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Rebels de Philippe Chancel : « Une magnifique capsule temporelle »
« À Paris, le quadrilatère Nation, République, Grands boulevards, Gare de l’Est, marque leur territoire. Comme eux j’ai tout juste 20 ans. Blacks, Blancs, Beurs, belles gueules et mines fracassées se font face », écrit Philippe Chancel dans son ouvrage Rebels, une jeunesse de France paru aux éditions The Jokers Publishing. À l’intérieur et pour la première fois, on retrouve des clichés immortels des Del Vikings et des Black Panthers, « deux bandes de rebelles » en marge et pourtant bien ancrées dans ce Paris des années 80.
En feuilletant les clichés de cette époque révolue, on ne peut s’empêcher de penser qu’en France, à une époque, les « blacks blancs beurs » se mélangeaient et se retrouvaient sans crainte d’un grand remplacement. On en a discuté avec le photographe qui n’a rien oublié de cette époque culte.
Comment avez-vous rencontré ces jeunes rebelles et qu’est-ce qui vous a séduit chez eux ?
J’étais un très jeune photographe, j’avais une certaine expérience et je m’intéressais à la photographie de manière empirique, je participais même à des concours, etc. J’étais étudiant à la fac de Nanterre en économie pour rassurer ma mère surtout (rires). Mais c’est un ami proche de la famille, photographe, qui m’a donné le virus de la photographie et qui m’a fait découvrir que la photographie, c’était avant tout l’art de porter un certain regard sur les choses et de donner un sens à ce qu’on photographie dans la manière dont on le fait.
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J’étais un jeune branché parisien, comme on dit, et j’étais dans ces mouvances de la presse de l’époque, notamment avec le magazine Actuel, j’étais dans la cellule incubatrice avec Hawax, on était un genre de satellite d’Actuel. On était jeunes écrivains, photographes, et on cherchait des histoires à raconter, surtout à la marge. J’ai accroché les Black Panthers d’abord et ensuite les XX Kings. À travers des revendications de bandes, ils exprimaient leurs singularités, mais aussi leurs différences, leurs territoires, etc. Il y avait un côté fun même s’il y avait parfois des bagarres ! Je les ai rencontrés à la marge, tels qu’ils étaient.
Aventure personnelle et photographique, c’était presque une démarche initiatique pour moi. J’avais l’habitude de fréquenter ces milieux-là, ça m’attirait et c’était une charge d’adrénaline qui me permettait d’avancer et qui allait bien dans mon écosystème. Les rebelles, c’était un peu une microsociété comme ça.
La présentation de votre livre commence par cette phrase : « Au début des années 1980 la France traverse une période mouvementée, avec l’infernale spirale du chômage, la montée du Front National et l’intensification des violences envers les immigrés. » Donc, en fait, rien n’a changé 40 ans plus tard ?
C’est une question intéressante… Je trouve que tout s’est radicalisé en 40 ans. Les Black Panthers pourraient passer pour des enfants de choeur comparé à la violence qu’on subit aujourd’hui, à tous points de vue.
En 1983, à l’époque du livre, on assistait à la première montée de l’extrême droite, à Dreux. Et aujourd’hui, elle fait 42 % aux élections présidentielles…
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Est-ce que les « bandes » d’aujourd’hui sont très différentes des bandes d’hier ? Est-ce que les rebelles d’aujourd’hui vous inspirent autant que ceux d’hier ?
Si j’avais 20 ans aujourd’hui, je ne referais pas un tel projet, je ne pense pas que ce serait possible. J’ai l’impression que tout le côté amoureux et romantique de ce travail n’existe plus aujourd’hui. À l’époque, entre les flics et les bandes, c’était le jeu du chat et de la souris, mais c’était encore « bon enfant », alors qu’aujourd’hui, ce n’est vraiment plus ça. Tout s’est trop radicalisé.
En 1983, à l’époque du livre, on assistait à la première montée de l’extrême droite, à Dreux. Et aujourd’hui, elle fait 42 % aux élections présidentielles… Il n’y a pas photo.
Pourquoi ces photos sont-elles restées longtemps enfouies dans des boîtes d’archives ? Pourquoi les ressortir maintenant ? C’est un geste politique ?
Oui et non. C’est un peu les lois du hasard et de la nécessité aussi. Mais il se trouve que ces photos sont ressorties parce qu’à un moment donné, il fallait qu’elles ressortent. Et puis, il y a eu un faisceau d’indices qui m’ont laissé croire qu’il fallait les ressortir à ce moment-là.
Et il s’avère qu’une personne qui a un label de rock les avait vues circuler sur les réseaux sociaux, et qu’elle m’a contacté. De fil en aiguille, plusieurs personnes m’ont encouragé à ressortir ces photos dans un contexte où, c’est vrai, les années 80 reviennent en force. C’est un cycle ! Avant, c’était les années 70, maintenant, c’est les années 80.
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Vous dites notamment que les bandes d ’hier avaient énormément de style. Plus que celles d’aujourd’hui? Les ravages de l’uniformisation H&M sont passés par là ?
Sur mes photos, on reconnait les années 80, mais les gens ont des looks vintage des années 50.
Aujourd’hui, il y a les influenceurs et autres prescripteurs qui guident un peu les codes de la mode. À l’époque, dans les années 80, Jean-Paul Gaultier s’est fait connaitre en tant que créateur en s’inspirant des modes de la rue, tout était fait de manière spontanée. Pour les bandes, c’était ça aussi. Tout était dans la création spontanée et non dans la reprise systématique qu’on voit aujourd’hui… À tous niveaux d’ailleurs. Il y a une amnésie générale aussi, je crois : on prend parfois pour neuves des choses et des usages très usés, ou juste recyclés, voire remixés. C’est la même chose en musique ! Et je n’ai rien contre tout ça, mais c’est moins authentique qu’avant.
« Il y avait une énergie dingue (…). Moi, j’étais là avec mon Nikon et mon flash à essayer de capter cette énergie. »
Les bandes étaient parfaitement authentiques, elles venaient de partout et de nulle part en même temps, avec une culture très métissée et des références culturelles assez opaques. Les soirées aux Grands Boulevards, c’était quelque chose ! Même des stars venaient en prendre plein la gueule. Il y avait une énergie dingue, c’est surtout ça que je retiens de cette époque : moi, j’étais là avec mon Nikon et mon flash à essayer de capter cette énergie. Chaque photo était une prise d’énergie, une énergie parfois incontrôlable, alors j’avais parfois des retours de manivelle violents mais ça faisait partie du jeu.
Le photographe est un danseur : c’est un pas devant, un pas de côté, un pas en arrière avec le réglage de la mise à distance, de la mise au point. Et avec eux, c’était vraiment ça, j’avais vraiment l’impression d’être des deux côtés, eux aussi. Ç’a été une magnifique capsule temporelle, les Rebels.
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Qu’est-ce qu’il reste de l’authenticité aujourd’hui ? Où se trouvent les derniers bastions ?
En Afrique, sans aucun doute. Je rentre tout juste d’un voyage en Afrique de l’Ouest et je trouve que les derniers arpents d’authenticité se trouvent là-bas, vraiment. J’étais au Bénin, j’ai pu pénétrer dans des couvents vaudous, j’ai même été initié… Il se passe des choses extraordinaires au niveau des échanges là-bas, ça nous rappelle que l’humain est quand même extraordinaire.
Ils ont encore ce rapport précieux à la nature et aux ancêtres, toutes ces valeurs que nos sociétés occidentales sont en train de rayer de la carte. Ça me réjouit que ça perdure là-bas.
C’est peut-être dans l’irrationnel et dans le spirituel que l’authenticité est encore présente à l’heure actuelle, sans pour autant être béatement ouvert à tout et n’importe quoi.
Quelles sont vos photos préférées dans cet ouvrage ? Pourquoi ?
Il y en a plein… La photo des baisers, celles des girls qui ont froid dehors (saisissante et émouvante), etc. Toutes les photos correspondent à des moments particuliers dont je me souviens comme si c’était hier, c’est ça qui est particulier et c’est difficile de trancher.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué de cette époque ?
Les soirées déchainées du vendredi soir aux Grands Boulevards, sans aucun doute ! C’était dingue. Ça envoyait du lourd et c’était authentique, encore une fois. Tout le monde se mélangeait, le coin VIP n’existait pas; ç’a été inventé dans les années 90, ce concept avec la hiérarchisation des classes, etc. J’étais choqué d’apprendre qu’il y a avait des coins VIP, je m’en souviens encore. Mais ça allait avec la mentalité de l’époque et ça marquait un tournant, celui du tout-pognon, du bling-bling et du show off et tout le tralala.
Avec les Rebels, on était vraiment aux antipodes de ça, et c’était la France « black blanc beur » avant l’heure avec les grandes promesses de la gauche qui arrive au pouvoir avant que tout se fracasse, encore une fois, face aux réalités politiques.
Avant le début de la fin ?
La fin, je ne sais pas, mais la fin des utopies, oui. Les années 80, c’est à la fois l’arrivée de la gauche au pouvoir et la fin d’une certaine utopie, c’est évident.
Et la bande son de l’époque alors ? C’était quoi ?
C’était le début de la sono mondiale ! Il y avait Rachid Taha, du rock pur et dur, Gainsbourg, Fela Kuti, etc. C’était très varié mais vrai à chaque fois, du son authentique qui transperçait. C’était vibratoire, en fait, et ça se ressent parfois dans mes photos : il y a une explosion à l’intérieur de chaque image, comme si on essayait de contenir un trop-plein. J’étais vraiment dans cette maïeutique face à moi-même et je le suis encore.
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Est-ce qu’il y a des personnages ou des « gueules » que vous n’oublierez jamais ?
Le personnage emblématique de Petit Jean, celui avec la houppette sur la tête qu’on revoit souvent. Lui, hélas, je l’ai retrouvé en totale perdition quelques années après au fin fond des halles, il est décédé depuis. C’était un personnage extrêmement touchant…
Il y a Simon Abkarian aussi, il est entré au théâtre du Soleil et a rencontré Ariane Mnouchkine, c’est un comédien en vue maintenant, il tourne beaucoup, il apparait même dans un James Bond.
Et puis, il y a eu le beau Grand Jack, il est devenu rapidement une égérie de plusieurs photographes de mode français, comme Jean-Baptiste Mondino ou Jean-Paul Goude. Il est aujourd’hui bodyguard VIP !
Bref, ce sont des personnalités qui m’ont vraiment marqué, même si on avait des conversations assez simples, au final.
Le Paris de cette époque vs. le Paris d’aujourd’hui : lequel préférez-vous ?
Je n’ai aucune nostalgie, alors j’aime autant le Paris d’aujourd’hui que celui d’il y a 40 ans, c’est juste que ce n’est pas le même, c’est tout (rires). Mon regard n’est pas le même non plus et les choses ont largement évolué. Et puis, Paris s’est gentrifiée, c’est un fait et ça change tout. Pour le meilleur comme pour le pire. Paris est une ville qui se métropolise un peu à la manière de New York et Londres… Mais il y a toujours quelque chose à raconter.