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Entrevue : Gwenola Ricordeau – Imaginer un monde sans prison, sans police et sans tribunaux
« Un soir viendra où on dansera sur les cendres de leurs commissariats, de leurs tribunaux et de leurs prisons. » À l’heure où les violences policières sont de plus en plus visibles et dénoncées et où le taux d’incarcération continue d’augmenter en France contrairement à la plupart des pays d’Europe, les discours sur l’abolition de la prison et de la police est de plus en plus présent dans le débat public. Nombreux sont celles et ceux qui se questionnent sur la mise en place concrète de ce projet politique. De quoi parle-t-on quand on parle d’abolir ces institutions ?
Dans son dernier ouvrage « Crimes & peines. Penser l’abolitionnisme pénal », Gwenola Ricordeau, professeure assistante en justice criminelle à la California State University de la ville de Chico, revient sur trois textes de l’abolitionnisme pénal écrits entre 1970 et 1990 et traduits pour la première fois en français. En recontextualisant ces textes du criminologue norvégien Nils Christie, du juriste néerlandais Louk Hulsman et de la militante américaine Ruth Morris, elle démontre leur pertinence pour imaginer un monde sans prison, sans police, et sans tribunaux. Car l’abolitionnisme pénal, c’est abolir la prison, mais pas que. Les abolitionnistes d’aujourd’hui montrent que c’est tout un système qui est concerné et qu’on ne peut abolir la prison sans repenser la justice dans sa globalité.
Loin d’être un ouvrage purement théorique, « Crimes & peines » rend le sujet accessible à un public non-spécialiste et présente l’abolitionnisme pénal comme un projet inachevé, en mouvement, que nous nous devons d’imaginer ensemble.
Vous avez choisi de présenter et recontextualiser trois textes de l’abolitionnisme pénal qui datent des années 70, 80 et 90. Sont-ils encore d’actualité en 2021 ?
En effet, ce livre a une double ambition : permettre une meilleure connaissance de la pensée abolitionniste et de son histoire, mais aussi faire dialoguer des textes abolitionnistes écrits il y a quelques décennies avec le temps présent. Dans ces textes, on trouve une critique de la catégorie de « crime » et de ses usages. Nils Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris font également une critique du recours à la punition. Par ailleurs, le texte de Ruth Morris inclus dans l’ouvrage porte sur les besoins des victimes et dénonce la « dépendance au pénal ». Tout cela résonne fortement avec aujourd’hui.
Quand on parle d’abolitionnisme, on ne parle pas uniquement de l’abolition des prisons, mais de tout un système qui tourne autour de ces lieux et autour de la logique de justice punitive. Pouvez-vous nous donner votre définition personnelle de l’abolitionnisme pénal ?
Au sens strict, l’abolitionnisme pénal désigne le projet politique d’abolir le système pénal et donc toutes les institutions qui le compose : la police, la prison, les tribunaux, etc. C’est-à-dire toutes les institutions qui traitent ce que le droit (pénal) qualifie d’« infractions » (contraventions, délits et crimes). Mais pour moi, l’abolitionnisme est aussi un fil qu’on tire : lorsqu’on a une approche radicale du système pénal, on en vient forcément à s’attaquer au capitalisme, au patriarcat, au racisme systémique, aux structures coloniales ou au validisme.
Vous écrivez : « L’abolitionnisme effectue là une véritable révolution : ses sujets politiques ne sont pas (ou plus) les personnes incarcérées, mais les personnes qui ont subi des préjudices, les auteur.e.s et leurs communautés. » Pourquoi est-il important de ne pas parler uniquement des personnes incarcérées, mais de prendre en compte tout l’écosystème et les conséquences pour les gens qui les entourent ?
J’évoque ici ce qui distingue les réflexions abolitionnistes contemporaines de celles de la première vague de l’abolitionnisme des années 1970. En effet, l’abolitionnisme a d’abord été centré sur la prison et la solidarité avec les luttes des prisonnier.e.s. Depuis, l’abolitionnisme s’est élargi : il ne remet pas seulement en question le sort qui est fait aux personnes condamnées, mais il dénonce aussi comment le système pénal répond mal aux besoins des victimes.
Après le capitalisme, le genre, la race et la sexualité, vous parlez de deux nouveaux fronts sur lesquels se développent actuellement les réflexions abolitionnistes : le validisme et l’environnement. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En France et ailleurs, il existe une tradition politique commune entre les luttes des prisonniers et contre les prisons et les luttes contre l’hôpital psychiatrique, la psychiatrie, l’institutionnalisation des personnes en situation de handicap, les luttes des personnes placées dans des institutions, etc. Mais ces dernières années aux États-Unis, la question du rapport entre le validisme et l’institution carcérale a gagné en visibilité. Globalement, les mouvements politiques de lutte contre le validisme ont contribué à dénoncer ce que la militante handie Stacey Milbern appelle l’« access washing », c’est-à-dire l’instrumentalisation de l’accessibilité à des fins de communication. Cela touche une question importante : d’un côté les personnes en situation de handicap sont surreprésentées parmi les victimes de crimes policiers, elles sont massivement institutionnalisées, et de l’autre, on nous parle de rendre les commissariats, les fourgons de police ou les cellules des prisons accessibles aux personnes en fauteuil…
Le second front que j’évoque est celui de l’environnement. Il est plus récent, mais on voit que l’impact des catastrophes environnementales sur les personnes détenues, les conséquences écologiques de l’existence des prisons ou le « greenwashing » auquel procède le système carcéral (par exemple avec la végétalisation des établissements, la mise en place de potagers, etc.) sont de plus en plus discutées au sein des luttes abolitionnistes.
Pourquoi y a-t-il encore si peu de textes en français ? Y a-t-il un blocage sur le sujet de l’abolition pénal en France, que ce soit au niveau de la recherche ou dans le débat public ?
Il existe quelques textes, mais il est vrai que beaucoup d’auteur.e.s abolitionnistes n’ont pas été traduit.e.s en français, ou alors très partiellement. En fait, les publications en français autour de l’abolitionnisme pénal demeurent largement destinées à un lectorat académique. Je pense que pour que des textes existent, il faut un mouvement social propice à la production de textes et à leur diffusion, il faut un espace dans lequel ces textes puissent être discutés. De toute évidence, toutes ces conditions ont été réunies aux États-Unis depuis deux décennies et ne le sont pas encore dans l’espace francophone.
On a souvent tendance à dire que le système pénal français ne peut pas être comparé au complexe carcéro-industriel américain, comme si la pensée abolitionniste n’était nécessaire et recevable qu’aux États-Unis. Pourquoi a-t-on cette idée reçue ?
Il est vrai qu’aujourd’hui en France, les réflexions et mouvements abolitionnistes sont souvent présentés comme une particularité états-unienne en raison de leur visibilité politique dans le sillage du mouvement Black Lives Matter et en particulier après le meurtre de George Floyd avec les mobilisations pour abolir la police. Mais les critiques abolitionnistes du système pénal existent en France et, dans le champ politique, on peut citer le collectif afroféministe Mwasi, le Genepi ou le journal L’envolée qui se positionnent en faveur de l’abolition du système carcéral. Il existe aussi des émissions de radio anticarcérales, comme Carapatage, Casse-Murailles et beaucoup d’autres. Par ailleurs, il y a une histoire riche en France, depuis le milieu des années 1970, de mobilisations anticarcérales et abolitionnistes.
Il y a certes des ordres de grandeur différents entre la France et les États-Unis, mais le projet de l’abolitionnisme n’est pas d’incarcérer moins, ou mieux, d’avoir moins de polices ou une police moins violente. Peut-être que l’ampleur de l’incarcération de masse et des crimes policiers a eu pour effet de montrer à un certain nombre de personnes que le système n’était pas réformable.
Pensez-vous que c’est ce qu’illustre la condamnation récente de Derek Chauvin ? Était-ce une condamnation stratégique, un policier « sacrifié » pour assurer le maintien du système carcéral, pénal et de la suprématie blanche ?
Je pense qu’il faut commencer par dire que pour les proches de George Floyd et pour beaucoup de personnes ce verdict a été un soulagement au regard de la longue histoire de l’impunité des crimes policiers. Mais ce verdict soulève beaucoup d’autres émotions et d’autres réflexions. Tout d’abord, cette décision a été présentée dans les médias comme « historique », même si elle n’est pas une première, mais les condamnations de policiers pour meurtre sont rares aux États-Unis. Cette présentation du verdict comme « historique » sert bien évidemment l’agenda politique démocrate et son projet d’une loi de réforme de la police, à laquelle le nom de George Floyd sera donné. Pendant la campagne présidentielle, Biden et les démocrates ont manœuvré pour capitaliser sur l’émotion provoquée par le meurtre de George Floyd tout en attaquant les mobilisations abolitionnistes.
Par ailleurs, on peut s’interroger sur les effets du verdict sur la commission de crimes policiers. En clair : les policiers vont-ils être moins violents par peur d’être condamnés? Rien n’est moins sûr et dans les vingt-quatre heures qui ont suivi le verdict, la police a tué au moins six personnes aux États-Unis. Certaines personnes expriment même des craintes qu’il y ait une augmentation des crimes policiers dans les mois à venir.
Beaucoup d’analyses ont dénoncé qu’il serait illusoire de voir une remise en cause de la suprématie blanche dans ce verdict, qui permet au contraire de renforcer l’idée que le problème serait seulement celui de policiers racistes (et non d’une institution par nature raciste). D’ailleurs, c’est sans surprise que le National Fraternal Order of Police, la plus grande organisation syndicale de policiers, s’est déclaré satisfait du procès : les policiers ont tout intérêt à entretenir l’idée d’une police au sein de laquelle les individus racistes ou violents sont punis.
Vous dites en effet que l’abolitionnisme « perdrait son âme et ses racines s’il devenait autre chose qu’un mouvement d’émancipation pour et par les personnes et les communautés affectées par l’existence du système pénal. » Y a-t-il un risque de récupération du discours abolitionniste?
La récupération réformiste de certaines réflexions abolitionnistes est déjà en cours aux États-Unis. Le terme « abolitionnisme » est dévoyé dans certains usages ou visions politiques. Par exemple, on voit que le slogan « Abolish the Police » sert à appeler à l’emploi de davantage de travailleurs sociaux ou à plus de prises en charge thérapeutiques. Il y a là un glissement dangereux. Ce que les abolitionnistes entendent par « abolir la police » n’est pas un transfert de certaines compétences de la police à d’autres corps de métier, et il ne s’agit pas non plus de pathologiser certains comportements ou certaines personnes.
Crimes et Peines permet en effet de mieux comprendre ce que l’abolitionnisme n’est pas, mais nous aide aussi à imaginer ce qu’il pourrait être. Louk Hulsman propose par exemple de remplacer le terme « crime » par celui de « situation-problème ». Pourquoi cela est-il intéressant ?
Une partie des réflexions de Louk Hulsman porte sur la catégorie de « crime », comment elle est liée à l’idée de la responsabilité individuelle et comment elle façonne nos manières de penser la résolution des problèmes. Il invite à réfléchir en se débarrassant des catégories pénales et c’est pourquoi il utilise le terme de « situations-problèmes ». Un de ses intérêts est d’éviter de penser ce qu’on désigne ordinairement par le terme de « crime » comme un évènement de nature différente d’autres évènements de la vie. En partant d’une catégorie très vaste de « situations qui posent des problèmes », Louk Hulsman décrit la diversité des modèles de réponses (punitif, compensatoire, thérapeutique, conciliatoire, éducatif) qui peuvent être apportées.
Le livre commence par un texte que vous avez rédigé qui s’intitule « Pour nos vies en morceaux ». C’est un texte extrêmement intime, personnel et puissant qui porte principalement sur la relation entre les détenu.e.s et leurs proches. Pourquoi avez-vous voulu ouvrir l’ouvrage avec un texte qui ne soit pas théorique et qui soit aussi personnel ?
Je suis sociologue de formation et, en tant que chercheuse, j’ai notamment travaillé sur les effets de l’incarcération sur les relations familiales et affectives des personnes détenues et sur les manières dont la prison affecte la vie des proches des personnes incarcérées. Tout ce travail ne peut pas être détaché de mon expérience personnelle et notamment d’avoir eu des proches incarcérés. Mais j’évoque aussi dans ce texte ce que le système pénal fait aux victimes, car ma critique du système pénal part aussi de leurs besoins, de nos besoins. Ce texte n’a rien d’académique et il n’est pas à l’image du reste du livre. J’espère qu’il rencontrera ceux et celles qui me liront et qu’il fera écho à certaines de leurs expériences. Certes, l’écriture de ce texte a un caractère personnel, mais j’ai surtout essayé de mettre en mots ce que le système pénal fait aux vies de ceux et celles qui y sont confrontés et l’écriture académique a ses limites !
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Gwenola Ricordeau, Nils Christie, Louk Hulsman, Ruth Morris. Crimes & peines. Penser l’abolitionnisme pénal, Traductions par Pauline Picot et Lydia Amarouche, éd. Grevis, 2021, 197 p. Sortie le 14 mai 2021.