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De Loft Story aux Marseillais : pourquoi on n’a pas encore zappé la télé-réalité ?
Ça fait 20 ans que la télé-réalité s’est invitée dans nos foyers, qu’on le veuille ou non. Consternante pour certains, fascinante pour d’autres. Objet de toutes les haines, ou simple divertissement ? Comment en est-on arrivés à mater des Marseillais en maillot de bain en train de s’engueuler pour un bisou donné à un.e autre ? Pourquoi tous ceux qui cherchent l’amour sortent des salles de fitness ou d’une chirurgie plastique ? On replonge à l ’origine de ce phénomène.
Avec le confinement ou le couvre-feu, ou tout simplement avec les soirées d’hiver, on se retrouve plus facilement devant la télé le soir. Et pour ceux qui ne sont pas habitués à suivre des programmes dans ce qu’on appelle « l’access prime-time », ça pourrait faire un choc. Entre toutes les émissions de divertissement, il y en a quelques unes marquées d’un sceau particulier, celui de la télé-réalité : Les Marseillais Vs Le Reste du Monde, 10 Couples Parfaits, Les Princes et les Princesses de l’Amour… De 17h à 21h, avec leurs rediffusions de la veille et l’épisode inédit, il est possible d’enchaîner 4 heures de ce genre.
On n’est pas loin des soirées partouzes du Donjon, où chaque semaine on se claque la bise avant de se claquer le fessier.
Hommes et femmes en petites tenues toute la journée en train de bronzer au soleil (vraiment pas déprimant en plein hiver, quand t’es bloqué sous un plaid), soirées festives et alcoolisées (ah, la nostalgie de ces jours d’avant), pseudos défis et enjeux pour créer une compétition entre les candidats et surtout prises de bec et engueulades à gogo (soirée classique pour mes voisins, apparemment, vu l’épaisseur des murs qui nous séparent) font partie des recettes immuables et communes à toutes ces émissions. Avec souvent, en toile de fond, une quelconque quête d’amour pour tenter de romancer l’émission, ou surtout pour justifier que tous les candidats sont les ex d’un autre. On n’est pas loin des soirées partouzes du Donjon, où chaque semaine on se claque la bise avant de se claquer le fessier, et d’échanger ses partenaires comme on échangeait nos images Panini à la cour de récré.
Ça fait 20 ans qu’on mange ce genre d’émissions. Depuis l’apparition de Loft Story, qui avait révolutionné la télévision, en devenant un phénomène de mode. L’émission était découpée en un prime-time hebdomadaire et une quotidienne, qui résumait tous les faits et gestes des participants enfermés de leur plein gré dans une maison. Honnêtement, c’était nouveau, et ça nous a tous fascinés à l’époque. Grand public ou travailleurs du monde des médias, on a tous été aspirés par ce truc jamais vu avant. Le Loft a révélé des personnalités devenues célébrités, comme Loana, Kenza, ou Jean-Edouard. Tous avaient pour nom de famille, dans l’esprit commun, « Du Loft ».
La recette était quasiment la même qu’aujourd’hui : mettre dans un même endroit (clos à l’époque, plus ouvert maintenant) des jeunes gens qui rêvent de cette célébrité éphémère, suivre leurs relations entre eux, que ce soit des rapprochements amoureux, des coups stratégiques ou des engueulades, et mousser l’ensemble avec un peu d’alcool. Et accessoirement, en éliminer un d’entre eux chaque semaine pour désigner, à terme, un « gagnant », souvent par le vote du public. M6, le diffuseur de l’émission, était pour la première fois en tête des audiences, avec une pointe à 10 millions de téléspectateurs pour le premier « 20h50 », un score qu’ils n’ont reproduit depuis que pour des diffusions de matchs de coupe du monde de football.
A tel point que, en se baladant dans la rue, on a commencé à voir des femmes s’habiller comme Loana, des gens mettre des lunettes colorées comme Jean-Edouard, et même la biographie de la gagnante s’est vendue à plus de 100.000 exemplaires. Les marques et les lieux de nuit se battaient à coup de milliers d’euros pour être en lien ou accueillir ces vedettes du moment. Et tout ça, bien avant les réseaux sociaux, ou les sites de potins qui couvrent leur actualité à 100%.
Loft Story a fait des petits, bien sûr. A commencer par elle-même : un 2e Loft a eu lieu l’été suivant, en 2002. Même recette, mais moins de charme : les participants savaient, contrairement aux premiers, le destin qui les attendait : sollicitations, argent facile, célébrité plus ou moins éphémère. Mais c’était l’occasion d’être la vedette du moment, comme en soirée, sauf que là, ça se passe devant plusieurs millions de téléspectateurs. Et puis dès la rentrée après le Loft, il y a eu Star Academy : même principe, mais avec des chanteurs, eux aussi suivis 24 heures sur 24, mais avec un objectif : décrocher un contrat dans une maison de disques. La variété se transformait alors en télé-crochet. Suivront PopStars, The Voice, Nouvelle Star, et autres.
au final, tout est scénarisé, ou du moins « dirigé ». L’auteur de ces lignes le sait pour avoir participé lui-même à ce genre d’émissions côté coulisses, en scénarisant quelques-unes de ces « scripted TV ».
Autres enfants du Loft : les émissions qui reposent sur les relations entre candidats, mais fini le huis-clos cher à Jean-Paul Sartre. Place aux lieux exotiques, aux îles, à commencer par celles de Koh Lanta et de la Tentation. Si la première met en jeu le défi sportif, ce n’est pas le seul critère. Et beaucoup de candidats « qui méritaient » ont finalement perdu devant l’autel de la trahison, des jeux d’alliance, et de la stratégie. Eh oui, pour gagner dans ce genre de concours, c’est comme au Monopoly, il faut bien connaître les règles, et à la Machiavel, savoir qui a le pouvoir pour le faire tomber et prendre sa place. L’Île de la Tentation avait choqué à l’époque, mettant en scène des couples qui testaient leur fidélité. La morale s’invitait ainsi pour la première fois comme ordre principal d’une émission. Là aussi, des quidams se retrouvaient célèbres sans le vouloir, tels Diana et Brandon, ou Moundir pour les aventuriers, tout simplement par leur caractère entier, ce qu’il y a de plus vrai en fait dans la télé « réalité ».
Car au final, tout est scénarisé, ou du moins « dirigé ». L’auteur de ces lignes le sait pour avoir participé lui-même à ce genre d’émissions côté coulisses, en scénarisant quelques-unes de ces « scripted TV » – nom qu’on a donné à ce genre de shows, une fois qu’on voyait bien que le naturel n’avait plus sa place. Avec souvent une énorme bible de personnages et de situations tirées du format original, qu’il n’y a plus qu’à traduire ou adapter. Tant pis pour votre créativité et votre imagination. Tant pis aussi pour votre morale personnelle et votre volonté d’aider les gens. Le second degré s’est officiellement invité dans ce genre d’émissions. On ne regardait plus « fascinés », on regardait « moqueurs ». On réinventait légèrement le dîner de cons.
Les premiers à nous avoir piégés, c’était encore M6, avec une parodie de TV-réalité nommée Opération Séduction, dans lequel la moitié des faits étaient scénarisés pour piéger les candidats, face à des comédiennes comme Laetitia Millot du futur Plus Belle La Vie ou la future animatrice Ariane Brodier. Pendant ce temps, TF1 répliquait avec Nice People puis quelques temps après, avec Secret Story. Là encore, on n’hésite pas à en faire trop, quitte à ce que ça se voit très clairement qu’on se fout de la gueule des candidats.
La télé-réalité repose en fait sur elle-même : voyons ce qui va se passer. Et s’il ne se passe rien, provoquons des situations. Ça marche pour tout.
Alors, quand tout part en noisette, on réinvite l’amour. Toujours. Ça vaut aussi pour la télé-réalité, puisque c’est un genre qui va beaucoup faire appel à ce ressort, avec Le Bachelor ou Greg Le Millionnaire, qui n’en était pas un. Si le premier est vraiment premier degré avec la possibilité de créer un couple avec plein d’étoiles dans les yeux, le deuxième joue encore la carte du second degré, puisque les candidates sont en compétition pour un pseudo millionnaire, qui est en fait un pauvre gars bien bâti mais pas très malin. Qu’en ressortira-t-il quand elles découvriront qu’il devrait plutôt s’appeler « Greg sans le sou » ? C’est censé être l’intérêt de l’émission. En vrai, bien sûr que non. Alors quoi, on rit même de l’amour de nos jours ?
Les participants à ce genre d’émission étant devenus de plus en plus « connus », il arrive qu’on les retrouve invités dans des émissions, à côté d’acteurs ou de chanteurs. C’est là que les producteurs se disent : « Et pourquoi pas mettre des célébrités dans le même contexte d’élimination et de compétition ? ». Toute une flopée de shows naîtront ainsi : La Ferme Célébrités, Première Compagnie, jusqu’à Je Suis une Célébrité, Sortez-Moi de Là, qui reprendra même certains des candidats des premières émissions en participants. La boucle est bouclée, jusqu’à proposer aujourd’hui des jeux qui reposent uniquement sur des personnalités de seconde zone, comme Danse Avec les Stars ou Mask Singer.
Qu’en dirait Bourdieu s’il pouvait regarder ça ? Fascination ou prise de recul, on a nous-mêmes du mal à basculer.
Depuis, le mode « télé-réalité » s’est invité partout. Il repose d’abord sur des participants qui ne sont pas habitués à avoir une caméra braquée sur eux. Des jeux d’aventure ont pris cette forme pour se relancer, des années après Fort Boyard, comme Pékin Express. On l’a appliqué à des émissions culinaires, comme Top Chef ou Cauchemar en Cuisine, aussi pour relancer le genre des émissions de cuisine à la télé. Bref, c’est la solution à tout. A tel point que le serpent réussit à se mordre la queue, et qu’on est parfois dans le monde du vide. La télé-réalité repose en fait sur elle-même : voyons ce qui va se passer. Et s’il ne se passe rien, provoquons des situations. Ça marche pour tout.
Ainsi, aujourd’hui, l’access prime-time en est saturé : Les Anges, Les Marseillais, La Villa des Cœurs Brisés, 10 Couples Parfaits… se succèdent à l’antenne, principalement sur les chaînes 9 à 12 de la TNT, pour accompagner nos ados à la sortie de l’école, avant les devoirs. Et leurs personnages, recyclés d’émissions en émissions, deviennent leurs idoles. Les parents ne sont pas là pour surveiller ? Pas grave, les parents se vident souvent la tête devant ces programmes eux-mêmes. Et tout ce qu’on a connu depuis 20 ans y est : villas, aventure, amour, sexe, compétition, moquerie… Qu’en dirait Bourdieu s’il pouvait regarder ça ? Fascination ou prise de recul, on a nous-mêmes du mal à basculer.
Dans 10 Couples Parfaits ou Les Princes et Princesses de l’Amour, qui viennent de proposer une nouvelle saison, on atteint le summum.
Il m’arrive de zapper 3 minutes sur ce genre de programmes, avec ma compagne à côté dans le canapé. Et au bout de ces 3 minutes, je ne comprends pas plus ce qu’il se passe qu’au début. Des gens s’engueulent, on le voit. Et en parallèle, assis face à une caméra et devant un fond coloré, ils nous disent exactement la même chose que ce qu’on vient de voir. Le producteur gagne du temps d’antenne ; nous, on perd notre patience. Tous les candidats se ressemblent : bermuda, tatouages tout le long des bras, et souvent du torse, cheveux rasés sur les côtés, gélifiés sur le dessus, avec une teinture blonde, et la barbe de quelques jours bien entretenue. Muscles ou bides à bière, ça dépend.
Côté candidates : poitrines énormes souvent refaites, fesses qui suivent le même chemin, le tout forcément observable parce que maillot de bain toute la journée, maquillage à base de lèvres pulpeuses et sourcils taillés… La seule différence tiendra dans la couleur des cheveux, longs le plus souvent.
Dans 10 Couples Parfaits ou Les Princes et Princesses de l’Amour, qui viennent de proposer une nouvelle saison, on atteint le summum. Le nouveau modèle pour les ados, ce sont donc des personnes qui ne se respectent pas, marchent sur les autres, pour tenter de s’imposer. Un parfait exemple de la société actuelle : écraser l’autre pour tenter de se sentir un peu moins médiocre en fin de journée. Les hommes se comportent comme des goujats, considérant les femmes comme des objets. Et les femmes (présentes dans ces émissions) acceptent de n’être qu’un objet, se tirant dans les pattes entre elles pour exister aux yeux de tous : du gars à qui elles veulent plaire, aux téléspectateurs qu’elles veulent marquer, aux marques qu’elles veulent attirer pour la suite de leur petit business. Elles veulent « marquer leur terrain » comme l’a déclaré, le visage marqué par la chirurgie, et apparemment le cerveau ravagé par les opérations, la candidate Séline dans le 2e épisode des Princes de l’amour. Se faire remarquer, « quoi qu’il en coûte », dirait notre cher Président. Et quand je dis qu’ils ne se respectent pas, ce n’est pas seulement les uns les autres mais chacun(e). Car il faut quand même se manquer de respect pour donner une telle image de soi, remplie d’égo mal placé et de vulgarité apparente. Tout ça pour le clash, le buzz, le quart d’heure de célébrité prophétisé par Warhol.
Chaque jour, les prénoms des héros de ces émissions sont en trending topics sur Twitter.
Bref, ça crie, ça pleure, ça se fait des reproches, on ne sait pas pourquoi, et pour comprendre, il faut suivre plusieurs épisodes. Bref, le téléspectateur est accroché. Perso, j’ai pas le temps, j’ai des séries à rattraper.
Ah ben justement, parlons-en, la télé-réalité s’est invitée dans les séries aussi. La Flamme, sur Canal Plus, en est un parfait exemple. La série de Jonathan Cohen parodie les émissions de « romance réalité » comme Le Bachelor, avec une efficacité formidable. Malheureusement, comme on dit souvent, la réalité est plus forte que la fiction. Et la série fonctionne grâce à ses personnages, ses scénarios et ses vannes plus que pour sa critique pure et dure de la télé-réalité, car ce serait trop difficile. D’ailleurs, critiquer ce genre d’émissions est-il utile ? On a beaucoup entendu des sociologues dire d’abord leur fascination pour le format. Puis d’autres personnages publics montrer leur mépris pour lui. Avant que le débat n’enflamme les réseaux sociaux entre pour et contre. Chaque jour, les prénoms des héros de ces émissions sont en trending topics sur Twitter. Chacun et chacune des candidats possède plusieurs comptes sociaux pour interagir avec leurs fans, raconter leur journée remplie de produits qu’ils vous proposent à -20% avec un code à leur nom.
Chaque jour, au rapport des audiences, leurs émissions se placent très bien dans les tops. Mais ne connaissent plus les chiffres à plusieurs millions que les années 2000 leur ont offert. Les émissions ont glissé des cases de prime-time à celles des fins d’après-midis. Mais la télé-réalité est en fait partout, même en dehors de la télé. Alors si vous aimez ça, faites-vous plaisir mais tentez, si vous le pouvez, d’avoir un peu de recul même si ce n’est pas facile. Après une bonne journée de travail ou de cours, ça fait du bien de se vider la tête, c’est vrai. Finalement, c’est ce que recherchent les chaînes de télévision : que vous regardiez, pour mater les écrans pub. Si tout le monde est heureux, pourquoi s’énerver ?
Et puis si vous n’aimez pas ce genre d’émissions, il y a plein d’autres programmes en face : des débats politiques, des jeux, des fictions, des émissions de divertissement, d’information… Chacun est libre d’y participer ou pas, chacun est libre de regarder ou pas. Et chacun est même libre de ne pas regarder la télé à cette heure-ci. Bouquins, séries, radio, les alternatives ne manquent pas. Au pire, vous pouvez même parler aux personnes qui sont sous le même toit que vous, ou appeler des amis. En bref, quitter un peu la télé, pour se tourner un peu plus vers… la réalité.