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Sapiosexualité, le fol amour du QI ++

Quand la matière grise fait son petit effet...

Par
Antonin Gratien
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« Là maintenant, si tu me reparles des enjeux géopolitiques de l’élection Biden, ça m’excite ». Et pour cause, Charlotte se définit comme « sapiosexuelle ». Sapio quoi ? « Sa-pi-o-se-xu-elle », épelle-t-elle patiemment. Du latin sapiens, qui signifie « intelligence » et sexuel qui signifie… sexuel.

Autrement dit, cette éducatrice de 24 ans est avant tout attirée par les prouesses de l’esprit. Pas les pectoraux saillants, pas le sourcil charbonneux, pas l’allure ténébreuse.« Mes potes flashent sur de belles gueules… Mon délire à moi, c’est le savoir ».

On a cette conversation en soirée, à une heure déjà avancée de la nuit. Désarçonné par le propos, je lève un sourcil sceptique. Le terme « sapiosexualité » me fait l’effet d’un néologisme bricolé à la va-vite. Mais ce n’est pas tous les jours qu’on croise la route d’une addict aux érudits. Je décide d’en savoir plus sur l’origine de son attirance.

« Littéralement, ses tournures de phrases m’excitaient »

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La révélation se manifeste au lycée. À l’époque, Charlotte vit une relation amoureuse tout ce qu’il y a de plus banal avec un garçon de son âge. Mais voilà qu’un beau jour, en cours de français, un prof – « plutôt dégueu’ d’ailleurs » – corrige une interrogation sur Les Souffrances du Jeune Werther (Goethe, 1774). Il décortique les chapitres, détaille les effets de style, commente le mouvement de l’oeuvre. Et, dans la chair de Charlotte, quelque chose s’anime.

« J’ai décollé… Au point qu’en rentrant, je me suis masturbée en pensant à son analyse ». Quid du petit ami d’alors ? « Oublié ! », s’amuse mon interlocutrice.

À partir de cet épisode, l’intellect-lover reconnaît être en premier lieu sexuellement et affectivement attirée par la « subtilité des discours ». Aussi, invitée chez des amis, notre sapiosexuelle passe plus de temps à causer politique en compagnie d’adultes qu’à enchaîner les verres avec les copains dans leur chambre. Et arrivée en prépa du secteur social, elle engage une relation platonique nourrie d’interminables discussions avec son professeur de culture générale.

Aussi piquantes soient-elles, ces anecdotes ne me convainquent pas. Comme beaucoup, j’ai aussi eu pour fantasme des professeurs particuliers, des enseignantes, ou des supérieures hiérarchiques.

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Où situer la frontière entre sapiosexuel et non-sapiosexuel ? J’explique à Charlotte que si, dans les 5 minutes, une fille venait me citer Friedrich Nietzsche dans le texte, cette saillie susciterait mon intérêt. Moins à cause d’une sapiosexualité insoupçonnée qu’en raison d’anciennes études de philosophie. Après tout, il paraît logique d’être attiré par les personnes avec qui l’on partage des goûts culturels.

« La nuance se joue dans l’intensité du rapport au savoir. Écouter quelqu’un développer une expertise littéraire éveille d’emblée une excitation sexuelle chez moi », explique Charlotte. « Lorsque mon ex parlait de sa thèse, je l’entraînais nécessairement au lit avant qu’il ait fini son topo. Question embrouilles de couple, la plupart se résolvaient sur l’oreiller… Après qu’il ait lu quelque chose à haute voix. Du Musset, par exemple », glisse-t-elle.

La sapiosexualité, une maladie ?

User d’un texte littéraire comme préliminaire sexuel me fait penser à une forme particulièrement intello de fétichisme. Or le fétichisme est l’une des 8 « paraphilies », autrefois appelées « perversions », recensée par la 5e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5, 2015). Soit un ouvrage d’autorité en la matière. La sapiosexualité serait donc une pathologie à soigner ?

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« Non, non, et non ! », martèle Nadège Pierre, psycho-sexologue. « Chaque fois qu’on privilégie un trait de caractère physique ou psychique, on est un peu dans le fétichisme. Fondamentalement, c’est comme préférer les filles à talons ou les hommes à barbe », résume la thérapeute.

« Effectivement, si mon seul moyen d’entrer en érection était de disserter sur Schopenhauer, j’irai consulter. »

Chacun est donc fétichiste à sa manière. On bascule du levier érotique à la problématique psychiatrique « quand le trait d’attirance ou d’excitation sexuelle devient exclusif, car il peut alors représenter un danger pour autrui ou devenir une entrave personnelle ». Effectivement, si mon seul moyen d’entrer en érection était de disserter sur Schopenhauer, j’irai consulter.

Pour sa part, Charlotte n’a jamais ressenti le besoin de s’allonger sur un divan. « Ça a pu surprendre certains proches… Mais à titre personnel, je trouve mon penchant naturel. Les mots peuvent être érotiques. Alors pourquoi la finesse des tournures ne pourraient-elles pas l’être ? », interroge l’éducatrice. Avant de soutenir que les mécaniques de son attirance, aussi atypiques soient-elles, ne l’ont jamais empêchées « d’être épanouie ». Reste que la sapiosexualité n’est pas monnaie courante. J’interroge mon interlocutrice sur les raisons supposées de ce penchant.

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Pas de « profil-type » du sapiosexuel

Le regard ailleurs, Charlotte esquisse l’idée d’un complexe à liquider. « Je viens d’une famille d’auteurs. Combiné avec trouble dyslexique, cet environnement m’a parfois conduite à me sentir bête », confie-t-elle. « J’ai peut-être besoin de combler quelque chose… Au sens où, dans l’amour que me porte un homme intelligent, j’obtiendrai une reconnaissance de ma propre valeur intellectuelle ». Pourrait-on élargir cette logique à l’ensemble des sapiosexuels ?

« Dresser un profil-type afin d’expliquer par quel truchement germe la sapiosexualité ne paraît pas pertinent », tranche Nadège Pierre. « Tout est valable ! On peut être face à une personne mal assurée, comme Charlotte. Ou bien quelqu’un qui cherche dans ses partenaires une retrouvaille avec un premier objet d’affection brillant par ses connaissances. »

« Un sapiosexuel pourrait aussi, inconsciemment, chercher à se détacher d’un milieu démuni par l’appui d’une conjointe intelligente, et donc supposément aisée… En vérité, les raisons d’un choix d’objet amoureux ou sexuel nous échappent toujours », rappelle Nadège Pierre.

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S’il est délicat de traquer l’origine précise de l’expression « sapiosexualité », on peut néanmoins faire remonter sa popularisation à novembre 2014. Car ce mois-là, le site de rencontre Okcupid ajoute ce terme à son éventail d’orientation.

En admettant que la sapiosexualité constitue effectivement une orientation sexuelle à part entière, elle ferait exploser les frontières du genre. Untel ne regarderait pas au sexe de l’autre, mais à sa maîtrise de la théorie des cordes par exemple. L’idée a de quoi séduire. Mais la caractérisation de la sapiosexualité comme orientation sexuelle n’est pas admise légalement. Et le terme reste peu évoqué dans la littérature scientifique. Précisément en raison de ce flou conceptuel, la sapiosexualité recouvre diverses réalités.

Pour Charlotte par exemple, elle ne représente qu’un sous-genre de l’hétérosexualité. Là où les propos éclairés d’un homme attisent son désir, ceux d’une femme suscitent juste son « admiration ».

On peut aussi imaginer que certains se disent sapiosexuels simplement pour faire entendre que leurs standards sont exigeants. « Tu veux m’intéresser ? Alors sors les rames, joue sur des discussions élevées ». Et pas n’importe lesquelles ! Seulement celles qui engagent une connivence intellectuelle. Dans cette perspective, certains pourraient trouver l’étiquetage « sapiosexuel » franchement snob. Et nullement révolutionnaire.

« la sapiosexualité pourrait paver la voie à une floraison de nouvelles cases »

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Admettons que le mot « sapiosexualité » désigne simplement un goût très, mais alors TRÈS, prononcé pour les joutes verbales sur un sujet chéri. Sa démocratisation n’ouvrirait-elle pas la porte à une floraison d’autres néologismes ? « L’humourosexualité » pour ceux qui privilégient la frange rigolade dans la drague et le couple, ou encore « l’athléticosexualité » pour les fanatiques du corps sculpté.

« Effectivement, la sapiosexualité pourrait paver la voie à une floraison de nouvelles cases », estime Nadège Pierre. « On peut s’en inquiéter au sens où l’étiquetage réduit le champ des partenaires possibles, et donc les chances d’être surpris par une rencontre », pointe la thérapeute. Avant d’ajouter : « d’un autre côté, certains s’épanouissent à l’intérieur de catégorisations précises, par besoin d’identification. Dès lors, la multiplication des étiquettes n’est pas forcément une mauvaise chose ».

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Et à défaut de renvoyer (pour l’instant ?) à une réalité précise, la sapiosexualité a au moins un mérite. Celui, par son introduction dans le langage, « de faire bouger la pensée en provoquant des discussions sur l’amour, l’érotisme et la sexualité ». Toujours ça de pris.