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Angela Davis : 80 ans de lutte anti-raciste, anti-capitaliste et féministe

Par
Lisa Coll
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Angela Davis, militante radicale des droits de l’Homme fête ses 80 ans aujourd’hui. Elle est une figure incontournable du mouvement Black Panthers Party et du parti communiste aux États-Unis. Pourtant, ses combats et prises de parole sont souvent remis en cause par la droite française, comme l’illustre le changement de nom d’un lycée Angela Davis à Saint-Denis, Valérie Pécresse ayant préféré opter cet été pour le nom de Rosa Parks en raison de positions prisés par Angela Davis, jugées « contraires aux lois de la République »

À l’occasion de cet anniversaire, nous nous sommes entretenus avec Najate Zouggari, autrice, sociologue et professeure de philosophie, qui est revenue sur le parcours et les idéologies d’Angela Davis dans l’essai biographique « Davis », publié aux éditions Les Peregrines.

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Pourquoi avoir voulu écrire un essai biographique sur Angela Davis ?

J’ai eu l’opportunité de vivre deux ans à New York, pendant l’écriture de ma thèse et après ma soutenance. Je m’y suis trouvée dans un contexte social et politique précis, juste après le meurtre de George Floyd et j’ai pu voir d’assez près la façon dont les gens ont réagi. Cela m’a évidemment fait réfléchir à la situation des minorités en France et à la question de l’impunité liée aux violences policières. D’ailleurs, mon livre est dédié aux vies brisées par cette impunité.

Pour revenir aux États-Unis, là-bas, j’ai écouté quelques interventions d’Angela Davis, mais, pour être tout à fait honnête, elles m’ont moins marqué que celles de mes voisin.e.s, des gens ordinaires, des étudiant.e.s ou des travailleur.se.s que je pouvais côtoyer au quotidien. C’est vraiment à mon retour en France que j’ai constaté avec stupeur un fort décalage lié à la réception de Davis. Comme je l’écris dans le livre, Angela Davis est en France, tout particulièrement, un signifiant à la radicalité intacte, son nom sent encore la poudre !

J’ai trouvé cette réaction française bizarre et un peu comique sur les bords : Angela Davis a bientôt 80 ans et cela fait plusieurs décennies qu’elle ne figure plus sur la liste noire du FBI. Mais cela m’a aussi paru symptomatique de quelque chose qu’il fallait creuser. Avant l’envie d’écrire, ce décalage de réception entre la France et les États-Unis m’a donné l’envie de relire Davis de vraiment près. À la faveur de cette relecture approfondie, j’ai découvert (tardivement, en vrai) une oeuvre de philosophie et de théorie politique très ample, avec une vraie richesse conceptuelle, que le statut iconique de Davis avait eu tendance à masquer à mes yeux – et peut-être à ceux d’autres lecteur.rice.s francophones. C’est vraiment cela qui a motivé mon projet d’écrire cet essai : traverser le statut d’icône pour rendre compte du foisonnement des idées derrière les luttes. Et aussi, réfléchir à ce que nous pouvons en faire, de cette icône, de ces idées et de ces luttes, là où nous sommes.

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Qu’est-ce qui fait d’Angela Davis une icône de la lutte anti-raciste et anti-capitaliste ?

Les deux luttes sont intrinsèquement liées pour elle car le racisme et le capitalisme s’entretiennent mutuellement. Donc, dans sa perspective, lutter contre le racisme, c’est forcément œuvrer à défaire le capitalisme et vice-versa. Dans de nombreuses interviews, et documents que j’ai pu consulter dans les archives, notamment sa correspondance, ce qui m’a frappée, c’était son souci constant de servir les luttes plutôt que de s’en servir, à des fins personnelles, qu’elles soient d’ordre matériel ou symbolique. Je pense qu’on peut vraiment dire d’Angela Davis que c’est une icône malgré elle. Et pour moi, en tout cas, ça la rend encore plus puissante et émouvante. L’expérience de la ségrégation raciale dans l’enfance a joué un rôle fondamental dans son engagement politique. Elle raconte d’ailleurs qu’elle a compris qu’elle était Noire quand on lui a interdit de fréquenter certains lieux. C’est vraiment profond je trouve de partir, comme ça, d’une expérience à hauteur de fillette – je crois qu’elle évoque l’accès à un parc d’attractions – parce que ça va l’engager à documenter empiriquement, tout au long de sa vie, et par-delà la dimension strictement discursive, une archéologie du regard qui construit les Noir.e.s comme noir.e.s.

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En quoi est-ce important de rappeler qu’elle est une activiste « radicale » ?

Franchement, si rappeler qu’elle est une activiste “radicale” peut faire grincer les dents (et les dentiers) de certains esprits chagrins réactionnaires, c’est toujours ça de pris ! Mais, au-delà des émotions, apparemment très vives, qu’elle suscite parmi les membres de la droite française, je crois important de souligner, comme elle le fait elle-même, que la radicalité c’est simplement prendre un problème à sa racine. C’est toute la tâche de pensée que la philosophie s’assigne, d’ailleurs. La radicalité, ça n’a rien de “radical” au fond ! C’est une espèce d’éthique minimale et de condition nécessaire à l’exercice d’une pensée fondée sur l’honnêteté intellectuelle et que l’on souhaite partageable avec le plus grand nombre.

Quel est son héritage au sein des luttes actuelles ?

Il y a une citation de René Char qui revient souvent dans les écrits de Hannah Arendt et qui me vient directement à l’esprit quand je pense à l’héritage d’Angela Davis au sein des luttes actuelles, c’est ce très bel aphorisme : “notre héritage n’est précédé d’aucun testament“. Concrètement, je pense que les récentes luttes antiracistes, anti-impérialistes, anticoloniales et féministes, quel que soit l’endroit du monde, ont de quelque façon un rapport à cet héritage, de par sa dimension internationaliste et vivante. Ce que je trouve intéressant, c’est que l’héritage en question n’est pas figé dans le marbre, ce n’est pas une grosse masse encombrante, il est tout à fait malléable, instrumental, comme s’il pouvait prendre de nouvelles formes au contact de nouvelles luttes, sans pour autant annuler les formes précédentes.

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Je me souviens d’un entretien avec Amy Goodman dans lequel Angela Davis a estimé que la société avait beaucoup à apprendre des formes d’organisation collectives et d’autogestion, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter. On peut cultiver cette attitude-là en France aussi et faire confiance à l’intelligence des gens, à la créativité collective qui naît des solidarités. Je pense par exemple au cas des femmes de chambre de Batignolles qui sont parvenues, il y a quelques années, à faire plier un grand groupe hôtelier après vingt-deux mois de lutte acharnée.

L’héritage d’Angela Davis, personnellement, je le vois dans le refus de se résigner à l’injustice que cette population minoritaire, précarisée, féminisée, immigrée a manifesté. Autrement dit, dans la capacité des gens qui “ne sont rien”, comme dirait le président de la république, à lutter. C’est drôle, parce que cette inoubliable expression de mépris, quand on y pense, elle entre directement en écho avec les mots de l’Internationale : “nous ne sommes rien, soyons tout”. L’héritage d’Angela Davis, peut-être que c’est ce “devenir tout”. Avec ses singularités indéniables, il s’inscrit finalement dans un héritage plus grand que lui-même.

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Et quel est celui des Black Panthers, dont elle a été une figure centrale ?

Je vais répondre à cette question de manière un peu provocante, mais je crois qu’on a tendance à surestimer son rôle au sein du Black Panther Party parce qu’il est associé à l’événement fondateur de son arrestation arbitraire (puis de son emprisonnement et enfin de sa libération). Quand je dis cela, ce n’est pas une façon de réduire la puissance et la signification politique du BPP. Mais simplement, de manière objective, si on compte bêtement le nombre d’années, la structure politique dans laquelle Angela Davis s’est engagée (avant même son adhésion au BPP) et pour laquelle elle a œuvré très activement jusque dans les années 1990, c’est le parti communiste.

Pour quelles raisons est-elle contre le système carcéral ?

Elle s’oppose au système carcéral parce qu’elle rejette la norme de l’emprisonnement. Ce que fait Angela Davis dans ses travaux consacrés à la prison, c’est d’abord de dénaturaliser cette norme, d’interroger l’horrible évidence que constitue l’emprisonnement et d’en déplier tous les présupposés sociaux. Le capitalisme mondial et le racisme, qui sont intrinsèquement liés, génèrent une série de problèmes que l’État résout en partie par l’emprisonnement.

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En fait, l’industrie du châtiment invisibilise les détenu.e.s – ce sont toujours les “autres” qu’on enferme. Les plus vulnérables. Si bien que remettre en cause la norme carcérale, c’est directement critiquer ces processus d’altérisation parce que la prison, loin d’être isolée de la société, en est en quelque sorte le laboratoire : elle est structurée par la violence de la domination, elle-même liée aux rapports sociaux de sexe, de classe et de race. Nous ne sommes absolument pas égaux devant l’emprisonnement. Mais l’ordre social a besoin d’un tel mensonge.

S’engager pour l’abolition de la prison, cela revient à prendre conscience de ces enjeux politiques et éthiques pour imaginer des formes à la fois progressistes et efficaces de réinsertion sociale.

En France, tout particulièrement, il est urgent de déconstruire le rapport entre crime et châtiment car, très concrètement, les prisons sont occupées à 150% de leur capacité.

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Quel est le point de vue d’Angela Davis sur la violence légitime ?

On a souvent interrogé Angela Davis sur la violence et à chaque fois, elle incitait ses interlocuteurs à opérer un léger déplacement : au lieu de vous questionner sur la violence de certain.e.s militant.e.s, demandez-vous plutôt quelles circonstances peuvent la générer et éclairez la violence structurelle de l’Etat. L’État dispose de moyens infiniment plus substantiels pour exercer la violence que les individus qui osent lui résister. Il dispose même des moyens idéologiques lui permettant de produire cette croyance collective qui fait passer l’oppresseur pour un opprimé et l’opprimé pour un oppresseur.

Elle a pointé du doigt la mentalité coloniale de la France, que lui reproche-t-elle concrètement ?

Elle ne reproche rien à la France en soi, qu’elle connaît bien. Au contraire, même, elle s’intéresse beaucoup à la culture et à la langue française. Elle a vraiment un lien privilégié avec le pays. Ce qu’elle vise plutôt c’est l’hypocrisie de l’humanisme à géométrie variable et le fait que l’universalisme, brandi comme étendard contre les communautarismes, soit quand même bien particulier. Or, cette injonction à la fausse universalité, c’est une vraie machine à invisibiliser les privilèges de race, de classe et de sexe.

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Quelle est votre citation préférée de Davis et pourquoi ?

J’aimerais en choisir deux.
La Palestine est un test moral pour le monde“. C’est une première citation, récente, qui se suffit à elle-même.

L’autre provient d’une conférence que Davis a prononcée dans un musée californien il y a quelques années ; j’aime cette citation parce qu’une fois de plus, elle renverse une évidence et déconstruit l’espèce de virilisme héroïque qui prévaut dans certains cercles militants : “Générer de la puissance requiert de la douceur. La douceur supplante la dureté. La douceur vaincra.”

À bientôt 80 ans, a-t-elle des paradoxes et des zones d’ombre ?

Sans doute. Par exemple, j’ai plutôt du mal à comprendre qu’elle soit restée aussi longtemps au sein du parti communiste ! La pensée politique et l’activisme de Davis me fait davantage penser à des figures comme celles de Louise Michel ou Emma Goldman plutôt que Vladimir Illitch Lénine ou Joseph Staline. Du coup, c’est ce qui aurait tendance à m’apparaître un peu comme un paradoxe. Même si le choix de Davis en faveur du PC s’explique socialement et historiquement.

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Mais j’avoue que les zones d’ombre, ce n’est pas vraiment ce que j’ai recherché en écrivant ce livre. J’ai plutôt cherché là où passait la lumière. J’ai essayé de restituer une cohérence, celle d’un parcours et d’une pensée, pour voir en quoi ils pouvaient constituer, pour nous, une source d’inspiration.