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Yoko Ono : la plus célèbre des artistes inconnues
Yoko Ono est une artiste pluridisciplinaire : elle écrit, chante, performe, expérimente et milite depuis toujours. Elle est notamment à l’origine d’Imagine de John Lennon et d’une citation assez avant-gardiste pour l’époque : “Nous avons défendu le féminisme et nous sommes arrivées à un point où nous avons été tellement attaquées que les femmes ont été intimidées jusqu’à dire : ‘non je ne suis pas féministe, non, je pense que le féminisme est mauvais’. Il n’y a rien de mal dans le féminisme. Nous devons nous entraider car il y a beaucoup de femmes dans le monde qui souffrent encore d’inégalités. C’est aussi clair que ça. C’est toujours un monde d’hommes.”.
Malgré cela, elle reste très peu connue, surtout en France. Camille Viéville, docteure en histoire de l’art contemporain, s’est intéressée de près à cette artiste avant-gardiste avec son ouvrage Ono, publié aux éditions Les Pérégrines le 1er mars. À cette occasion, nous avons pu nous entretenir avec elle.
Pourquoi avoir voulu écrire un essai biographique sur Yoko Ono ?
Le désir d’écrire ce livre est étroitement lié à la collection « Icônes » des éditions Pérégrines dans laquelle il est publié. J’ai découvert cette collection il y a quelques années avec le livre de Jean Cléder sur Marguerite Duras, qui m’avait beaucoup plu. En 2021, la publication de Beauvoir de Géraldine Gourbe et de Warhol d’Eric Loret m’a donné envie de participer au projet d’« Icônes » : celui de revisiter de manière subjective les grandes figures de la modernité. En réfléchissant à un.e artiste sur qui travailler en tant qu’historienne de l’art, le nom de Yoko Ono s’est rapidement imposé. La place qu’elle occupe – à la fois très célèbre et méconnue – dans l’histoire de l’art, de la musique et du militantisme m’a semblé intéressante à analyser dans toutes ses ambiguïtés.
Par ailleurs, cet essai a pour vocation de combler un énorme vide : il n’y a pas d’ouvrages sur elle en français, hormis le catalogue de son exposition au musée d’art contemporain de Lyon en 2016 et le recueil de poésie de Julia Kerninon paru il y a quelques semaines. D’un point de vue personnel, ce projet me permet aussi de faire un pas de côté, de parler de rock, d’écrire autrement.
D’où vient le paradoxe souligné par John Lennon qui souligne le fait que tout le monde connaît le nom de Yoko Ono mais pas ce qu’elle a fait ?
Avant sa rencontre avec John Lennon en 1966, Yoko Ono est une figure de l’avant-garde tokyoïte et new-yorkaise. Active depuis le début des années 1950, autrice d’une œuvre révolutionnaire, elle travaille avec certaines des personnalités les plus marquantes de l’après-guerre, à l’exemple du musicien expérimental John Cage, et fraye avec Fluxus, mouvance pluridisciplinaire qui donne un grand coup de pied à l’art des années 1960. Mais les mondes du rock et de l’art contemporain sont à cette époque étrangers l’un à l’autre. Sa relation avec Lennon met instantanément Ono sous le feu des projecteurs comme petite amie de « Beatle John », et le grand public ignore tout de son activité d’artiste… Et cette ignorance a, en quelque sorte, perduré.
Pourquoi tout le monde la détestait ?
Le début de la relation amoureuse et artistique entre Yoko Ono et John Lennon coïncide avec les prémices de la séparation des Beatles. Il faut bien comprendre que, dans les années 1960, les Beatles sont considérés comme des héros nationaux. Le public a le sentiment qu’ils lui appartiennent. Ono est devenue, aux yeux des fans, le bouc émissaire idéal (une femme et, qui plus est, une femme japonaise), celle sur qui reposent les torts. C’est en effet plus facile de détester cette « étrangère » que d’essayer de comprendre la situation des quatre musiciens les plus adulés de Grande-Bretagne. À savoir qu’après une décennie d’une collaboration extraordinairement fructueuse, ils ont mûri et revendiquent désormais des ambitions différentes.
Par ailleurs, Ono et Lennon, lequel veut emprunter des voies commerciales, entament à ce moment-là, avant même la séparation officielle du groupe, un travail en duo : ensemble, ils font des disques, des performances et des films, influencés par l’œuvre avant-gardiste de Yoko. Cette production entraîne l’incompréhension totale du milieu du rock et des fans. Dès lors, ceux-ci considèrent qu’elle a littéralement ensorcelé leur idole.
La presse de l’époque, que j’ai dépouillée pour le livre, est d’une violence inouïe, une violence abreuvée d’une misogynie crasse et d’un racisme des plus primaires. La haine qu’Ono suscite s’est curieusement transmise de génération en génération. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, certaines personnes, hommes et femmes, se montrent encore très virulents. Et la presse perpétue ce discours. Dans un article du 30 décembre 2023 – plus de cinq décennies après –, un journaliste du Figaro n’hésite pas à continuer, sous couvert d’humour, d’utiliser la figure de Yoko Ono et sa musique comme des repoussoirs… Évidemment, cette haine est politique et dépasse son histoire personnelle.
En quoi sa scolarité tokyoïte a-t-elle eu un impact sur la femme qu’elle est devenue ?
Yoko Ono est issue de la noblesse japonaise. Ses parents, de bons musiciens amateurs, l’ont initiée très tôt au chant et au piano. Dans son enfance, elle a fréquenté une école privée fondée par la première femme journaliste de l’histoire du Japon. Celle-ci avait à cœur de donner aux fillettes une éducation libérale, dans l’espoir d’en faire des femmes éduquées et indépendantes, un défi dans un pays de tradition fortement patriarcale. Cela a probablement ouvert des perspectives émancipatrices à la jeune Yoko ! Au reste, dans cette école, la musique est enseignée de manière très novatrice. On encourage les écolières à traduire les sons de la vie – le chant d’un oiseau, le bruit d’une horloge, etc. – en notes de musique. C’est quelque chose qui l’a beaucoup marquée et toute sa vie, elle a établi un lien étroit entre le quotidien et la création artistique.
En quoi est-elle une figure du féminisme étasunien de son époque et quel était le contexte du mouvement dans les 1960-70 ?
Yoko Ono s’installe aux États-Unis au début des années 1950. Elle assiste à l’éclosion de ce qu’on a appelé le féminisme de la deuxième vague (la première vague se rapportant aux débuts du mouvement, né au milieu du XIXe siècle). À la fin des années 1960, en raison tant de son tempérament très indépendant que de la violence qu’elle subit, elle s’intéresse de près aux débats féministes. Elle lit tous les grands textes militants qui paraissent à ce moment-là. Ces lectures lui inspirent plusieurs films, des articles publiés dans le prestigieux New York Times et un album ouvertement engagé, Feeling the Space, qui tous dénoncent la domination masculine. Elle reçoit même, avec Lennon, en 1972 le Positive Image of Women Award, remis par la plus importante organisation féministe américaine de l’époque, N.O.W., pour récompenser son action.
Qu’est-ce qui définit l’art de Yoko Ono ?
L’art d’Ono depuis les années 1950 est essentiellement composé d’installations et de performances. Elle est aussi l’une des premières artistes à rédiger des instructions, c’est-à-dire de courts textes, toujours poétiques, souvent drôles, parfois absurdes, dans lesquels elle encourage le spectateur à réaliser lui-même les œuvres ou à simplement les imaginer dans sa tête. Par exemple, elle propose : « Dessinez un plan pour vous perdre » ou « Écoutez le bruit de la terre qui tourne ».
Pour Ono, il est très important de rendre l’art accessible à tous, en dynamitant le mythe de l’artiste tout-puissant. Chacun peut faire de l’art, inutile pour cela de peindre ou de sculpter et nul besoin de galeries et de musées pour exposer ses œuvres… La puissance de l’imagination est au cœur de son travail.
Que représente le cri, qu’on retrouve très souvent dans les œuvres de Yoko Ono ?
Elle qui a étudié la musique classique occidentale japonaise et crée au début des années 1960 un chant hybride, nourri de son goût pour l’opéra mais aussi de diverses influences traditionnelles venues d’Asie. Ce chant, qui ressemble à un cri, repose notamment sur une grande maîtrise du souffle et des cordes vocales – Lennon appelait ça « sa voix à seize pistes », en référence aux magnétophones les plus sophistiqués de l’époque. Ono utilise le cri dans certaines de ses performances puis dans les disques qu’elle fait avec Lennon ou en solo. Pour elle, ce cri est profondément expressif. Il n’est pas fait pour être séduisant mais pour exprimer ses sentiments les plus obscurs et les plus indicibles. Il dérange car il manifeste précisément quelque chose qu’on n’a d’ordinaire pas l’habitude d’entendre, quelque chose d’une féminité complexe, sombre et puissante.
En quoi le renversement des rôles traditionnels du couple Lennon-Ono peut-il être qualifié de révolutionnaire ?
En 1975, à la naissance de leur fils Sean, Ono et Lennon se retirent de la vie publique. Finis albums, expositions ou concerts ! Ono gère les affaires du couple – à elle, les réunions avec les avocats et les dirigeants de maisons de disques. Elle procède également à de nombreux investissements immobiliers et se lance dans l’élevage de bétail, opérations financières qui se révèlent très lucratives. Lennon, de son côté, choisit de se consacrer au bébé, veillant sur lui et son alimentation, jouant avec lui, lui apprenant à nager. Une rock star qui dans les années 1970 assume de devenir homme au foyer, je ne sais pas si vous imaginez la subversion ! Mais là encore, Ono est accusée de manipuler son époux. Lennon a beau répéter à longueur d’interviews que personne ne peut le contrôler, elle subit de nouveau de nombreuses attaques misogynes.
Êtes-vous frustrée de ne pas avoir pu entrer en contact avec elle pour rédiger votre livre ?
Je n’ai en effet pas pu interviewer Yoko Ono, aujourd’hui âgée 91 ans, qui s’est retirée de la vie publique en 2021, quelques mois avant le début de mes recherches. J’aurais bien sûr adoré échanger avec elle et lui poser certaines questions sur son travail auxquelles je n’ai pas trouvé de réponses ailleurs. Mais, pour contrebalancer cela et lui donner malgré tout la parole, je cite longuement dans le livre de multiples interviews ainsi que ses textes et ses chansons.
Ono est tout à la fois musicienne expérimentale, artiste, féministe, pacifiste, rockeuse et pourtant, comme je le disais tout à l’heure, on la connait très mal, particulièrement en France. Au centre de ce projet, figure donc l’ambition d’exposer la complexité de son personnage, de montrer ses multiples facettes. Chaque chapitre est construit à partir d’une image qui illustre l’une d’entre elles pour, page après page, redonner, je l’espère, une présence à Ono.
Son engagement pour la cause des femmes a-t-il des limites ?
Dès le début de son engagement au tournant des années 1970, tout en défendant ardemment les femmes, Ono désire intégrer les hommes à sa conception d’un monde nouveau. À ses yeux, ceux-ci souffrent également du patriarcat qui, à la manière du capitalisme, appauvrit les rapport humains. Au point que, dans certaines de ses chansons, elle enjoint les femmes à faire preuve d’indulgence à leur égard : « Mes sœurs, ne blâmez pas trop mon homme, / Je sais qu’il fait de son mieux. / Je connais sa peur et sa solitude, / Il ne peut faire ni plus, ni moins », chante-t-elle en 1973. Mais quand, récemment interrogée par un journaliste sur le mouvement #metoo, elle souligne encore la souffrance masculine, cette position apparaît plus difficilement audible par les jeunes générations…