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#MauvaiseVictime : pour une riposte féministe résolument révolutionnaire
« Et quand le soleil se lève nous craignons
qu’il ne dure pas
quand le soleil se couche nous craignons
qu’il ne se lève pas au matin
l’estomac plein nous craignons
une indigestion
l’estomac vide nous craignons
de ne plus jamais manger
aimées nous craignons
que l’amour jamais ne revienne
et lorsque nous parlons nous craignons
que nos mots ne soient pas entendus
pas accueillis
mais quand nous sommes silencieuses
nous craignons encore
alors il vaut mieux parler
en se rappelant
que nous n’étions pas censées survivre. »
Audre Lorde, « A Litany for Survival »
Traduction par Grety Dambury, « Litanie
pour la survie »
***
Amber Heard a publié un texte dans le Washington Post où elle explique avoir été victime de violences domestiques. Johnny Depp, son ex-mari, s’y est reconnu et a décidé de la poursuivre pour diffamation – comme de nombreux hommes accusés de violences par des femmes. Ce procès en diffamation a eu lieu, aux yeux de toutes et tous, retranscrit en direct sur YouTube. Un vrai procès public ! Comme en redoutaient les hommes face à #metoo, « laissons la justice trancher ! » aiment-ils clamer pour ensuite suivre un procès en direct afin de commenter chaque seconde, de scruter chaque mimique, chaque grain de peau de la femme qui a osé parler. Heard devient la femme la plus détestée d’internet, parce qu’elle aussi a été violente, disent les mêmes qui s’indignaient que des femmes puissent se laisser battre ou violer sans réagir. La belle affaire. Toujours de notre faute.
Ce n’est pas seulement Amber Heard qui a été jugée, ce sont symboliquement toutes les femmes qui ont osé parler. Le message est politique, et limpide : victimes, fermez-là, ça va bien se passer – pour citer Darmanin.
J’ai toujours pensé que j’étais une mauvaise victime, parce que je n’ai pas toujours dit non, que j’ai même mis de nombreuses années à apprendre à dire non, mais surtout parce que j’ai parlé au « mauvais moment », de la « mauvaise manière », que j’ai réagi violemment, que j’ai essayé de rendre l’humiliation, que j’ai continué d’aimer malgré tout. En solidarité avec toutes celles que l’on juge comme des mauvaises victimes, je ressens l’envie de crier que nous le sommes toutes. Quand Amber Heard – bien que bourgeoise, blanche, puissante – a été contrainte à raconter son viol, en larmes, devant la terre entière, c’est nous toutes qui avons été humiliées. En retour, elle a été raillée, nous l’avons été. Ces milliers de vidéos qui l’ont prise pour cible, qui ont moqué et méprisé son témoignage, s’adressaient à toutes.
Face à cela, émerge au milieu du marasme masculiniste #MauvaiseVictime. Lancé par Léane Alestra (@mecreantes), Capucine Coudrier (@ovairestherainbow) et Sabrina Erin Gin (@olympereve), trois média-activistes sur Instagram, ce hashtag invite les femmes à partager leurs récits et les raisons qui les ont amenées à être considérées comme des « mauvaises victimes ».
L’objectif est de défaire le mythe de la victime parfaite [1], d’humaniser les victimes comme leurs agresseurs : il ne s’agit jamais d’un loup s’attaquant à un agneau fragile mais toujours d’hommes, de femmes, dont les relations sont régies par un ordre patriarcal, basé sur l’exploitation et l’oppression de ces dernières.
S’élèvent aussi des voix réconfortantes permettant d’y voir plus clair. Parmi elles, celles de Fania Noël, sociologue, essayiste et afroféministe et Martine Delvaux, professeure en études littéraires et écrivaine.
J’ai alors décidé de contacter Léane, Fania et Martine pour comprendre avec elles les enjeux politiques dans l’issue de ce procès. Heard a été reconnue coupable de diffamation et condamnée à verser 10 millions de dollars à Johnny Depp. Que nous apprend le verdict de ce procès ? Que signifie-t-il politiquement ? Et quelles leçons en tirer ?
Quel est le sens politique de l’issue de ce procès ?
Pour Martine Delvaux, le verdict « renforce le cliché des « fausses dénonciations », fausses accusations – sorte de mythe puisqu’on sait que c’est très rare qu’une victime accuse faussement un présumé agresseur. Au final, on risque de garder en tête que Depp était innocent et que Heard a menti – les médias et les réseaux sociaux (payés par qui ?) ont bien mis ça en place, comme une sorte de propagande. Alors que Heard n’avait aucun avantage à aller au Washington Post publier qu’elle était une victime de violence conjugale si c’était faux. La preuve… Le risque encouru, elle le paye cher. »
Fania Noël, de son côté, m’a expliqué que « cette affaire concerne certes avant tout deux stars, deux riches, mais les répercussions seront pour tout le monde, et notamment les femmes qui n’ont pas le pouvoir de Amber Heard. Si des femmes comme elle sont traitées de la sorte, qu’adviendra-t-il des autres femmes ? » C’est par ailleurs l’occasion de « voir le niveau de backlash (retour de bâton) et d’antiféminisme face à un mouvement qui a permis de parler des violences sexuelles mais qui n’est pas allé plus loin que cela. À part deux ou trois condamnations, qu’avons-nous obtenu ? La seule répercussion de #metoo c’est qu’on a parlé de ces violences, et c’est déjà trop pour le camp d’en face. » et surtout, insiste la sociologue, « on voit ici les limites des slogans, hashtags, portés par des personnes de la bourgeoisie. On voit les limites du #metoo, comment le camp réactionnaire a pu s’en emparer parce qu’il n’y a pas eu de mouvement populaire autour de cette libération de la parole ».
De son côté, Léane Alestra estime qu’il s’agit d’une « procédure bâillon où le procès a été inégalitaire dès le départ, entre un jury non isolé et la médiatisation profondément sexiste. Il ne faut pas limiter ce cas à l’affaire juridique mais le lire politiquement au regard de la médiatisation qui l’a accompagné. C’était un procès public, pour donner l’exemple de ce qui peut se produire si l’on parle. » Elle insiste aussi sur la nécessité de « lier cela au reste de la situation politique avec la montée du fascisme, le danger pour le droit à l’avortement aux États-Unis, des mouvements masculinistes, suprématistes blancs, il y a un climat global, polarisant, dans lequel s’inscrit cette affaire et son issue. »
La « justice », par et pour les puissants
Martine rappelle très justement la toute-puissance du boys club : « C’est une épée de damoclès qui pend au-dessus de toutes celles qui pensent dénoncer. Ce type de poursuite est affolant, parce qu’au final, ça comprend un aveu : je me reconnais dans ce que tu insinues, et voici les faits. Depp a été dépeint comme un agresseur, il s’est avancé lui-même sur la place publique pour dire qu’il s’était donc reconnu dans cette description de violence conjugale. Néanmoins, il serait innocent…
« Le boys club blanc et fortuné est presque tout puissant. »
Je crois que nous avons toutes peur de ces contre-poursuites en diffamation. On le voit au Québec – Rozon, Marqui (contre Dis son nom), etc. Ces hommes-là entreprennent des poursuites fort de leur compte en banque et de leurs contacts. Ils ont des amis partout, peut-être même des amis au sujet desquels ils savent des choses (c’est comme ça que Jeffrey Epstein tenaient les hommes riches de ce monde) et à qui ils peuvent faire du chantage. Le boys club blanc et fortuné est presque tout puissant. »
Fania rappelle que « 23% des plaignantes se rétractent quand leurs agresseurs les menacent de les poursuivre pour diffamation. Et on expérimente cela aussi, ne serait-ce que dans les espaces militants où les hommes accusés sortent quasi systématiquement la carte de la diffamation. (…) Cette affaire cristallise ce que l’on savait déjà sur la justice. Elle travaille à protéger la bourgeoisie, le patriarcat et plus largement l’ordre établi. D’ailleurs, quand la justice reconnaît une victime, c’est qu’elle s’est généralement accompagnée d’une mobilisation. La justice est traversée par des rapports de force et en l’occurrence, ils sont en notre défaveur, ainsi elle a besoin d’une pression politique pour rendre d’autres verdicts que ceux auxquels on est habituées. Je trouve d’ailleurs intéressant le parallèle avec ce que fait la police quand elle sait qu’elle a commis des violences. Généralement, les policiers en question ont tendance à poursuivre pour outrage et rébellion leur victime avant même que cette dernière ait pu agir de son côté. Les poursuites en diffamation, c’est la même logique de bâillonnement. »
« Je ne crois vraiment pas que le salut, ni des victimes ni des féministes, soit dans la lutte juridique. »
Pour Léane, « la justice, telle qu’elle fonctionne, inverse totalement la charge lorsqu’il s’agit des minorités qui sont lésées. Pour ce cas, c’est lui qui est allé mobiliser la justice. Et quand tu portes plainte toi-même, tu dois souffrir, performer cette souffrance, correspondre à tous les critères de la « bonne victime » (ce qui est impossible), et là peut-être auras-tu une reconnaissance. Je ne crois vraiment pas que le salut, ni des victimes ni des féministes, soit dans la lutte juridique. »
La responsabilité des médias
Fania a parlé d’un « cas d’école de désinformation » puisque certains ne semblaient même pas savoir qu’il s’agissait d’un procès en diffamation. Elle a ajouté : « on a atteint un sacré niveau d’indécence. Même si t’es pas féministe, que tu ne crois pas les victimes, en quoi les violences domestiques et sexuelles sont des sujets de blagues TikTok ? (…) Et le jury n’était pas ségrégé, c’est-à-dire que les membres du jury rentraient chez eux le soir et étaient soumis au même matraquage médiatique que tout le monde, à la même propagande orchestrée et financée par J. Depp et ses fans. »
Léane dénonce un « un arsenal technologique, médiatique, mobilisé contre Amber Heard, dont les réseaux sociaux alors qu’ils étaient l’espace de #metoo à l’origine… ».
Pour Martine, Johnny Depp « a choisi la Virginie parce que les procès peuvent être télévisés. Il a sans doute eu une équipe du tonnerre (il a les moyens financiers) qui a su comment mettre le feu aux réseaux sociaux (les hackers sont des gens qu’on paye…). Cette manipulation est claire, on ne peut pas être naïves par rapport à ça. Est-ce que ça doit être inquiétant ? Oui. Est-ce qu’un procès lié à de la violence conjugale et sexuelle (puisqu’ici, en principe, c’était un procès en diffamation) devrait être interdit de diffusion publique ? Oui. Est-ce que les TikTok, twitter et al. devraient s’engager à ne pas capitaliser sur ce genre de causes judiciaires ? Peut-être qu’il faudrait que ce soit contrôlé… Ce n’est pas mon domaine de spécialisation, mais clairement, il faut s’interroger sur les limites de la « justice » (déjà très limitée puisque tributaire de nos moyens financiers dès le départ) dans un monde comme le nôtre où les réseaux sociaux exercent un pouvoir immense, politique et économique, et on le sait trop bien. »
Pourquoi #MauvaiseVictime ?
Léane, une des lanceuses de l’hashtag, soutient que l’objectif était de « proposer autre chose dans ce moment où les discours masculinistes sur les réseaux sociaux étaient à fond. Il faut ré-humaniser les victimes qui sont des humains comme tout le monde, avec des défaillances et qui commettent des erreurs, cela n’enlève en rien l’horreur de la violence subie (…) La bonne victime n’existe pas, même avec des preuves matérielles irréfutables. Rien ne suffit. ». Elle a par ailleurs expliqué que ce qui caractérise la « mauvaise victime », « c’est le fait qu’on la soupçonne systématiquement de vouloir voler quelque chose aux dominant-es, dans une démarche considérée comme illégitime de tentative de reconquête du pouvoir : par la ruse, la tromperie, etc. C’est quelque chose dont on accuse aussi bien les femmes dénonçant des hommes violents que les réfugiés par exemple qui eux viendraient profiter des aides sociales ». Pour Léane, « on a besoin, collectivement, de comprendre ce qu’il implique d’être victime de violences conjugales et/ou sexuelles, que ce soit du côté des réactions possibles, des effets psychologiques ou sociaux, de tout ce que cela peut impliquer. Il y a tout à revoir dans cette vision fantasmée que l’on a d’une « vraie » victime ».
Fania, quant à elle, propose de prendre du recul et de dépersonnaliser les violences dont on parle : « #MauvaiseVictime, pour moi, c’est important parce que cela remet en cause cette faille qui impose d’être respectable pour être victime, de ne pas avoir répondu à la violence, etc. Si on est contre ces violences, cela signifie que peu importe la personne qui les reçoit, on s’y oppose. Par exemple, si l’on apprend demain que telle femme d’extrême droite se fait agresser sexuellement, on ne pourra pas dire « bien fait pour elle » ou que sais-je, et pas parce qu’on est solidaires de toutes les femmes, c’est juste que si une femme antiféministe, bourgeoise, encourageant le patriarcat, subit cela, que subissent les autres ? Dans quelles conditions ? Avec quels moyens de défense ? ».
Pour Martine, il s’agit aussi de remettre la complexité de l’abus au centre : « Je pense que c’est important de s’en prendre à ce mythe de la bonne victime. Et à mon avis, la plus grande difficulté, au cours des différentes vagues #moiaussi, c’est de faire comprendre l’immense complexité de la situation d’abus. Qu’il s’agisse de comportements violents de la part de la victime, du fait qu’elle soit restée, du fait qu’elle ait mis du temps avant de dénoncer. C’est ce qu’on aime appeler la zone grise. Mais tout se passe dans cette zone grise. Cette zone grise, c’est là que se trouve l’abus. Il faut arrêter de se servir de la zone grise pour décrédibiliser les victimes. C’est trop facile. C’est paresseux. C’est mesquin. La zone grise, c’est celle dans laquelle on vit, c’est toute la complexité des rapports abusifs. Tant qu’on ne s’arrêtera pas pour vraiment déplier cette zone-là, on va continuer à caricaturer les victimes, bonnes et mauvaises, et à caricaturer la violence. »
Quelle résistance pour les féministes ?
Fania, afroféministe pour rappel, invite à repolitiser et collectiviser ces enjeux : « Si la parole est laissée seule, libérée mais sans mouvement, sans organisation ni structuration, ça n’est pas suffisant. Il faut que la libération de la parole soit accompagnée pour repolitiser le sujet des violences domestiques, sexuelles. Tu ne peux pas gagner seule, en parlant. Soit t’es une parfaite victime (et tu ne l’es pas), soit il faut être ensemble pour créer un rapport de force. » ; elle m’a également parlé de la nécessité, pour les organisations, de « suivre la parole qui se libère, de l’accompagner. Et il faudrait que cette parole se libère lorsque les organisations sont assez fortes pour faire ce travail, dans l’objectif d’obtenir quelque chose en dehors de la justice. Qu’est-ce qui peut être fait en dehors de la justice ? C’est ça le cœur du sujet. » Enfin, a-t-elle souligné, « tant que les « mauvaises victimes » n’auront pas obtenu justice, aucune ne l’obtiendra ».
Dans la même lignée, Léane a défendu cette nécessité de continuer à construire un rapport de force : « On ne va pas se laisser piétiner. On est là, on ne s’arrêtera pas. (…) La leçon là-dedans c’est qu’il faut qu’on fasse collectif, ensemble. Que nos paroles individuelles, isolées, ne suffisent pas. Aussi, on arrête de rechercher la validation et la reconnaissance de l’État, des institutions, ou des hommes, au sujet des violences que l’on subit. Ce qui doit nous intéresser, c’est comment allons-nous remettre au centre nos préoccupations ? ; Comment allons-nous créer un rapport de force important et exiger bien au-delà de la reconnaissance ? ».
Poser la question de l’après ce procès, celle du backlash et de la violence politique de ce verdict revient à parallèlement s’interroger sur la possibilité de la fin des violences patriarcales. Peut-on imaginer, construire même, un monde où les femmes ne subiraient pas de violences et ne seraient pas tuées simplement pour ce qu’elles sont ? Je suis convaincue que oui. Mais je suis aussi convaincue qu’il ne s’agit pas d’une grande mécompréhension du « consentement », que l’on pourrait chanter dans toutes les langues du monde « céder n’est pas consentir » ou « non c’est non » que rien ne changerait tant qu’ils seront une poignée à tout posséder et tout décider. Cette poignée, bourgeoise, patriarcale, raciste, possède tout : les richesses, notre temps, les médias, et les institutions judiciaires. Tant qu’il n’y aura pas d’inversion du rapport de force, on n’obtiendra que des miettes pour, en plus, en subir des retours de bâton. C’est cela, la leçon fondamentale de cette affaire. S’il peut sembler « utopique » de réfléchir et réaliser un monde qui ne serait pas fondé sur l’exploitation et l’oppression, qu’en est-il d’aspirer à « réformer » des institutions fondamentalement inégalitaires et dont la raison d’exister consiste en la protection de la toute-puissance des dominant-es ?
[1] À ce sujet, regarder ce film documentaire : La Parfaite Victime