Derrière son écran et ses larges lunettes, Sophie Bramly termine un appel avant de Zoomer avec moi. Elle me fait penser à cette grande tante qu’on ne voit pas souvent mais avec qui le courant passe toujours bien. Un instant, j’oublie que je suis en train de discuter avec une pionnière, et pas des moindres : celle qui a contribué à l’éclosion de la culture hip-hop en France, rien que ça. Celle à qui l’on doit aussi “Yo! MTV Raps”, le premier show télévisé de hip-hop, devenu culte pour celles et ceux qui ont l’âge de s’en souvenir.
Sophie Bramly fait partie de ces êtres (un peu comme Philippe Chancels) qui, en quelques phrases, ont le pouvoir de nous propulser dans un autre espace-temps, photos à l’appui. Ces êtres qui, à un moment donné, ont eu la chance et la bonne intuition d’assister aux balbutiements d’un mouvement bientôt plus grand qu’eux.
Début 2023, après plusieurs rebondissements éditoriaux et sur les conseils de son ami Lucien Papalu (ex Native Tongues), Sophie Bramly a finalement publié un fanzine où l’on y retrouve des photographies inédites prises une après-midi de 1984 à la Grange aux Belles. Mieux vaut tard que jamais.
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Pour celles et ceux qui ne vous connaissent pas, qui êtes-vous Sophie Bramly ?
Je suis difficile à définir, y compris par moi-même parce que j’ai la bougeotte à tous niveaux ! Je fais des images mais il m’arrive aussi d’écrire. Je suis un observateur qui aime regarder les nouvelles tendances, qu’elles soient sociales ou technologiques, je reste à l’affût. J’aime observer ce qui va arriver et ce qui va nous projeter dans le futur… J’aime BEAUCOUP le futur : il a l’avantage d’être modelable, contrairement au passé.
Revenons un petit peu en arrière justement : quels sont les moments cultes de votre carrière ? Les clichés que vous aimeriez qu’on n’oublie pas…
D’abord, je ne demande à personne de se souvenir de moi (rires) Mes moments inoubliables… Je dirais que ce sont ceux au tout début des années 80, quand j’étais à New York avec la naissance du hip hop, ensuite dans les années 90 avec la découverte d’internet, et cette idée d’interconnexion entre les mots et les images, je suis tombée très amoureuse de ça ! Et dans les années 2000, ça a été le féminisme, évidemment. Ces dernières années, j’essaie de tout réunir, d’avoir l’air moins dispersé puisque personne ne comprend rien à ce que je fais ! (rires) Moi je sais que c’est très cohérent mais il faut que je tricote tout ça ensemble.
Comment avez-vous fait pour capturer (en photos) tous ces instants cultes à la Grange aux Belles alors que c’était pourtant interdit ?
D’abord parce que je ne savais pas que c’était interdit ! (rires) Et puis peut-être que le patron de la boite n’était pas là ou que personne n’a rien osé me dire, parce que j’étais celle qui revenait des États-Unis, je ne m’en souviens plus. Bref, je ne sais pas à quel état de grâce j’ai eu droit mais je suis passée au travers des interdictions ! Heureusement.
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À votre avis, que racontent ces clichés inédits que vous ressortez aujourd’hui sur la société de l’époque ? Est-ce que les temps ont changé comme le rappait Mc Solaar ?
Sur l’essentiel, pas tellement, non. Dans le détail oui, ça a changé musicalement, dans les tenues vestimentaires, dans l’état d’esprit aussi. Dans les années 80, il n’était jamais question d’argent, personne n’imaginait que ça allait être un marché, un métier, un avenir, etc. C’était juste profiter de l’amour de cette chose nouvelle qu’était le hip hop, plus que n’importe quoi d’autre. Avant, l’idéal d’un artiste, c’était d’être un artiste et aujourd’hui, c’est d’être un entrepreneur, ça me fait rire même si, à la fois, je trouve ça super… C’est peut-être juste un peu trop mercantile à mon goût, et puis cette façon de vouloir s’affranchir des maisons de disques, vouloir être in charge à tout prix… C’est bien mais parfois c’est too much.
Qu’est-ce que le hip hop français a ou avait de plus ou de moins que le hip hop américain ? En quoi sont-ils complémentaires ?
Justement, quand j’ai fait ces photos à la Grange aux Belles, moi ce qui m’intéressait c’était la différence entre le hip-hop français et américain. Le hip hop français en France est incroyablement bien installé, et bien développé. Mais le hip hop américain a pratiquement disparu du paysage français, à l’heure actuelle… Le truc que j’aime vraiment dans le rap américain, c’est l’engagement. Les gens ont des choses à dire et des idées à défendre, au-delà de la créativité musicale, c’est un véhicule d’idées. Ici, en France, j’ai l’impression qu’on est beaucoup dans “je suis le plus beau, je suis le plus grand, je suis le plus fort, j’ai une grosse bagnole et des gonzesses”, etc. Ça s’apparente surtout à de la petite virilité débutante…
À l’époque, est-ce que vous sentiez que vous assistiez à quelque chose de grand ?
Je ne pense pas qu’on réfléchit tant que ça quand on est dans le vif d’une action. Mais c’est vrai qu’il y a quelque chose qui vous envahit physiquement, qui vous emporte dans vos idées, il y a une espèce de passion presque irrationnelle qui naît, etc. D’un point de vue musical, je sentais que c’était une musique qui me donnait beaucoup d’énergie, et c’est toujours le cas ! J’avais un besoin physique et vital de ça.
Je me revois encore, en tant que petite bourgeoise de Paris qui avait grandi confortablement et qui me plaignait facilement, je débarquais d’un coup dans le Bronx où TOUT était difficile mais où les gens avaient une énergie dingue avec des idées créatives incroyables. J’étais fascinée. En France, j’avais l’impression qu’on était au paradis et qu’on s’en plaignait, alors que là-bas, c’était “l’enfer” mais les gens étaient d’une joie et d’une bonne humeur incroyables.
Quels sont les personnages de hip hop les plus marquants et touchants que vous avez pu rencontrer à New York et à Paris ?
Je me suis liée d’amitié profonde avec beaucoup de gens, aussi bien aux États-Unis qu’en France. Ce sont des gens qui sont toujours mes amis aujourd’hui ! Je les adore. Ce sont des amitiés de 40 ans. Je pense notamment, et entre autres, à mon ami Solo (qui formera plus tard le groupe Assassin), ou encore Lucien Papalu (ex Native Tongues) grâce à qui j’ai publié mon fanzine d’ailleurs.
C’est le hip hop qui nous lie. C’est le fait aussi que cette culture ne soit pas encore totalement reconnue, ça crée des liens. C’est drôle, les jeunes de la génération actuelle ont toujours l’impression d’être rebelles parce qu’ils écoutent du rap alors que les 4 générations avant eux en ont écouté aussi ! Mais ça reste toujours un peu à part le hip hop, parce que c’est une culture noire de banlieue, parce que c’est une culture “non bourgeoise” et même si on a tous grandi en l’écoutant, ça reste une culture rebelle. Et ce n’est pas si mal, ça lui permet de continuer à avancer, à dominer. Cette non-reconnaissance la maintient bien en vie. 80% de ce qui est écouté sur les plateformes de streaming en France, c’est du rap.
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Comment expliquer cette non-reconnaissance dont vous parlez ?
On va difficilement mettre du rap en prime time ou un rappeur/une rappeuse en couverture de Paris Match, par exemple… L’accès à cette popularité-là n’existe pas, et je pense que c’est principalement à cause de la couleur de peau. Le rap est arrivé dans les années 80 et, rapidement après, il y a eu la house et la techno qui sont des versions blanches de ce qu’est le hip hop, et on s’est arrêtés là…
Qu’est-ce qu’on doit au hip hop, selon vous ?
Ça a apporté bien au-delà de ce qui est reconnu. Par exemple, le rapport à l’individu : retrouver de la confiance en soi en paradant avec des faux vêtements de marques, mais qui se font se sentir bien habillé, en y ajoutant une fantaisie folle, c’est dingue ! Toute cette espèce de philosophie du paraître pour aller mieux s’est répandue partout dans la rue. Aujourd’hui, tout le monde porte des baskets ou des joggings, ça n’existait pas avant l’arrivée du hip hop ! Tout le monde veut avoir un sac avec le gros logo d’une marque, ça aussi c’est le hip hop.
Est-qu’Instagram et les autres réseaux sociaux n’ont pas, eux aussi, bénéficier de nombrilisme né avec le hip hop ? L’influence du hip hop peut aller jusque-là, je crois.
Et que vous doit-on à vous, Sophie Bramly ?
Je ne sais pas si j’ai apporté grand-chose mais j’ai peut-être raccourci les délais pour faire connaître cette culture. On était 2 ou 3 français d’origine nord-africaine et on a fait un pont entre l’Amérique et la France, parce que ça nous semblait essentiel. J’ai participé au démarrage de MTV Europe à Londres, et je n’arrêtais pas de dire aux États-Unis de faire la même chose mais on me disait non. Je trouvais ça incroyable ! MTV a finalement été la porte d’entrée au marché blanc. Ça a changé les choses. Le rap a pris une dimension qui était inenvisageable dans les années 80. Ça a changé la donne. Ce serait arrivé sans moi évidemment, mais c’est vrai que j’ai poussé au maximum pour que ça existe, oui.
Et le futur, qu’est-ce qu’il vous inspire, à vous qui avez du flair pour dénicher les nouvelles tendances ?
Je ne vois rien qui me renverse… Mais ce à quoi je m’intéresse depuis longtemps, ce sont les robots ! J’ai des projets autour de ça. Et sinon, d’un point de vue photographique, j’ai retrouvé une tribu dans le nord de la France, à Roubaix, qui me fait à peu près le même effet que celle du hip hop dans les années 80… Cette ville a d’ailleurs des points communs avec le Bronx puisque c’est là que le taux de chômage est le plus élevé de France, c’était une ville textile que tout le monde a désertée. Aujourd’hui, on y retrouve énormément de jeunes qui ne savent pas quoi faire de leur vie et qui vivent dans des conditions compliquées mais encore une fois, ils ont une créativité et une énergie dingue au niveau des tissus et de la musique. C’est beau à voir et à photographier ! Entre Roubaix et les robots, je ne m’ennuie pas.
Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour la suite ?
Je ne suis pas assez narcissique pour répondre à cette question ! (rires) Mon futur est calé sur ce que je peux sentir qu’il se passe ailleurs , donc ça ne dépend pas que de moi. Mais il y aura quelque chose… À suivre.