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Rire de la mort en ligne : un nouveau mécanisme de survie ? 

Qui a peur du Grand Méchant Suicide ? Certainement pas Internet !

Par
Malia Kounkou
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À la suite d’une journée particulièrement éreintante, ma meilleure amie rentre chez elle, pose son sac à terre et déclare sans ambages à son colocataire : « Je vais me jeter du balcon ». Le soir même, celui-ci verrouille secrètement toutes les fenêtres et portes de leur appartement, de peur qu’elle ne passe à l’acte.

Entre deux hoquets de rire, mon amie me raconte ces événements le lendemain matin, via FaceTime. « J’ai oublié que je parlais à quelqu’un de l’extérieur », commente-t-elle, une fois son souffle repris. À quelqu’un, donc, qui n’est pas encore habitué au côté gratuitement sinistre de notre champ lexical quotidien.

Et au sein de ce langage, la mort est le seul marqueur d’intensité valide qui puisse exister. Dire simplement que nous rions ne suffit donc plus : il faut aussi préciser que nous sommes « décédées », « explosées », « achevées », « calcinées », « foudroyées » et tous les emojis mortuaires qui vont avec — 💀😭⚰️📴.

En d’autres termes : un rire n’est pas un véritable rire s’il n’est pas létal.

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Personne ne sera surpris d’apprendre que cet humour nous a été principalement transmis par Internet, ce lieu sans foi ni loi où jamais la mort n’aura autant fait rire.

La reine Elizabeth II rend l’âme dans son sommeil ? La voici aussitôt photoshoppée au paradis, en train de perdre une partie de basket contre Kobe Bryant, un éminent athlète, également décédé. Cinq milliardaires coulent au fin fond de l’Atlantique, prisonniers d’un sous-marin défectueux ? Leurs décès n’étaient même pas prononcés que les publications riant de cette noyade atteignaient déjà les millions de vues sur TikTok. De quoi faire rougir les blagues vues et revues sur l’effondrement de la seconde tour du World Trade Center, le 11 septembre 2001.

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Mais qu’est-ce qui se cache réellement derrière cette appétence humoristique pour le macabre ? Existerait-il un lien entre cette tendance virtuelle et notre propre réalité ? C’est bien ce qu’on « meurt » d’envie de savoir, ici (un peu gratuit mais il fallait que je le place).

Le suicide comme langue vivante

Bien évidemment, tourner la mort en dérision n’est pas un sport qui date d’hier. Depuis qu’Internet existe, ce type d’humour a toujours trouvé son petit groupe d’adeptes. « Petit », car ce public était autrefois plus niché et voyait dans les huit secondes de malaise collectif suivant ses blagues chocs la preuve qu’il était membre de l’élite edgy et visionnaire d’une société incapable d’encaisser plus d’une cuillérée de poliquement incorrect.

Oui, rien que ça.

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Sauf que ce fameux humour noir, autrefois si VIP, est à présent la forme de rire la plus répandue sur l’ensemble du web. La preuve la plus criante serait celle du suicide qui, désormais, n’est plus seulement mentionné dans un contexte de prévention, mais aussi à des fins de punchline.

Au printemps 2019, l’influenceur américain Bryce Hall en fait les frais sur X (anciennement Twitter) en écrivant : « [Si] vous nous voyez à la piscine, qu’est-ce que vous faites? ». À sa publication est attachée un cliché ensoleillé de ses amis et lui en costumes de bain à l’avant d’une piscine. Peu de temps après, un certain @fictionaljake se charge de lui répondre en ces termes : « Je me tue en face de vous pour changer votre amitié et la trajectoire de votre vie pour toujours ».

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Instantanément, sa phrase devient virale au point d’en devenir un template de mème déclinable à l’infini. D’un bout à l’autre du web, elle se retrouve alors utilisée à toutes les sauces et dans tous les contextes : moquerie, copypasta, troll, frustration, déclarations d’amour, autocritique et parfois même de façon extrêmement littérale.

Bien souvent, le rire que nous provoquent ces mèmes n’est pas léger ou passager, mais plutôt hystérique à en devenir douloureux. En effet, toute l’essence de ces blagues mortuaires ne repose plus seulement sur le choc, mais aussi sur un mal-être plus enfoui, formulé ici de façon un peu trop honnête. Un mal-être qui, au vu des taux d’engagements massifs engrangés par ces publications humoristiques, semble plus commun qu’on ne le pense.

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Et même lorsque les rires s’arrêtent, le suicide, lui, reste fermement ancré dans le vocabulaire virtuel. Il devient le parfait mot-béquille pour verbaliser ses chamboulements intérieurs. Alors, plutôt que de se dire en colère suite à une dispute ou anxieux juste avant une présentation, on déclare tout simplement que l’on va se tuer.

Là, maintenant, tout de suite.

Comme si l’émotion ressentie était si dévastatrice que seul le fait de la relier à une mort métaphorique parviendrait à la décrire correctement.

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Nihilisme version kawaii ()*:・゚

Pour mieux comprendre la place de choix qu’occupe la mort dans notre vocabulaire virtuel, TikTok est une clé précieuse. Non seulement parce que cette plateforme réunit tous les millénariaux, génération Z et génération alpha dont on aime dire qu’ils sont « chroniquement en ligne », mais sa capacité à fabriquer sept tendances virales par semaine permet aussi de savoir ce qui emballe cette démographie précise.

Et actuellement, l’heure semble être à l’exaltation de la noirceur, car tout ce qui s’y rapporte se retrouve d’une manière ou d’une autre décliné en divers mouvements esthétiques.

Par exemple, la tristesse sera encapsulée par la sad girl aesthetic (soit des photos, vidéos, médias – comme la série Skins ou encore la discographie lancinante de Mitski – encapsulant l’idée de tristesse féminine). Les larmes ? Par la tendance du crying girl makeup (des tutoriels de maquillage visant à reproduire un visage en pleurs) ou encore par les crying selfies (la publication de photos de soi-même en train de pleurer).

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@sarahnewsfx My everyday routine:) #cryinggirl #makeup ib: @uniquelytyana @zoekimkenealy ♬ Reckless – Madison Beer

Pour illustrer l’isolation, on entre alors dans le nihilisme pur avec la tendance du « rotting », une esthétique accélérée par la pandémie et consistant à se laisser « pourrir » dans son lit en fixant le plafond ou en scrollant sans fin les réseaux sociaux, dans une sorte d’attente passive de la mort.

Et, comme pour en accélérer la venue, les adeptes de cette tendance exalteront cette fois-ci tout ce qui se rapporte à la moisissure, à l’abandon, à « la pourriture, la saleté et la décomposition ». On se comparera autant à une bâtisse en ruines qu’à un fruit putride ou une carcasse animale en état de décomposition.

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Mais quand même la légèreté de TikTok ne parvient plus à contrebalancer la très claire idéation suicidaire si ancrée dans ces esthétiques virtuelles, peut-on commencer à s’inquiéter ?

En 2021, la mannequin Bella Hadid poste plusieurs photos d’elle en pleurs sur son compte Instagram.
En 2021, la mannequin Bella Hadid poste plusieurs photos d’elle en pleurs sur son compte Instagram.

Survivre à un monde en lambeaux

Lorsque le sujet de la dépression sur les réseaux sociaux est abordé, il se forme généralement deux camps : celui qui considère (souvent à raison) que les troubles de santé mentale, tout comme le jargon psychologique, sont devenus des lieux communs dans les discussions en ligne. Et puis, il y a le camp irréfutable des chiffres.

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Car, selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), 280 millions d’êtres humains sur 8 milliards sont atteints de dépression et, toutes les 40 secondes, une nouvelle personne se donne la mort. Une macabre réalité sur laquelle la pandémie n’est venue apposer aucun baume, faisant augmenter les cas d’anxiété et de dépression de pas moins de 25 %, notamment chez les jeunes et, surtout, chez les femmes.

Peu étonnant, donc, que la tristesse féminine soit la fondation de nombre de ces esthétiques virales dont le titre débute en « girl ». Ces statistiques expliquent aussi l’explosion en popularité de forums sur lesquels les utilisateurs s’encouragent à mourir en partageant des méthodes pour y parvenir efficacement.

Du côté du Québec, on ne compte pas moins de 46 % de Québécois entre 18 à 24 ans avec des symptômes s’apparentant à un trouble anxieux ou à la dépression.

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« J’en perds mon latin », confiait à ce sujet dans Radio-Canada la Dr. Mélissa Généreux au sujet de ces chiffres.

Un lien de cause à effet pourrait clairement être tracé entre cette santé mentale en déclin et Internet, ce refuge virtuel qui, surtout pendant la pandémie, comble l’absence de contacts humains… mais à quel prix ? Celui d’une pluie de nouvelles macabres au fil des publications qu’aujourd’hui encore, nous ne pouvons cesser de parcourir sans s’arrêter – « doomscrolling », comme cette pratique se nomme en bon français.

Si ce n’est pas la Terre qui brûle un peu plus qu’hier, c’est une nouvelle guerre qui éclate, les prix qui flambent, les extrémistes qui montent, les féminicides qui augmentent, les injustices raciales qui persistent, l’arrivée imminente d’un énième variant; une spirale de l’horreur addictive, qui nous maintient dans la culpabilité de ne pas être au fait de tout et de ne pas pouvoir y faire grand-chose.

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S’ajoute à cela la mort qui, à l’ère d’Internet, n’a jamais été autant à portée de main. Que ce soit les vidéos de nourissons morts en Palestine, les huit minutes et quarante-six secondes d’agonie de George Floyd, cette mère ivoirienne décédée de soif avec sa fille de 6 ans dans le désert tunisien ou encore le pilote d’avion se crashant à l’arrière d’une fête de gender reveal, chaque internaute naviguant la toile régulièrement a été porté au moins une fois dans sa vie à contempler la mort sur son écran.

La conséquence directe de cela est que, pour les générations accouchées, nourries et bercées par l’Internet, la mort ne peut plus être une arrière-pensée comme elle l’était auparavant.

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On ne peut que la regarder droit dans les yeux et la laisser nous transpercer en retour.

« Malheureusement, le proverbial rideau a été tiré et la génération Z ne voit pas le monde avec des lunettes teintées de rose et ne peut pas non plus se permettre de repousser la mort comme l’ont fait les générations précédentes », constate la chroniqueuse Rhea Varghese dans le média Talk Death au sujet de l’attitude plus mature de la génération Z face à la mort.

En cela, l’humour macabre, tout comme la glorification esthétique de la tristesse, deviennent une manière renouvelée de négocier avec la mort qui hante notre quotidien. Une façon de vivre avec, mais aussi en dépit d’elle.

L’exécution est-elle maladroite? Peut-être. Saine ? Beaucoup plus que de faire l’autruche. Car, tout comme l’explique dans Vice l’autrice Louise Winters, au centre de toute cette démarche n’existe qu’une seule phrase libératrice : just talk about it, man.

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