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Travailleurs sans-papiers : à l’ombre des lois

L'exploitation de sans-papiers, un phénomène bien présent en France.

Par
Audrey Parmentier
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La mort d’un ouvrier malien — mi-avril — sur un chantier de BTP met en avant les conditions de travail pénibles des personnes sans-papiers. Plus vulnérables et sujettes à de fortes pressions, elles sont confrontées aux abus répétés de certains patrons.

Installés sur des chaises décaties, une dizaine d’hommes profitent des premiers rayons du soleil. Derrière eux, un grand bâtiment blanc s’élève tristement. Au 138 rue de Stalingrad, le squat de Montreuil abrite 200 personnes sans-papiers, toutes entassées dans ce hangar vétuste. À l’intérieur, des foulards et autres tissus colorés se dressent entre les matelas, démarquant l’espace de chacun. Lunettes de soleil sur le nez et débardeur bleu foncé, Toure Kande se souvient où dormait l’un de ses compagnons, Bary Keita. « C’était juste là », montre-t-il sans hésiter, comme s’il avait joué cette scène plusieurs fois.

Ouvrier malien de 28 ans, Bary Keita est mort le 18 avril, victime d’un accident sur un chantier de Pantin en Seine-Saint-Denis. « Lorsqu’on bosse dans le BTP, il arrive que la sécurité ne soit pas suffisante. Des patrons-voyous profitent des sans-papiers », soupire Toure Kande. Un homme imposant au crâne dégarni l’interrompt. Il se nomme Camara Samba. « Je suis un ami de Bary Keita, je le connaissais depuis 2013 », dévoile le Mauritanien en guise de présentation. Un jour, un homme l’appelle pour lui signaler que Bary Keita a chuté d’un échafaudage. « Au téléphone, il m’assurait que ce n’était pas grave », se souvient-il déconcerté. Son ami payé au noir décédera le lendemain.

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Deux accidents graves à quelques jours d’intervalle

« On m’a dit que Bary Keita était tombé d’un escabeau de 75 centimètres. Vu sa taille (1m90) c’est impossible ! », s’agace-t-il. En réalité, l’homme a fait une chute de cinq mètres. Une enquête a été ouverte pour déterminer les circonstances précises de la mort du jeune homme. Quelques rues plus loin, un drame similaire s’est produit. Le 22 avril, Birima Konaté, 47 ans, est victime d’un grave accident qui a failli lui coûter la vie. « Sur le chantier, il démontait des plafonds, sans savoir que le sol se fragilisait au fur et à mesure de l’opération », déplore Modi Diawara qui lui rend régulièrement visite à l’hôpital Beaujon de Clichy.

Lorsque l’ouvrier malien sans-papiers tombe, personne n’appelle les secours. « Une voiture l’a déposé devant son foyer avant de repartir », s’indigne le représentant du collectif des sans-papiers de Montreuil. Modi Diawara souhaite retrouver cet employeur pour demander des comptes. « Birima Konaté ne sait pas lire, il ne connaît pas l’adresse du chantier. Moi, je prends toujours en photo l’endroit où je bosse », explique le jeune homme. Car les abus sont légion. Alors que la France dénombre 350 000 personnes sans-papiers, ces travailleurs de l’ombre sont régulièrement exploités.

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Modi Diawara est parti du Mali il y a cinq ans. Arrivé en France en 2018, ce trentenaire est, encore aujourd’hui, sans-papiers — sa demande d’asile ayant été refusée. « On m’a dit qu’il n’y avait pas de guerre dans mon pays », sourit-il tristement. Comme ses autres camarades sans-papiers, Modi Diawara enchaîne les contrats sous alias, puisqu’il utilise les documents d’identité de son frère. « Les boîtes d’intérim savent que ce n’est pas ma tête sur les papiers, mais elles s’en foutent », lance-t-il en haussant les épaules. Peu importe leur nom, tant qu’ils s’occupent des taches pénibles contre une poignée d’euros. La flexibilité en prime : « Lorsque je nettoyais le boulevard Magenta à Paris, je travaillais deux heures le matin et deux heures le soir pour huit euros de l’heure. »

Vol sur paie, manque d’équipements et horaires indécents

Souvent, les travailleurs sans-papiers sont embauchés dans des entreprises sous-traitantes où le roulement d’employés est important. Les contrats étant rarement renouvelés. Dans ces conditions, difficile de bénéficier de la circulaire Valls (2012) qui prévoit la régularisation par le travail au terme de cinq ans et sous réserve du soutien de leur employeur. Modi Diawara multiplie les missions dont quelques jours dans « une usine de robots pour les voitures », à Marines dans le Val-d’Oise. Sur place, les conditions de travail sont délétères et l’odeur de plomb est nauséabonde. « J’étais obligé d’apporter mon propre masque, car ceux qu’on nous donnait étaient très poussiéreux », raconte l’homme.

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Ces petits boulots, Modi Diawara en prend connaissance par le biais du bouche-à-oreille. Les entreprises de sous-traitance piochent dans les foyers de sans-papiers pour une main-d’oeuvre à moindre coût. La mécanique est simple : « Souvent les patrons ont un contact chez les foyers de travailleurs. Dès qu’ils ont des besoins, un camion vient chercher les volontaires pour les emmener jusqu’au chantier », détaille le représentant des sans-papiers de Montreuil. Ces travailleurs ne bénéficient d’aucune heure supplémentaire ou de droits sociaux, alors qu’ils paient pourtant des impôts. Ces hommes reçoivent un contrat temporaire pour une journée ou bien sont payés au noir. Et parfois, le compte n’y est pas.

« On se bat comme une armée qui recule »

En mars 2018, Adama Sogoba bosse sur un chantier où il est chargé de refaire les façades. Au fur et à mesure qu’il travaille, sa paie diminue. Jusqu’à ne plus recevoir de salaires du tout. « Il me donnait des chèques, mais il n’y avait pas d’argent sur le compte de mon employeur », raconte Adama au téléphone. Pendant six mois, l’ouvrier malien réclame son salaire. Il n’a pas d’autres choix que de se rendre au domicile de son employeur pour récupérer la somme qu’il lui doit : 4220 euros. « Là-bas, je croise des policiers qui m’arrêtent parce que je n’ai pas de papiers, raconte-t-il. Adama Sogoba est embarqué au centre de rétention administrative du Mesnil-Amelot pendant 21 jours.

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Sorti du centre, il a enclenché des démarches judiciaires pour recouvrer son argent. « Les sans-papiers font du travail invisible. Par exemple, ils travaillent huit heures, mais ne sont payés que quatre heures », gronde Christian Schweyer, porte-parole du collectif des sans-papiers de Vitry-sur-Seine. En cause : le système de sous-traitance en cascade qui dégrade les conditions de vie des travailleurs. « Les gens ressemblent de plus en plus à des travailleurs-miettes. Depuis dix ans, la flexibilité et la précarité ont énormément augmenté. On se bat comme une armée qui recule », souffle-t-il. Et, à quelques reprises, les sans-papiers remportent le bras de fer à l’issue d’une lutte collective.

La victoire du chantier de Breteuil

Revenons en 2016. Vingt-cinq ouvriers maliens sans-papiers, qui travaillent sans aucune protection, décident de se mettre en grève après deux accidents graves sur le chantier situé dans le septième arrondissement de Paris. Le projet est porté par la société d’assurance Covéa qui sous-traite les opérations de curage à une première boîte Capron qui va elle-même sous-traiter à MT BAT. L’entreprise a disparu désormais. Dans un rapport de 300 pages, l’inspection du travail évoque des conditions de travail « indignes ». En décembre 2019, le conseil des prud’hommes rend une décision exceptionnelle : « Pour la première fois, il est reconnu la discrimination systémique en raison des origines et de la nationalité », indique Maître Aline Chanu.

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L’avocate parle « d’ethnicisation des tâches » expliquant que les Maliens sont souvent assignés aux postes les plus difficiles. Les vingt-cinq de Breteuil obtiennent toutes condamnations confondues, plus d’un million d’euros de salaire et de dommages et intérêts. De son côté, l’entreprise Covéa l’assure : elle n’était pas au courant de l’existence de ces travailleurs sans-papiers sur son chantier. « L’entreprise sous-traitante a signé une déclaration sur l’honneur de non-recours à des travailleurs clandestins. Nous sommes très exigeants sur le respect de ces documents », défend Rémi Lot, directeur de Covéa Immobilier. Une chose est sûre selon Maître Aline Chanu : « Cette affaire a permis aux gens exploités de s’organiser pour sortir de l’ombre. »