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La scène se déroule à Bordeaux, un beau jour de juillet.
Je marche avec deux amies en direction du supermarché dans lequel nous nous apprêtons à acheter de quoi dîner après notre journée à la plage. Un peu sonnée par le soleil et le trajet du retour, prise dans une conversation à propos du défilé Jacquemus, je sens qu’on me frôle. Je m’arrête net, et regarde mon amie qui, elle, regarde son sac. Je lève les yeux et ne vois que deux hommes s’éloigner de nous tranquillement. Je fouille mon sac, et au fil des objets que je jette sur le trottoir à mes pieds, l’effroyable réalité s’impose à moi. «Mon portable n’est plus», dis-je d’une voix fluette à mes deux amies, qui se mettent à la poursuite des deux types d’un pas incertain. Je récupère mes affaires éparpillées sur le trottoir, ralentie par le choc et la difficulté à accepter cet événement. C’est toujours un peu fastidieux. On sait que c’est arrivé, et pourtant on s’attend encore à retrouver ledit objet dans un coin du sac, une doublure, une poche insoupçonnée. En général, on ne le retrouve pas.
Première réalisation : mon objet ne m’appartient plus. Deuxième réalisation : mon objet leur appartient. Ce que je tenais dans mes mains il y a encore un instant est maintenant dans leurs mains. Le numéro de mes parents, dans leurs mains. La possibilité d’appeler mes potes ce soir, dans leurs mains. L’envie de garder un bon souvenir de cette journée, dans leurs mains.
Je pense à l’audace des mecs, qui n’ont même pas pris la peine de partir en courant, tant ils savaient qu’ils n’avaient rien à craindre.
Mes amies les ont suivis, sans trop savoir quoi faire. Deux filles qui embrouillent deux types pour un portable, ça semble risqué. Quelles sont leurs chances de récupérer le portable ? Quelles sont les chances pour qu’il leur arrive quelque chose de pire ?
Nous rentrons toutes les trois en silence. Je pense à l’audace des mecs, qui n’ont même pas pris la peine de partir en courant, tant ils savaient qu’ils n’avaient rien à craindre. Je pense à ma lenteur, à mon manque de réflexes, à ma peine à croire que quelqu’un, ce soir-là, se soit permis de glisser la main dans mon sac et d’y dérober ce qui jamais n’aurait dû lui appartenir. Je m’autorise à ruminer au moins quelques heures. Je sais que je ne devrais pas gâcher la soirée, mais je ne parviens pas à lâcher prise. Je reste bloquée, je rejette ce qui vient de se passer. J’aimerais remonter le temps, retourner à “avant” le vol. Le pendant s’est passé sans que je puisse rien faire, et l’après a un sale goût d’échec.
J’ai aussi l’impression qu’il a volé mes heures de travail. Mon téléphone, c’est de l’argent.
Je pense à l’argent qu’un téléphone coûte aujourd’hui. Je pense aux heures que je vais devoir travailler pour en racheter un. J’ai aussi l’impression qu’il a volé mes heures de travail. Mon téléphone, c’est de l’argent. C’est comme ça qu’il le perçoit, c’est ce que j’avais oublié; c’est ce qu’il me rappelle brutalement ce jour-là à Bordeaux.
Parce que moi, j’y avais mis les numéros de téléphone de mes amis et de ma famille. J’y avais mis des photos de couchers de soleil, et d’affiches amusantes vues dans la rue. Il y a les notes perso que je m’écris, de ma liste de courses à mes pensées intimes. Il y a mon appli d’horoscope et une photo du tournage de A Ghost Story en fond d’écran. Est-ce qu’il l’a vu, ce film, au moins ? Est-ce qu’en voyant l’image de mon écran verrouillé, avant de l’éteindre, il a repensé à cette séance de cinéma un soir d’hiver à Paris ? «Il va tout effacer de toute façon, pour le revendre», me disent les gens. Super, mon intimité est préservée. Tout effacer ? Je me demande ce dont je suis capable de me souvenir. Cette recette que j’avais enregistrée, saurai-je la reproduire de mémoire ? Mes photos de voyages, les reverrai-je en imagination si je ferme les yeux ? Moi qui adore documenter, archiver, enregistrer de peur d’oublier, je dois accepter de laisser partir les supports de mes souvenirs. Je m’en suis voulue d’être tombée dans ce matérialisme émotionnel. Je devrais savoir que c’est du bon marketing d’arriver à créer un lien d’attachement entre le consommateur et son objet. Un lien assez impérieux pour acheter l’objet, mais assez malléable pour avoir envie d’obtenir le nouveau modèle l’année d’après.
Merci d’avoir fait disparaître de ma vue les photos et messages que je n’avais pas la force de supprimer.
Dans une prise de recul forcée et une volonté assez tordue de voir le verre à moitié plein, je me force à le remercier. Surtout, je ne veux pas qu’il me prenne davantage. Il n’aura pas le temps qu’il me reste avec mes amies ce soir-là. Alors : merci de m’avoir rappelé la valeur d’un objet. Merci de m’avoir montré que malgré ce que je craignais, je restais moi-même sans lui. Merci d’avoir fait disparaître de ma vue les photos et messages que je n’avais pas la force de supprimer. Merci de m’avoir rappelé que j’étais la seule constante de ma vie, et qu’a priori un pickpocket ne pourrait pas aussi facilement m’emporter dans sa course. Je doute que ce type ait eu l’intention de me faire réfléchir à l’approche lockienne de la construction de l’identité à partir de nos souvenirs. Toujours est-il que je lui dois cette opportunité de faire table rase du passé que recelait mon petit téléphone, et d’avancer plus légèrement.
Sur une note plus pratique et pour vous éviter des considérations philosophiques – de type “au fond, la propriété, c’est le vol, non ?”, pensez à fermer vos sacs. Et mettez vos masques aussi.