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Trouple: configuration pas banale, mode d’emploi ordinaire

Le trouple, palliatif des couples en crise ? Éléments de réponses.

Par
Antonin Gratien
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Le mot « trouple » sonne bizarrement. Derrière sa phonétique inquiétante, fruit de la combinaison barbare entre « couple » et « trio », ce mot-valise désigne une réalité plutôt séduisante. Et franchement baroque. Celle d’une relation triangulaire, où chaque membre cultive une relation amoureuse avec les deux autres. Une géométrie atypique, mais dont les ressorts semblent très ordinaires, à bien y regarder.

Pourtant familier avec le concept de polyamour, le mois dernier j’ignorais jusqu’à l’existence même du terme. Je l’ai découvert, lui et sa signification, en tombant sur le profil d’Hélène via une appli de rencontres. Voici ce qu’on y lisait, en guise de description.

« Je suis en trouple (avec un mec et une meuf), on cherche des filles cools intéressées par des plans à plusieurs ». Une phrase accompagnée, un peu plus bas, de la mention : « Je fais du porn ». Ça fait beaucoup. Tellement que je crois d’abord à une blague, puis soupçonne un faux profil.

Piqué de curiosité, je fais défiler sa galerie photos jusqu’à reconnaître le décor d’une vidéo publiée sur Pornhub quelques jours auparavant. Surprise : sous le profil d’Hélène se cache le trio pornographique branché BDSM « EnMarcheNoire ».

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Passé la stupéfaction de croiser une actrice porno au détour d’une appli, je contacte l’illustre inconnue pour lui proposer un verre. À elle, sa compagne et son compagnon. Histoire de saisir ce qu’être en trouple implique. Du genre puriste sur le plan affectif, c’est plein de questions en tête et le sentiment d’avoir un monde à explorer que je leur donne rendez-vous.

Du triolisme au trouple

Je m’attendais à rencontrer des personnes trash, la faute à mes stéréotypes sur l’univers porn. Mais c’est un trio dans la fraîcheur de la vingtaine, la mine réjouie et la contenance quasi pudique qui débarque. Il y a Canan, une Bruxelloise diplômée en lettres. Quentin, un banlieusard parisien autrefois rédacteur. Et Hélène, dont j’apprends qu’elle est passée par une école de commerce.

À l’origine de leur histoire commune, on trouve trois personnes introverties, solitaires et « un peu geeks », me confie Quentin. Trois êtres similaires qui n’avaient jamais songé au trouple, voire jamais été en couple, et qui se sont un jour retrouvé, en 2017, à partager une collocation de 30 m² à Paris. Sans s’attendre à ce qui allait suivre.

« Les premières semaines étaient carrément banales, puis on a fait une soirée qui s’est terminée par des caresses entre Hélène et moi. Canan devait dormir à côté, mais elle a senti qu’il se passait un truc, et s’est glissée dans le lit ». Aussi simple que ça ? « Aussi simple que ça », déclare Quentin. L’oeil malicieux, Hélène précise: « c’était naturel, comme embrasser quelqu’un en soirée ». « Une évidence », résume sagement Canan.

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Après un léger malaise propre aux lendemains de coucheries inopinées, débute une épopée sexuelle haute en couleur. Laquelle passe d’abord par des sextapes. Puis évolue vers la création de l’entité « EnMarcheNoire », qui fait des live via Chaturbate et diffuse sur Pornhub des vidéos essentiellement orientées « harem ». Concrètement, on y voit plusieurs filles offrir une fellation à un seul mec. Parfois pendant des heures. À titre personnel, je trouve le concept assez spécial. Mais ça fonctionne, puisque le trio amateur s’est hissé à la 80e place du classement annuel 2019 de Pornhub, rappelle Hélène.

Au milieu de cette discussion richement imagée, fibre romantique oblige, je leur demande comment est née LA flamme qui les lient entre eux. « D’emblée, il y a eu une alchimie », affirme Canan, « mais au départ on se considérait juste comme des « potes à bénéfices » partageant plusieurs fantasmes ». Et tandis qu’ils s’adonnent assidûment à un triolisme furieusement débridé, jour après jour, les sentiments fleurissent. Tant et si bien qu’en 2019, ils finissent par se définir en tant que « trouple ».

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Un peu naïvement, je demande : « Déjà que l’organisation c’est casse-tête à deux, alors à trois… Vous n’avez pas besoin d’un planning ? ». « Il y a de ça », s’amuse Quentin avant de me brosser le portrait d’un quotidien relationnel qui n’a rien de fantasque, comparé à celui d’un couple classique.

Sorties au cinéma, repas à l’appartement, verres en fin de journée… Le tout en trio, ou à deux, en fonction des humeurs. Et de manière à entretenir chaque liaison puisque, selon Quentin, « être en trouple implique quatre relations distinctes. Le trio, puis les relations binaires ». Une information essentielle car, aux yeux de mes interlocuteurs, l’entretien de chaque segment affectif est nécessaire au bon fonctionnement du tout.

La majorité du temps le trio couche ensemble dans son King Size. Parfois d’autres filles se joignent à la fête, parfois un des EnMarcheNoire n’en a pas envie. Pour dormir, c’est à nouveau au King Size qu’ils se donnent rendez-vous. À moins que l’un d’eux ne privilégie un lit simple annexe. « Il est important que chacun puisse profiter d’un espace individuel lorsqu’il le souhaite », commente Canan.

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Je n’ai jamais vécu qu’en couple. Et comme la plupart de mes semblables, tout ce qui touche au polyamour me paraît soulever d’insurmontables problèmes de possessivité. Lorsque j’évoque le sujet, notre tierce est unanime : entre eux il n’existe aucune forme de jalousie physique, ou psychologique. « Mettons qu’Hélène et Quentin partent 2 semaines en vacances seulement ensemble: s’ils sont heureux, je serai heureuse. C’est élémentaire. Et cette logique vaut pour chacun d’entre nous », pose Canan.

Le rendez-vous touche à sa fin, et je remarque que, au fil de nos échanges, chacun des EnMarcheNoire a précautionneusement veillé à ce que les autres puissent s’exprimer. Je le leur fait remarquer, et ils m’indiquent aussitôt que c’est un peu le ciment de leur relation. « On a un rapport hyper attentionné les uns aux autres. C’est fondamental pour nous de débriefer, de faire des brainstormings presque, afin que personne ne se sente exclu, et qu’on s’épanouisse ensemble ».

Pour aller où ? « Une forme de fusion », m’explique Quentin, « comme dans la plupart des liaisons sentimentales ». Et quand je demande si l’intimité qu’ils partagent a la même intensité que celle d’un couple, il me répond sourire aux lèvres : « C’est même plus fort ! Nous on aspire à des moments genre « l’amour brille sous les étoiles », mais à trois quoi ». La référence au passage ultra-guimauve du Roi Lion (1994) ne manque pas de sel, dans la bouche d’un adepte du sexe BDSM. Et je me dis qu’il faut – au moins – un amour sincère pour oser citer cette scène comme throuple goal devant un inconnu.

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Le modèle du couple en question

Un peu provocateur, j’interroge les EnMarcheNoire pour savoir si, selon eux, le couple est has-been. Quentin prend la parole. « Il y a quelques décennies, on n’aurait pas été ensemble. Les mentalités ont évolué de génération en génération. C’est pour ça qu’on ne peut pas faire de coming out auprès de nos parents, mais que des jeunes dans la rue nous sourient quand ils nous voient main dans la main. On a le sentiment d’être à l’avant-garde, d’incarner quelque chose qui se popularisera. Et c’est une fierté de montrer, à travers notre activité publique, qu’il est possible de vivre heureux en trouple ».

De son côté, Hélène estime que la multiplication des schémas relationnels, depuis la libération sexuelle des années 50, est salutaire. Mais que le couple demeura toujours un modèle en vigueur. Canan affirme, quant à elle, que le polyamour pourrait bien devenir paradigmatique, mais sur du très long terme.

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Il faut dire que le format traditionnel du couple se porte mal. Selon les derniers chiffres de l’INSEE, le taux de divorce était de 52 % en France, en 2013. De quoi fragiliser la confiance accordée en « l’amour-tandem ad vitam æternam ». D’autre part, les avancées de la cause LGBT+ pavent la voie vers de nouveaux modèles de vie affective. Et battent en brèche l’idée selon laquelle seul le cadre classique du couple serait épanouissant.

Enfin, le concept de polyamour, répandu par les mouvements libertaires, féministes et queer du XXe, tend à se démocratiser. Pour preuve, aux Pays-Bas l’union civile entre trois personnes est reconnue depuis 2005. Tandis qu’en Colombie, le mariage à trois a été légalisé en 2017.

De là à sérieusement imaginer une fin de XXIe siècle à la sauce trouples, quadrouples ou quintouple ? J’en discute avec Robert Neuburger, psychothérapeute de familles, notamment auteur de Nouveaux Couples (1997) et Les Paroles Perverses (2016). Il tient d’abord à rappeler : « La tradition européenne, c’est la polygamie successive, c’est-à-dire l’enchaînement des relations de couple. Le trouple et le polyamour introduisent une forme de polygamie simultanée, c’est en cela qu’ils rompent avec le modèle dominant ».

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Reste à savoir si cette nouvelle donne sentimentale peut prendre racine, et s’inscrire sur la durée. « Un trouple, ça repose sur le même rêve qu’un couple : l’idée qu’on peut s’aimer sans que cela pose souci. Sauf que pour le trouple, toutes les problématiques sont au carré… C’est un tout autre niveau de complexité », avance prudemment le psychiatre. Avant de conclure : « le trouple c’est bien pour un amour de vacances, mais très épineux dès qu’il s’agit de bâtir une vie commune pérenne ». Autrement dit, l’avènement du trouple comme régime matrimonial hégémonique, c’est pas pour tout de suite.

Le trouple : palliatif des couples en crise ?

Tandis que le spécialiste des affaires de coeur développe son point de vue au téléphone, sa compagne, elle aussi thérapeute, intervient. « Beaucoup de trouples fonctionnent ainsi : un couple inclut une tierce personne. Laquelle sera vite éjectée une fois que la dyade originelle aura ravivé sa flamme ». Robert Neuburger abonde : « De la même manière que certains couples font un enfant pour sauver leur relation, d’autres intègrent une troisième personne ».

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C’est ce qui est arrivé à Louis, 30 ans. « J’ai rencontré Nathan et Maurine lors d’une fête dans un gîte en 2017. Dès l’instant où je les ai vus, je suis tombé amoureux d’eux. Pas individuellement, mais en tant que couple, avec leur alchimie à eux ». Le coup de foudre, en bonne et due forme.

Au cours de la soirée ils se parlent, échangent des sourires, enchaînent les verres. Puis arrive le moment du coucher. Problème : il n’y a pas assez de lits pour tout le monde. Le propriétaire prévient, « il va falloir improviser ». Nathan et Maurine proposent à Louis de partager la nuit. Il accepte.

Désireux de les revoir après cette expérience, Louis hésite. Il n’a jamais entendu parler de trouple, c’est son meilleur ami qui lui souffle l’idée. Présenté par l’intéressé comme une blague, Nathan et Maurine reçoivent la proposition avec sérieux. Et l’accueillent à bras ouverts. « J’étais honoré d’être admis dans le foyer d’un couple pour lequel j’avais tant de respect. Mais avec la conscience d’être une pièce rapportée dans une relation qui manquait de piment, et cherchait un nouveau souffle ».

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Louis se lance dans cette galanterie avec joie, mais sans oublier qu’il ne sera jamais « un égal ». Rapidement, le nouveau trouple prend ses marques. Avec pour règle d’or : tout faire ensemble. Les relations sexuelles, les sorties avinées, les restaurants… Histoire de « maintenir un équilibre ». Et le tout organisé grâce à une indispensable conversation groupée sur WhatsApp.

C’est avec des accents teintés de nostalgie que Louis évoque le temps passé en leur compagnie. « Ma conception entière de la vie affective a été subitement remise en question. En tant que bisexuel, c’était un moyen fantastique d’être comblé et, de manière générale, tout était à découvrir, à réinventer. Cette relation avait quelque chose d’idyllique ». Pour quelques semaines, tout du moins. Car au bout de 6 mois, Louis met fin à l’aventure.

« Passé l’effet de renouveau, je me suis surpris à retrouver dans notre relation les codes et problématiques que j’avais connus en couple. Notre trouple était parfait tel qu’il était. J’ai décidé d’arrêter avant que la routine ne nous tue », confie-t-il. Non sans reconnaître qu’il éprouve, de temps à autre, des regrets.

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L’amour à trois, gare à l’utopie

Une chose est certaine. Pour Louis, les sentiments et modes de vie peuvent être conjugués à trois sainement. Les deux exemples de trouples que j’ai croisés semblent l’attester. Mais afin d’y voir plus clair, je joins la psychanalyste Fabienne Kraemer, auteure de 21 clés pour l’amour slow (PUF) et spécialiste de l’accompagnement des couples. « Attention à ne pas masquer, sous le terme de trouple, des essais polygames, des non-consentements non-dits, des gens qui préféreraient l’exclusivité mais qui n’y ont pas droit… Bref, une exploitation de l’autre pour son propre désir », prévient la thérapeute.

Tout n’est pas rose au royaume des trouples. Car sous un voile enchanteur, pourraient se tapir des logiques perverses et avilissantes, pointe Fabienne Kraemer. « Je ne crois pas que le trouple puisse jamais être une solution durable et saine. Car je connais les difficultés du couple. Plus on est, plus il est difficile de faire cohabiter les désirs et les choix », développe-t-elle.

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« J’aimerais rencontrer un trouple librement consenti, où au final on ne trouve pas un homme au centre un brin manipulateur. Lequel résout dans le trouple son désir de ne pas se faire abandonner, et réussit à imposer ça à ses partenaires, qui y trouvent peut-être un nouvel érotisme, mais cèdent finalement à un schéma patriarcal et sexiste ».

Autant l’histoire de Louis ne colle pas avec ce scénario, autant celle des EnMarcheNoire pourrait a priori y faire écho. Je ne suis ni psychanalyste, ni psychiatre. À mon modeste niveau, j’ai simplement rencontré des partenaires radieux à l’idée de se projeter dans l’avenir ensemble, à trois.

Peut-être que le trouple est une configuration dysfonctionnelle. Peut-être qu’il est le modèle relationnel de demain. Tout ce que je peux suggérer, à l’éclairage de mes entretiens, c’est que le trouple n’est ni une extravagance sexuelle, ni une tocade affective sans lendemain. Il s’agit d’un mode de vie à part entière. Une configuration originale dont les mécaniques, malgré tout l’imaginaire délirant que peut convoyer l’idée d’un authentique « ménage à trois », ne diffèrent pas tant de celles qui sont à l’oeuvre dans un couple lambda.

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Au fond, on y retrouve les mêmes galères d’emploi du temps, les mêmes aspirations. Les mêmes angoisses, les mêmes passions. En version intensifiées, sans doute. Et avec la touchante conviction qu’il est possible d’inventer de nouvelles manières d’aimer. À contre-courant des normes sociales, mais conformément aux lois du coeur.

* Certains prénoms ont été modifiés.