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Sous le métro Barbès, le royaume des marabouts

On vous garantit la richesse éternelle si vous lisez cet article jusqu'au bout.

Par
Adéola Desnoyers
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Ils sont trois, plantés en bas des marches de la station Barbès-Rochechouart. Au milieu des passants, le professeur Jean, maître Keba et l’assistant de monsieur Wahabou jouent des coudes pour distribuer leurs cartes de visite. Le mercredi matin, la concurrence est rude sous les rails du métro aérien : c’est jour de marché. Entre les étals des primeurs, des bouchers et des poissonniers qui s’étendent jusqu’à la station suivante, le ballet des caddies et des paniers de courses est incessant. Tous des clients potentiels pour les trois messieurs en djellabas, qui se partagent ce bout de trottoir avec les vendeurs de cigarettes à la sauvette et les quelques pickpockets qui sévissent sur le boulevard principal du quartier de la Goutte-d’Or.

Micro-territoire du 18ème arrondissement de Paris, le carrefour des boulevards Barbès et Rochechouart est un tourbillon urbain. Devant les stores définitivement baissés de l’emblématique magasin Tati, des bobos, toxicos, flics en civil et matrones en wax se croisent dans ce désordre parisien où chacun trouve son compte : brasseries branchées et hors de prix, pipes et crack, deals et sans-papiers, épiceries exotiques et taxiphones.

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Honni par certains pour sa population cosmopolite, chéri par les autres pour sa diversité de cultures, le quartier n’a qu’une devise : ici, tout se vend, tout s’achète. Ignames, cartes Lycamobile, bananes plantain, vinyles, shit, hijabs, livres d’occasion… sorts et amulettes ? Il faut croire.

« Si tu as une photo de lui, on peut déjà commencer »

Au feu rouge, je survole le petit carré de papier qui m’a été tendu : « Professeur Jean : grand medium voyant. Pas de problème sans solution. Sérieux, discret, paiement après résultat. » En police 8, la liste non exhaustive des prouesses du medium. « Chance, travail, amour, examens et concours, permis de conduire, commerce, guérisseur, problèmes de couple, si ta femme ou ton mari est parti(e), il (elle) reviendra dans 48 heures avec la capacité de Jean ! »

En levant les yeux, je m’aperçois que ledit Jean s’est approché de moi, flairant la bonne affaire. « Moi c’est du sérieux, les autres c’est moins bien », m’assure-t-il en pointant du doigt ses rivaux, affairés sur le trottoir d’en face. Le professeur Jean a l’air avenant, la soixantaine bien tassée, le regard cerné de pattes d’oie et l’accent du bled. En dépit de son âge, la technique d’approche est offensive : « Je peux régler tous les problèmes, c’est quoi pour toi ? » Prise de court, je brode une banale histoire de petit ami déserteur, sans savoir que je suis tombée sur le jackpot. « Tu as de la chance, le retour de l’amoureux c’est ma spécialité. »

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Presque inaudible dans le brouhaha alentour, le marabout se penche vers moi pour me glisser quelques mots à l’oreille : « si tu as une photo de ton chéri, on peut même commencer le travail maintenant ! Mon cabinet est à côté. » J’hésite. L’éthique du journaliste va-t-elle me mener jusque dans l’appartement d’un inconnu ? Il faut dire que le professeur Jean présente tous les symptômes d’un charlatanisme avancé malgré son capital sympathie.

À la dernière minute, j’esquive, en promettant au marabout de le contacter dans la journée pour discuter des modalités. « N’oublie pas hein ! Il faut m’appeler ! »

Du pays, à Paris

Difficile de savoir combien de marabouts arpentent encore les rues de la Goutte-d’Or mais Shadan Gujar a sa petite idée. Dans son imprimerie de la rue Labat, le commerçant voit de moins en moins de vieux messieurs en djellabas passer la porte de la boutique. « J’ai encore trois ou quatre clients qui viennent imprimer des cartes chaque semaine, avant c’était 15 ! ». La faute à internet ou les départs à la retraite, les raisons sont multiples.

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Principalement originaires d’Afrique de l’Ouest, les marabouts du quartier sont arrivés dans les années 1960, à la même période où la demande de main-d’œuvre immigrée et bon marché s’est accrue en France. Comme d’autres travailleurs sénégalais ou maliens, ils étaient installés dans les foyers de migrants de la Goutte-d’Or. D’après l’ethnologue Liliane Kuczynski, auteure d’une recherche sur les marabouts ouest-africains à Paris, ces figures traditionnelles de l’Afrique musulmane sont initialement « des lettrés musulmans, qui assument différents rôles, celui d’enseignant du Coran et de régulateurs de conflits […]. Connaisseurs de l’usage ésotérique des textes musulmans, ils sont aussi devins : ils font des prédictions sur des questions d’avenir pour ceux qui les consultent, disent des prières propitiatoires ou conjuratoires, confectionnent des amulettes pour les problèmes les plus divers. » Mais il semblerait qu’en traversant la mer, les marabouts de Barbès se soient éloignés de leur rôle initial. Et pour certains, les aspects lucratifs sont devenus une priorité.

Au téléphone, la voix de maître Keba se fait rapidement méfiante. Moins loquace que son concurrent, mes bafouillements et questions incongrues ont vite fait de lui mettre la puce à l’oreille. J’essaye péniblement de m’enquérir de ses tarifs et techniques, pour l’obtention rapide et assurée du permis de conduire. Mon interlocuteur est agacé. « Mais toi pourquoi tu veux savoir tout ça ? Viens déjà, ensuite on parlera du prix. » Impossible de savoir qui sont les clients de maître Keba et combien il en reçoit par jour, le voyant préfère rester discret sur ce sujet. « Secret professionnel », assène-t-il avant de raccrocher.

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Selon les recherches de Liliane Kuczynski, la clientèle des marabouts parisiens est multiculturelle, comme les habitants du quartier. « Elle est constituée aussi bien d’Africains que d’Antillais, de Français, de Portugais, etc. Un petit nombre continue encore de remplir auprès des Africains vivant en France quasiment toute la panoplie initiale mais c’est essentiellement à leur rôle de devin, de guérisseur de maux et d’infortunes que se sont adressés les Parisiens et souvent sur le même thème : relations familiales, sentimentales ou de voisinage, maux inexpliqués, situations administratives […]. » Maître Keba et les autres l’ont bien compris: le business de la voyance a encore de beaux jours devant lui.

50 euros et une mèche de cheveux

Fin de semaine, dernière tentative. Au bout de quatre sonneries, le professeur Jean décroche. « Ah c’est toi, tu es en retard ! Je te rappelle dans 30 minutes ». Deux heures plus tard, mon téléphone vibre. « C’est toujours pour le chéri ? Tu as sa photo ? Alors il faut venir au cabinet, c’est à Marx Dormoy. Toi, tu habites où ? » À une station de son lieu de travail, visiblement. Le marabout me demande aussi mes origines. « Le Bénin ? Vous avez le vaudou, alors tu ne vas pas avoir peur. » Un peu quand même. Je tente une combine : pourquoi ne pas se donner rendez-vous au métro Barbès, en extérieur ? « Sous le métro on sera pas tranquilles, les gens crient et puis il y a les drogués. » Finalement, rendez-vous est pris pour 16 heures le jour-même. « Ramène une de tes mèches de cheveux et 50 euros, on peut commencer avec ça. »

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Plus l’heure fatidique approche, plus ma volonté fléchie. Sur le chemin du « cabinet », je pèse le pour et le contre de mon entreprise. Devant l’immeuble, les 50 euros de frais annexes à l’enquête finissent de me décourager. Je rebrousse chemin en pensant au professeur Jean, qui m’attend sûrement dans son salon. Au téléphone, encore, ma mère me rassure : « Au Bénin, on n’appelle pas ça des marabouts, mais on a aussi des voyants, sûrement plus efficaces que ton monsieur Jean. Tu demanderas à ta grand-mère la prochaine fois qu’on ira. »

Sur le boulevard Barbès, malgré la fine pluie qui commence à tomber, la ville continue de s’agiter. Devant les alimentations générales, les clients discutent, un Caprisun à la main ; quelques mètres plus loin le vendeur de marrons chauds protège son brasier avec des morceaux de cartons ; à l’entrée du métro, les travailleurs pressés piétinent les flyers du jour. « M. Samou. L’expérience et le plaisir de rendre heureux ceux et celles qui frappent à ma porte sont la clé de mon succès, depuis plus de 40 ans […]. »

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Au fil des ans, la mairie du 18e a tenté de reléguer ses habitations insalubres, sa prostitution, ses trafics et ses voyants aux portes de l’arrondissement, pour faire place aux néo-bourgeois en mal de biens immobiliers abordables. Mais le Barbès populaire s’accroche et assume sa réputation sulfureuse. Pour Thomas*, flic du commissariat de la rue de la Goutte d’Or, les marabouts peuvent rester, « ça fait partie du folklore et ils n’ont jamais tué personne. De toute façon, je ne suis pas là pour empêcher les gens de se faire pigeonner. »

* Le prénom a été changé