on aura des antivirus. C’est un peu comme avant, quand on n’avait pas d’antibiotiques, les gens mouraient de simples infections bactériennes. Pour moi, il y a un décalage depuis 500 ans, entre la physique d’un côté et la science de la vie de l’autre. Et ce décalage se perpétue. On peut le prendre aussi de façon positive : on peut voir un monde où on pourra soigner l’Alzheimer, recycler la totalité de nos déchets, éliminer les virus et dire que les gens de 2021 étaient encore des primitifs (rires) !
Est-ce que selon vous, il faut se méfier de la technologie ou du techno-cocon comme l’appelle Alain Damasio ?
La technologie, c’est comme tout, c’est quelque chose qui est neutre et dont l’usage dépend de nous. Mais je ne suis pas un ultra-technologue comme Ray Kurzweil qui est très transhumaniste ou Peter Diamandis. Moi je suis entre les deux. Je suis quelqu’un d’optimiste par rapport à la technologie. Mais je prône aussi un monde où on réfléchit par soi-même et où on ne fait pas toujours confiance à son GPS pour se diriger tous les jours dans la vie.
Quel rôle doit jouer l’éducation selon vous et quelles en seraient les mesures ?
Fondamentalement, l’école, qui nous parait comme une chose évidente, est très récente. Elle date d’il y a deux siècles à peu près. Avant, jamais on n’aurait pensé mettre tous les gens d’un même âge dans la même classe pour apprendre les mêmes choses. Ça aurait été absurde pour Aristote ou Platon. L’idée de l’école moderne correspond à une mise en forme de l’éducation qui est quasiment « une production à la chaîne » de cerveaux comme on produit des BMW ou des Renault. Toute l’éducation est basée sur la structure techno-industrielle. C’était parfaitement en phase avec cette société mais justement, cette société est terminée. L’idée de mon livre, c’est justement qu’on passe de la deuxième civilisation à la troisième, c’est à dire de la civilisation industrielle à la numérique. Qui est aussi la civilisation de l’intelligence et de la créativité. Donc les valeurs du taylorisme et de la production de masse ne sont plus du tout valables. Voilà pourquoi, il y a une mutation profonde de l’éducation à faire.
Je donne des exemples comme la Sudburry Valley School fondée il y a cinquante ans et repris il y a cinq ans en France par l’École dynamique. C’est une communauté de vie, de gens de 4 à 19 ans, sans programme, ni emploi du temps, ni notes. Les élèves font ce qu’ils veulent et s’ils ont un intérêt pour quelque chose, on va immédiatement y répondre. Mais on ne va rien leur proposer. L’idée folle ici, c’est qu’il n’y a pas de « buffet ». Celui qui aura un intérêt pour les poissons par exemple, on l’emmènera dans un aquarium. Après, l’importance pour l’apprentissage est la dynamique de groupe. Car finalement on peut apprendre à écrire, à lire, à compter exactement comme on apprend à parler. Personne ne s’est réuni pour apprendre aux enfants à parler.
Vous abordez aussi les grands bouleversement au niveau de l’emploi. Pensez-vous que le revenu universel serait une piste de solution viable ?
J’avoue que je n’ai pas encore d’idée définitive là-dessus : est-ce ça va inciter les gens à ne rien faire et, de fait, rendre plus difficile le fait de trouver des gens qui veulent travailler ? Si on n’en a plus besoin, tant mieux, mais si on a encore besoin… Il y a un jeune auteur de 30 ans qui partage un concept intéressant. Il s’agit d’Aaron Bastani, une sorte d’enfant illégitime de Karl Marx et de la Silicon Valley. Lui, il n’est pas pour le revenu universel mais par contre il est pour les services universels pour tous. C’est à dire que tout le monde devrait avoir au minimum un logement, l’accès au transport et à la santé. Pas sous forme d’argent d’après lui. Et je trouve que finalement, c’est peut-être ça la meilleure idée.
Vous parlez beaucoup de la Chine et de son modèle. En quoi la société occidentale devrait-elle s’en inspirer selon vous ?
La société occidentale n’est pas prête pour deux raisons. D’abord, parce que nous sommes une société cartésienne, très performante dans le monde industriel. Mais cela ne nous rend pas forcément performant dans le monde numérique. Le deuxième problème, générale à l’humanité, c’est cette difficulté à vivre dans l’incertitude. On peut vivre dans un monde où il y a des risques calculables mais vivre dans un monde de menaces inédites, ça c’est difficile pour l’humanité.
La grande erreur que nous faisons nous, c’est que comme nous sommes en position de force, comme les Chinois il y a deux siècles, on les méprise par leur inculture, leur dictature, leur pollution. Au lieu de se dire, ils ont trouvé une façon plus intelligente de se réinventer, à nous de réinventer à notre tour. Sans faire nécessairement comme eux, mais en étant beaucoup plus créatif, plus innovant.
Avez-vous un message optimiste pour les jeunes ?
On a toutes les solutions pour résoudre toutes les crises. Nous avons de très grandes crises réelles : la biodiversité, la crise environnementale, les crises de l’énergie. Mais, on a déjà les éléments pour les contrer, il suffit de les appliquer. Le problème de l’humanité, c’est qu’elle marche bien quand elle a le couteau sous la gorge. 9% des Français pensent que demain sera meilleur qu’aujourd’hui et 90% pensent qu’il sera moins bien. En Chine, les chiffres sont exactement inversés. Ça c’est ma critique du message de la collapsologie et Pablo Servigne en particulier. Il faut y croire, il faut savoir qu’on a tous les moyens de s’en sortir, et que l’avenir peut être encore meilleur qu’on ne peut l’imaginer. Le monde peut être formidable mais il faut déjà le vouloir et y croire.
Enfin, ce qui est très important pour les jeunes, c’est de lire les gens qui ne pensent pas comme vous. Si vous êtes anti-Chinois, regardez des vidéos de pro-Chinois, si vous êtes pro-Palestiniens, regardez des vidéos d’Israéliens. Ce qui menace le plus les jeunes, c’est l’algorithme de Google: vous avez lu ce site donc vous aimerez cela. J’espère qu’un jour quelqu’un va inventer l’algorithme de tout ce que vous détestez. Ce qui nous menace, c’est une pensée unique généralisée mais modulaire, c’est à dire que chacun sera dans sa bulle de pensée unique. Il faut absolument sortir de sa bulle de pensée unique.