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Sur les routes du Liban : Portrait de Salma

Un petit bout d’Afrique au cœur de Beyrouth.

Par
Christiane Oyewo
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Il y a quelques mois, je me suis rendue au Liban pour la première fois à l’occasion d’un voyage de presse. Et pour être honnête, j’avais quelques appréhensions en tant que femme noire. Notamment après avoir lu différents articles et témoignages sur la manière dont les noir.e.s étaient traité.e.s au Liban, comme relaté par L’Orient-Le Jour, un quotidien francophone basé au Liban, ou France Info. Plus globalement dans les pays arabes, ce qu’explique Ouissem pour URBANIA.

Mais comme je voulais me faire ma propre opinion sur le pays, j’ai saisi l’opportunité et me voilà donc à l’aéroport 24h plus tard, passeport et valise à la main.

J’ai alors voulu en savoir plus sur les Noir.e.s qui avaient la possibilité de partir, mais faisaient le choix de rester malgré une situation difficile.

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Premier contact

En visite dans un vignoble, je croise un groupe de personnes noires. L’une d’entre elles me fait un sourire puis un signe de la main. Étant la seule noire parmi les personnes avec qui j’étais, il est vrai que je ne passais pas inaperçue. Ou plutôt, étant l’autre seule noire du domaine non employée, un balai ou des poubelles à la main. (J’apprendrais par la suite que les personnes venaient du Nigeria et non des États-Unis, comme le pensaient certain.e.s juste en les ayant entendus parler anglais.)

J’ai alors voulu en savoir plus sur les Noir.e.s qui avaient la possibilité de partir, mais faisaient le choix de rester malgré une situation difficile tant sur le plan économique que du point de vue sociétal. Avant de prendre l’avion et une fois dans le pays, j’avais trouvé The Afro Shop LB, un concept store dans l’agglomération de Beyrouth.

À l’intérieur, il n’y a que des produits issus du continent africain, qui rappellent la culture des différents pays. Et fait rare, il est tenu par une femme noire, Salma, qui n’a pas sa langue dans sa poche et le fait savoir ! Je suis donc partie à la rencontre de cette commerçante devenue militante par la force des choses…

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une force imperturbable

Salma se considère chanceuse : ses voisin.e.s d’immeuble, de son commerce et sa belle-famille l’ont très bien accueillie au Liban. « Ici certain.e.s sont très racistes, te regardent de haut, te traitent mal à cause de ta couleur de peau. Mais avant que tu me mettes plus bas que terre, je vais te mettre plus bas que terre ! C’est mon pays aussi ! », lance-t-elle. « Je me bats dans les bus, taxis et dans la rue pour mes frères et sœurs noir.e.s. Si on essaye de les arnaquer ou mal leur parler, j’interviens. Je ne vais pas laisser passer ! »

« Il m’est arrivé de marcher, qu’une voiture s’arrête et qu’on me dise […] : “T’es une prostituée, pourquoi tu ne veux pas monter avec moi ?” »

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Un quotidien qu’elle ne subit que trop bien : « Il m’est arrivé de marcher, qu’une voiture s’arrête et qu’on me dise : “Viens, viens”. Je réponds non et tout de suite : “T’es une prostituée, pourquoi tu ne veux pas monter avec moi ?” Alors je rétorque : “Ta mère est une prostituée, pas moi” », s’amuse Salma.

Pour la plupart des hommes, une femme noire est soit une prostituée, soit une femme de ménage, me dit-elle. Des inconnu.e.s lui demandent même si elle ne connaît pas quelqu’un qui pourrait nettoyer leur maison – évidemment, tou.te.s les noir.e.s du pays se connaissent –, elle répond donc du tac au tac qu’elle cherche aussi quelqu’un, qu’elle est preneuse de bonnes recommandations.

L’histoire d’un périple

« Ma mère est du Liberia, mon père du Liban et ils se sont mariés au Liberia », commence Salma. « C’est une Africaine avec la peau foncée comme toi », dit-elle en montrant mon bras.

« Si j’avais épousé un non-Libanais, je n’aurais pas pu transmettre la nationalité. Ça ne se transmet que par les hommes, ce n’est pas juste ! »

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Le hasard fait qu’elle suit le même schéma que ses parents : elle tombe amoureuse d’un Libanais puis vie et se marie sur le continent, au Liberia. « J’ai des papiers libanais et libériens comme mes enfants. Mais si j’avais épousé un non-Libanais, je n’aurais pas pu transmettre la nationalité. Ça ne se transmet que par les hommes, ce n’est pas juste ! », soupire-t-elle, agacée. En 1990, la guerre civile les amène à quitter le Liberia avec leurs enfants, une fille et trois garçons.

Si la famille travaille à l’étranger (Dubaï, Norvège, Suède) à cause du manque de travail et des taux d’inflation énormes, c’est sa fille qui lui a permis d’ouvrir son affaire dans la capitale en 2018, une location et non un achat pour l’instant. Avant cela, elle travaillait dans une blanchisserie et, grâce à une amie, avait pu ouvrir une boutique de produits afros dans le nord du pays.

Le loyer ayant trop augmenté, elle déménage quelques rues plus loin, en novembre 2022. Mais la recette reste la même. À l’intérieur, il y a un salon de coiffure ainsi que des produits pour les cheveux frisés : des tresses, perruques, crèmes, shampoings ; du maquillage pour peaux noir foncé et claires ; des vêtements africains avec jupes, hauts, pantalons ; des accessoires ; de la nourriture comme du gari, du piment, du yam ou encore de l’huile. Il y a même des tableaux faits par un artiste et ami de la famille, ainsi que des livres.

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Certains aliments, comme le piment ou les patates douces, poussent au Liban. Le reste est importé, amené en retour de voyage. Des alternatives non-négligeables avec la hausse des frais de douanes et cargos.

Son produit préféré est une lotion pour les cheveux, d’ailleurs, et l’un des avantages à travailler dans la boutique est qu’elle peut utiliser les produits en fin de vie. Sinon, elle se débrouille pour les vendre sur Internet. Si les prix sont en dollars, le taux de la livre libanaise étant instable, il est possible de payer aussi en livres. La monnaie sera alors rendue en livres aussi, comme dans la majorité des commerces au Liban.

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« Sans eux, je ne survivrai pas ici. »

Avec la crise économique et l’inflation, la population n’a plus d’argent. Cela se ressent sur son chiffre d’affaires qui a drastiquement diminué, ces dernières années. « Avant, j’avais des dizaines de client.e.s par jour, maintenant, c’est plus 2 ou 3. Et il peut arriver que nous n’en n’ayons pas durant des journées » En effet, aucune personne n’est entrée dans le salon durant les quelques heures où j’étais présente.

De son propre aveu, ce sont ses enfants qui l’aident financièrement. « Sans eux, je ne survivrai pas ici », dit Salma, reconnaissante. Elle qui touchait plus de 1500 dollars par mois, doit aujourd’hui se résoudre à demander à ses enfants d’acheter des produits pour le magasin.

Après l’explosion d’août 2020, elle a aussi pu compter sur l’aide de CESVI, une organisation italienne [1] qui lui a permis de rester à flots un petit moment. Son magasin ayant été détruit, elle a pu recevoir environ 3 000 dollars pour les réparations, soit une belle somme – pour exemple, 25 minutes de taxis revenaient à 3 dollars, durant mon séjour – et une plus belle opportunité encore de promouvoir le magasin à travers le Liban.

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système kafala et esclavage moderne

La gérante me parle alors de sa clientèle composée d’Arménien.n.e.s – elle est dans le quartier de la diaspora – de ou Libanais qui « aiment le style africain ». Salma a beaucoup d’Africaines dans sa boutique, mais peu pour le salon, car elles se coiffent entre elles et ont peu de ressources, me dit-elle. Ce sont des employées de maison originaires d’Éthiopie, de la Sierra Leone, du Liberia ou encore d’Asie qui n’ont pas la liberté de Salma.

Souvent livrées à elles-mêmes dans les familles chez qui elles travaillent, elles n’ont quasiment pas de droits et ne bénéficient que d’un faible salaire. Le fameux système Kafala de « parrainage » apparenté à de l’esclavage moderne et dénoncé par Amnesty International depuis des années. Nombreuses sont celles qui préfèrent s’enfuir. C’est le cas de son employée Amina [2].

« Il appelle son employée esclave !! Donc je lui dis : “Pardon ?” »

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Salma se retrouve d’ailleurs dans des situations étranges et inquiétantes pour la livraison de produits à domicile. « On ne veut pas me donner d’adresses exactes alors que les employées ont besoin de vêtements, de sous-vêtements et ne peuvent pas sortir ! Les employeurs pensent que je vais les aider à fuir », relate Salma en levant les yeux au ciel. Elle doit alors batailler au téléphone pour « donner le peu de bien-être et de respect que je peux aux employées démunies », dit-elle.

Dans sa boutique, c’est pareil. Elle se souvient encore un peu choquée d’un homme qui est entré sans dire bonjour, en aboyant : « J’ai une femme », mais en utilisant un mot en arabe qui veut dire « esclave ». « Il appelle son employée esclave !! Donc je lui dis : “Pardon ? Vous êtes supposé dire bonjour pour commencer, et ensuite, le mot que vous utilisez, plus personne ne l’utilise à présent” ». Lorsqu’il lui demande d’un ton sec qui elle est, elle répond avec plaisir : « Je suis libanaise comme vous ! » Il n’est jamais revenu, mais a envoyé sa femme avec l’employée. Salma précise qu’à l’inverse, il y a des bonnes personnes qui traitent les employées convenablement, viennent avec elles dans la boutique ou les considèrent comme des membres de la famille.

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Selon elle, la situation était encore pire avant la crise. Les personnes étrangères n’étaient pas respectées « pas uniquement les Noir.e.s, peu importe que tu viennes de Russie ou d’un autre pays… ». Les réseaux sociaux jouent un rôle important dans cela, pense Salma, car « la société libanaise change un peu, les gens apprennent ». Mais elle évoque surtout l’exode des jeunes qui voyagent pour travailler, « reviennent avec une plus grande ouverture d’esprit et font évoluer les choses ». Ensuite, cela se transmet à l’entourage et aux enfants.

le dilemme de l’exil

Avant de quitter Salma, je lui demande si elle a déjà envisagé de tout plaquer et de partir hors du Liban. Mais non, elle ne se voit pas faire autre chose. Pour elle, ce magasin est aussi là parce qu’il y a besoin d’un endroit comme celui-ci, que des liens se créent avec les client.e.s qu’elle aide.

Lorsque je me retourne, je vois une bouteille de vin trôner sur l’un des meubles. Elle m’explique qu’une cliente kenyane lui a offert pour la remercier de l’avoir accompagnée jusqu’à l’autel lors de son mariage. « Elle n’a pas de famille ici et me considère comme une seconde mère. » Le fiancé a également dû rencontrer Salma afin qu’elle puisse donner son avis sur lui. D’autres travailleuses l’appellent une fois qu’elles sont de retour dans leurs pays respectifs pour donner de leurs nouvelles et la remercier.

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Au même moment, la lumière s’éteint. Par habitude, je demande à Salma si l’électricité fait toujours des siennes. « Non, c’est le générateur. Il n’y a que quelques heures d’électricité par jour, parfois plusieurs jours sans électricité. Mais il faut quand même payer une facture pour l’électricité », m’explique-t-elle, dépitée.

« Et si je ferme, que vont faire les employées domestiques qui comptent sur moi ? »

La population libanaise paye des sommes folles pour les générateurs. Cela représente presque la moitié du salaire/chiffre d’affaires. « C’est parfois plus que le loyer que vous devez payer, tu ne peux pas te permettre de faire quoi que ce soit d’autre ! » Puis elle calcule : « Entre le loyer ici, mon employée à temps partiel, le loyer de mon appart et les générateurs, je ne survivrais vraiment pas sans mes enfants, je te le dis ! » Salma ne compte pas sur l’État pour lui venir en aide. Quand je lui en parle, elle répond en rigolant à moitié : « Quel gouvernement ? Nous n’en avons pas ! Il est corrompu ! Il ne nous aide pas ! »

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Mais elle ne se voit pas non plus vivre ailleurs que dans « ce joli pays qu’est le Liban », comme elle le formule elle-même. « Sauf si mes enfants se marient et veulent que j’emménage avec eux, pourquoi pas. Par contre, pas aux États-Unis, c’est le dernier pays qui me traverse l’esprit ! J’ai l’impression qu’iels ne sont pas différents du Liban et sont très racistes, pas mieux qu’ici du tout », continue Salma en hochant la tête. « Là-bas, on voit les Noir.e.s se faire frapper et tuer dans la rue, ici, on ne voit pas ça ! Je n’aimerais pas rester dans ce pays. »

Un silence, puis la commerçante reprend : « Et si je ferme, que vont faire les employées domestiques qui comptent sur moi ? ». Elle regarde ensuite son téléphone ; une cliente vient de lui envoyer son adresse pour une livraison. Elle sourit.

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[1] Beaucoup d’organismes internationaux de différents États ou du secteur privé ont fait des dons suite à l’explosion. Et il n’est pas rare de voir des affiches « immeuble reconstruit grâce à l’aide de la principauté de Monaco », « électricité fourni dans la rue grâce à l’agence pour le développement international des États-Unis (chargée du développement économique et de l’assistance humanitaire dans le monde) ».

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[2] Prénom modifié pour sa sécurité car elle est sans papiers, ses anciens patrons ayant gardé son passeport