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Alice Pfeiffer : « Aimer le moche, c’est revendiquer la marge, (…) et tout ce qu’on ne se sait pas nommer »

Au programme : le kitsch, le ringard, le vulgaire, le dégueulasse, le joli-laid et le néo-moche.

Par
Solenn Cordroc'h
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Après avoir déconstruit le mythe de la parisienne dans Je ne suis pas Parisienne en 2019, l’autrice et journaliste de mode Alice Pfeiffer vient de publier un nouvel essai, Le Goût du Moche aux Éditions Flammarion. Écrit à la première personne et entremêlant souvenirs personnels et paroles de sociologues, l’ouvrage questionne le kitsch, le ringard, le vulgaire, le dégueulasse, le joli-laid et le néo-moche. L’occasion d’interroger Alice Pfeiffer sur la tyrannie du beau et la désobéissance du moche en invoquant aussi bien les claquettes-chaussettes que Bourdieu.

Commençons par une question globale pour poser les bases, comment pourrait-on définir le beau et le moche ? Sont-ils diamétralement opposés ?

Je pense que l’envers du beau est plutôt le laid : les deux possèdent des qualités « grandioses », quasiment bibliques, avec des valeurs transcendantales et puissantes. La laideur est associée au péché, au mal, au terrifiant, au repoussant, au diabolique. Le moche, lui, est son petit frère dévalué, teinté de ridicule, infantilisé, pathétique. En somme, il est le vilain petit canard de l’esthétique.

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Le moche semble être un concept très large. Où se situe la frontière entre l’original, le radical et le subversif ?

Le moche est effectivement un concept large, avec des facettes qui se contredisent presque: le « dégueulasse » ou le répugnant qui suinte et dégouline n’a finalement rien à voir avec le kitsch. Ce dernier s’empare plutôt de codes finalement classiques, mais dénigrés comme moche car fabriqués en masse. À mon avis, il n’y a pas de frontière pré-écrite et valable pour tous.tes entre l’original, le radical, le subversif : ceux-ci sont des moments dans la vie esthétique d’un objet dont la réception bascule de moche à soudainement provoc’, par l’intention et le statut de la personne abordant ce code moche. Cette mutation dans le statut, auquel on peut participer, m’a d’ailleurs interrogée tout au long de l’écriture du livre.

Vous écrivez dans votre livre : « Ce que l’on trouve laid n’a rien ou presque d’objectif et est intimement lié à une classe, une communauté ». Qui dicte le beau du moche ? Est-ce que le beau est cantonné aux classes sociales supérieures et le moche aux classes populaires ?

Effectivement, si on suit la Distinction de Bourdieu, on peut tristement observer un ruissellement de codes. Ils sont admirables, valeureux, salués quand entre les mains des classes privilégiées et se voient graduellement dévalués, moqués, rejetés lorsqu’ils descendent dans la pyramide sociale. Quelque chose de beau est en réalité considéré comme tel par son adoubement par les classes dominantes, alors que les mêmes codes prendront un tout autre sens entre d’autres mains.

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Contrairement au beau, est-ce que le moche ne serait pas un puissant outil de transgression de l’ordre moral et de la conformité ?

Aimer le moche peut être considéré comme une dénonciation et une rébellion contre le système qui l’a érigé comme moche : nous voilà contraints à nous demander à quoi et à qui sert cette marginalisation ? Le vulgaire n’est-il pas la mise en exercice silencieuse d’un classisme et d’un contrôle des sexualités féminines ? Le dégueulasse n’est-il pas une réaction contre une culture hygiéniste ? Le beau est donc une matrice de pouvoir et de domination prouvant la dimension politique et hégémonique de l’esthétique. Aimer le moche, c’est revendiquer la marge, l’extérieur, la frange, et tout ce qu’on ne se sait pas nommer.

Le vulgaire est plus souvent imputé au corps des femmes qu’à celui des hommes, comment l’expliquer ? Les Paris Hilton, les cagoles et autres aguicheuses sont-elles qualifiées de vulgaires, car ne correspondant nullement à l’image unique sociétale de la femme ?

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Le terme vulgaire vient de “vulgus” qui signifie peuple. Souvent, le terme vient opposer la vierge (respectable, noble), et la putain (vulgaire, dévaluée, empreinte de bassesse, et issue de classe populaire). L’histoire est faite de filles de milieux populaires dont la sexualité participe à une stratégie d’élévation sociale, comme la demi-mondaine. Ces dernières sont néanmoins décriées comme vulgaires pour ce qui est perçu comme une disponibilité sexuelle affichée. Ces figures féminines “faciles” ont longtemps été perçues comme une matérialisation du male gaze. Or, aujourd’hui, le sexy dit vulgaire rejoint un féminisme pro-sexe. Il est retourné comme une marque d’empowerment et de récupération fière de sa propre sexualité, et non un assujettissement passif au désir masculin.

Les frontières sont-elles aujourd’hui plus poreuses entre le beau et le moche ? Les marques de luxe insufflaient jadis les tendances, ensuite reprises par une classe sociale dite populaire. Aujourd’hui, l’inverse n’est-il pas en train de se produire ? La culture populaire n’est-elle pas en train de prendre le dessus en inspirant les hautes sphères de la mode ? Je pense notamment au sac façon IKEA de Balenciaga.

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On a vu défiler des « sacs Tati », des Crocs, des UGGs haute couture et autres codes habituellement associés aux classes populaires et destinés à un usage pratique. Là, transformée non sans ironie en marque de désir et de statut, la modasserie se réapproprie le code, mais marque sa distance à sa clientèle d’origine qui ne comprendra pas cette relecture méta.

Comment un objet désigné comme moche peut devenir populaire ? Prenons comme exemple les chaussures. La UGG pensée par souci de confort par le surfeur australien Brian Smith séduit massivement. Notons également les baskets Lidl qui ont été fortement plébiscitées et qui se sont revendues à prix d’or sur les sites marchands. Et j’allais presque oublier les célèbres claquettes-chaussettes qui exercent un fort pouvoir d’attraction ou de répulsion, mais force est de constater qu’elles sont adoptées aussi bien par la classe populaire que par les célébrités (Rihanna, David Beckham…).

Si on prend l’exemple des Crocs, elles défendent d’autres impératifs et valeurs qu’une élégance traditionaliste. Elles sont fun, régressives, ludiques et confortables. Elles réunissent des notions qui n’ont que faire d’une dictature esthétique et stylistique dominante et, en ce sens, font vaciller la toute-puissance supposée du beau et du chic.

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Reprenons l’exemple des claquettes-chaussettes. En porter signifiait-il une transgression à la dictature esthétique en vigueur ? Mais leur popularité ne les a-t-elle pas finalement transformées en objet de conformité ?

Comme les Crocs et les UGGs, porter ce combo populaire, tout particulièrement dans le contexte d’un pays jugé capitale de mode, signifiait initialement une forme de transgression. Cependant, leur adoption, leur relecture et réinvention par un prisme luxueux et élitiste (les cristaux sur Crocs de Christopher Kane) en interdissent l’accès au public d’origine. De ce fait, la claquette-chaussette perd de sa puissance symbolique des débuts pour devenir un outil subtil d’oppression d’une classe et de conformité d’une autre.

Est-ce dérangeant si la mode s’empare d’un milieu qui n’est pas le sien ? Vous écrivez notamment dans votre livre : « De nombreux shoots de luxe prennent place devant ces océans de béton vieillis, enchantés de ce nouvel exotisme extra-muros appréciable seulement pour ceux qui n’y ont pas grandi et qui s’ennuient de l’esthétique haussmannienne. Voilà les frontières du joli-laid : le charme que l’on trouve à quelque chose nommé « défaut » dévoile que l’on n’a pas souffert de ce dernier ». Doit-on comprendre que le moche est en train de devenir un privilège ?

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La réadoption d’un moche, synonyme de populaire par le milieu intouchable du luxe, peut être comprise comme une forme d’appropriation culturelle. L’objet ne devient « chic », « désirable », « pointu » qu’une fois porté par l’élite. C’est un paradoxe que je décris dans Le goût du moche : cette affection peut autant être lue comme un geste antisystème refusant la tyrannie politique du beau, que comme l’activation d’un privilège uniquement par et pour des personnes appartenant à ce système qu’ils prétendent démonter. Autrement dit, si je peux dire haut et fort aimer le moche, c’est que quelque part je n’ai pas peur de recevoir et souffrir de stigmates comme « bof » ou « plouc ».

Pendant les confinements, le ringard est devenu tendance (puzzle, couture de masques), comment l’expliquez-vous ?

On a effectivement remis au goût du jour le tricot, les charentaises, les « Ugly Christmas Jumpers ». On peut y voir une volonté de subversion d’une domesticité non choisie, de la part d’une génération plus qu’habituée à la vie hypersociale et extérieure, soudain contrainte à l’intérieur. Beaucoup ont eu l’impression de se faire dérober leurs plus belles années. Ils ont alors joué avec ce qu’ils redoutaient sûrement le plus dans une autre vie : le côté rangé et normatif d’une vie, celle de leurs parents. En réinvestissant le ringard, ils l’ont exorcisé, en sont devenus maîtres et non plus victimes passives.

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Finalement, le beau d’aujourd’hui n’est-il pas le moche de demain et inversement ?

Oui, tout à fait. Si, comme nous l’évoquions, le beau et le moche ne sont non pas des statuts fixes mais des moments dans la vie d’un objet, ils ont tous deux la capacité de traverser temporairement un code esthétique, de se muter en l’un l’autre par l’usage et les associations qui leur sont apposés.

Qu’est-ce qui va revenir à la mode dans les prochaines années ?

Le style Brit Pop de Pete Doherty et Amy Winehouse, non ? Les slims, perfectos et chaussures pointues nous semblent méga-ringardes actuellement, ce qui semble être le terrain parfait pour revenir en beauté !

Pour un revival de toute beauté, vous misez sur la police Comic sans ms, les calendriers chiots et chatons, les ballerines, le sous-pull technique de normcore ou la tenue total look jean à la Britney Spears ?

Je pense que ce sont déjà des choses revenues à la mode sur les comptes Instagram de Antoinette Love, Chic&Mignonne et Nylon FR, et qui sont justement en pleine passation de moche à subversif. Lors de l’écriture de ce livre, j’ai d’abord pensé les trouver objectivement affreuses, avant de me rendre compte qu’elles étaient de nouveau dans l’air du temps. C’est donc difficile de distinguer un ressenti personnel d’une évolution sociétale. Ces codes sont actuellement en train de changer de sens. Ils sont réappropriés par des figures d’autorité du cool et sont en pleine mutation vers le cool de demain, ce qui rend l’évaluation de leur mocheté compliquée.

Quel est votre objet préféré perçu comme moche ?

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La Crocs, 4ever & ever !