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« Quatre-vingt-quinze » de Philippe Joanny : « J’avais et j’ai toujours eu cette immense responsabilité d’écrire ce livre »
« Où sont passés mes proches ? » Cette phrase (tirée d’une « Danse de mauvais goût » de Mansfield.TYA x Odezenne) tourne en boucle dans ma tête en lisant les dernières lignes de Quatre-vingt-quinze, le deuxième roman autobiographique de Philippe Joanny. « Le temps passe et on continue pourtant de s’interroger. Combien de maisons a-t-on fermées et combien de volets a-t-on tirés ? Combien de cloches ont sonné et combien de larmes a-t-on versées ? Combien de cercueils a-t-on mis en terre et combien en a-t-on brûlé ? Combien de planches a-t-il fallu pour les fabriquer ? Combien d’arbres ont été abattus ? Combien de vies ont été arrachées et combien ont été sauvées ? On ne sait pas, on ne sait plus, et l’a-t-on seulement jamais su ? »
Quatre-vingt-quinze est un livre qui raconte la vie et la mort avec le sida, juste avant l’arrivée des trithérapies, mais c’est aussi et surtout un récit vibrant, parfois drôle et terriblement émouvant. Avec Quatre-vingt-quinze, Joanny rend pudiquement hommage aux disparus, et à cette amitié folle qui unissait cette bande d’amis-amants-amoureux, accros au sexe, aux drogues, et à la vie telle qu’ils la concevaient. Impossible de lire Joanny sans penser au film de Robin Campillo, 120 battements par minute ou à celui de Dolan, Juste la fin du monde. Dès les premières lignes de Quatre-vingt-quinze, des images mentales se créent naturellement, comme s’il fallait à tout prix qu’on adapte ce roman à l’écran.
« Dans ces temps tragiques, personne ne ressemble à personne, il n’y a pas d’égalité, pas de justice, chacun se débrouille avec ce qu’il a et comme il peut. Il y en a qui jouent avec le feu, ils ont vingt ans, ils sont chauds comme la braise et il est difficile d’exiger d’eux qu’ils deviennent des modèles de vertu. Certains ne veulent rien savoir de leur cas, ils se comportent comme s’ils n’étaient pas concernés alors qu’ils sont contaminés. Ils envoient leur corps à l’hôpital mais leur cerveau n’y est pas, ils ignorent le contenu de leur dossier médical. On peut en penser ce qu’on veut, mais en aucun cas juger. »
Par le prisme de plusieurs voix, peut-être dures à suivre pour les moins concentré.e.s, l’auteur nous ramène à une époque où, justement, tout se confondait dans une rage de vivre où la mort guettait au tournant. Quatre-vingt-quinze permet de garder vivants ceux qu’on a tant aimés, ces proches qu’on ne reverra plus, mais avec lesquels on a tout vécu.
Pourquoi ce titre Quatre-vingt-quinze ?
Je passe mon temps à chercher des titres ! (rires) Ce livre, que je garde dans mes tiroirs depuis 25 ans, son nom de code c’est “La Pétro est morte” en hommage à un ami disparu. Mais comme je n’allais évidemment pas garder les vrais prénoms de mes amis, ça ne marchait pas. C’est difficile de trouver des bons prénoms aux personnages : il faut que ça fabrique une image qui correspond à ce que le personnage incarne. Willy (ndlr, un personnage du livre) porte bien son nom, par exemple, je trouve ! (rires) Ça pourrait être un clown, quoi ! Il est espiègle, gentil et un peu sautillant.
Mais bref, je ne savais pas comment intituler mon livre au départ et à un moment donné, ça m’a semblé évident, j’ai trouvé ça beau : Mille neuf cent quatre-vingt-quinze, en toutes lettres. Je trouve ça noble, avec beaucoup d’ampleur. Mais disons que pour la couverture, le directeur artistique de Grasset s’est fait plaisir !
C’est en référence aussi à Quatrevingt-Treize, de Victor Hugo ?
J’avais évidemment Quatrevingt-Treize en tête, et pendant le confinement, j’ai lu 1984 d’Orwell pour la première fois… Et puis un polar anglais aussi : 1974. Bref, je trouve ça très beau, ces titres-dates : c’est à la fois fermé et ouvert.
Et puis, j’ai trouvé cette phrase de Victor Hugo qui décrivait exactement le même état d’esprit que celui dans lequel on se trouvait en 1995 : « Ce temps épique était cruel, nous étions des furieux ». C’est aussi le récit de la terreur, cette période rouge sang où on décapitait les aristocrates (mais pas seulement). Cela se passait aussi dans Le Marais à Paris : ce quartier est peuplé de morts du sida, de la Shoah et de la révolution française…
Qu’est-ce qu’il représente pour toi ce quartier ?
Le Marais me rappelle où je suis, qui je suis et ce que je suis. Mais aussi qu’il y a l’extérieur, le dehors et le “nous”. C’est peut-être ce “nous” surtout. C’est notre histoire, c’est notre enfance. Les premiers gentrificateurs du Marais, c’est eux, ce sont ces pédés là : c’est la bande de Normandes dans mon livre, c’est cette génération qui arrive à Paris au début des années 80. Tous mes amis venaient de province. Ils sont venus à Paris quand ils avaient 18-20 ans parce qu’ils étaient pédés et que grandir pédé en province reculée, c’est pas très rose.
À l’époque, quand t’étais pédé et que tu débarquais à Paris, tu allais dans le Marais : c’était un ancrage, tu savais que t’allais trouver un bar où tu te sentirais bien. C’était la fonction des bars à l’époque : se retrouver, se rencontrer, ça nous fédérait. C’était des vrais sites de rencontres ! Tous les jours après ton boulot, tu fonçais dans ton bar préféré où tu étais sûr de trouver ta bande de potes. C’était très fort. Ta bande devenait ta famille. D’autant que souvent, on avait plus ou moins tous rompu avec nos familles biologiques, on ne voulait plus trop en entendre parler. Mais les amis, c’était la vraie famille. Alors quand l’un d’entre eux mourrait, on ne perdait pas “juste” un ami, on perdait un MEMBRE de la famille. Un membre comme un bras ou une jambe, je veux dire…
Tu y retournes souvent dans Le Marais ?
Dans les “grands” moments de ma vie, je me retrouve souvent dans Le Marais, au Cox. J’ai toujours adoré être seul dans ces endroits, et regarder cette marée de mecs, c’est d’une puissance difficile à expliquer. Ce sont des moments d’épiphanie où tout concorde et tout te met en lumière une conscience que tu n’avais pas jusque là. Comme la première fois où je pousse la porte du Quetzal, ce moment où tout est parfait, du moins où tout nous apparaît comme parfait.
Est-ce que t’as ressenti une urgence à écrire Quatre-vingt-quinze ? Comme s’il fallait à tout prix que tout le monde sache ce qui s’était réellement passé, et que t’étais peut-être le seul ou le dernier à pouvoir le faire ?
Après Comment tout a commencé (ndlr, son premier roman), il me semblait évident d’enchaîner avec cette histoire-là. Comme pour boucler une boucle. J’ai été publié tardivement chez Grasset, à 50 ans, et ça m’a donné des autorisations symboliques : aujourd’hui, ça me permet de faire des choses que je ne pouvais pas faire avant. Je n’écris pas facilement, mais pour Quatre-vingt-quinze c’est venu… Ce livre est comme une valise que j’avais et qu’il fallait absolument que je déballe. Je suis très très heureux de l’avoir publié, même si j’ai toujours du mal à y croire. Il y a comme une forme d’irréalité à en parler. J’étais très jeune quand tout ça s’est passé, c’était il y a un quart de siècle…
Qu’est-ce que ça t’a fait de terminer ce livre et d’y mettre un point final ?
Quand mon travail a été terminé, je suis resté très longtemps dans un état de sidération complet. Je n’arrivais pas à comprendre comment j’avais réussi à faire ça.
J’ai même dit cette phrase dingue : “J’ai l’impression que cet objet est plus grand que moi”. Ça me trouble encore quand j’en parle là maintenant avec toi, parce qu’il y a tous mes amis dans ce livre et les 3/4 d’entre eux sont morts. Coco, qui faisait le tapin au bois, est morte il y a 3 mois, donc elle n’a pas lu mon livre. Et ceux qui sont toujours en vie sont en mauvais état. J’avais et j’ai toujours eu cette immense responsabilité d’écrire ce livre. C’est pour ça qu’il fallait le faire maintenant, vite.
On voit de plus en plus de livres et d’expos qui traitent du sida, est-ce un hasard si tout sort en même temps, selon toi ?
Non, ce n’est pas un hasard si on parle autant du sida maintenant, on arrive tous à un âge où on peut transmettre des choses. Après 50 ans, on commence à avoir ce genre de préoccupations. Donc ce n’est pas étonnant. On aurait pu en parler avant mais ceux qui étaient bien placés pour en parler sont morts… Ils sont tous morts.
Aujourd’hui encore, les gens ne savent pas ce qui s’est réellement passé, ils ne savent pas comment les gens mourraient, j’ai voulu leur raconter dans le détail. Je n’aime pas l’écriture bavarde mais dans ce contexte, les détails sont très importants. Il faut faire des listes de médicaments, de maladies, de symptômes, etc : donner du cadre à tout ça pour qu’ils se rendent compte, pour que tout le monde sache, et que personne n’oublie.
Il faut un temps pour gérer ça et pour le raconter. Il a d’abord fallu un temps de décantation pour pouvoir en parler et faire parler les amis autour, et puis un très long temps de sédimentation qui sert à prendre de la hauteur pour pouvoir donner de la profondeur. Ce livre-là, plus que mes autres manuscrits, c’est celui pour lequel j’ai mis le plus de choses.
Au niveau de ton processus de création et de la structure de ton livre, comment as-tu procédé ?
Avec mon premier livre, j’ai essayé très longtemps de raconter mon histoire à la première personne et je n’y arrivais pas. Et puis, j’ai lu John Maxwell Coetzee, il a écrit des livres autobiographiques à la troisième personne du singulier et j’ai trouvé ça d’une beauté ! C’était si juste, c’est comme s’il faisait de la peinture avec son autobiographie. Et puis j’ai trouvé ça intéressant et soulageant d’être un objet de temps en temps et pas seulement un sujet.
J’avais commencé à l’écrire à la 3e personne du singulier Quatre-vingt-quinze, mais c’est mon éditrice qui m’a convaincu qu’il fallait que j’écrive à la première personne. Rapidement, j’ai pensé que pour donner de la force et de la puissance au texte, ce serait bien d’accompagner ma voix avec celles de tous mes camarades qui m’avaient accompagné dans cette aventure. Et puis je me disais que ça apporterait d’autres points de vue pour raconter la même chose. Je voulais aussi qu’on soit avec une vraie bande d’amis ! Je ne pouvais pas inventer les choses. Parce que c’est un livre sur l’amitié, avant toute chose.
La structure est très complexe, on m’a dit que certaines personnes n’arrivent pas à rentrer dedans, parce qu’il y a trop de voix et plusieurs niveaux de narration : le présent de narration où le narrateur raconte la semaine, le présent des entretiens avec les voix des amis qui parlent et par-dessus, il y a un troisième temps, le présent de l’écriture où je regarde cette époque avec mon moi actuel, et je raconte comment ça se passait. Mais je ne me voyais pas l’écrire autrement.
Comment fais-tu pour parvenir à écrire un livre qui donne l’impression aux lecteurs.trices qu’iels sont en train de regarder un film ? Je ne sais pas si je suis claire… (rires)
Si, si ! Oui, on m’a souvent dit que mes livres feraient de beaux films. Je ne demande pas mieux ! Je veux vendre mes droits ! (rires) Ce serait un grand honneur que Quatre-vingt-quinze soit adapté à l’écran, bien sûr.
Pour écrire, je suis les enseignements de Boileau : “Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage. Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Polissez-le sans cesse, et le repolissez. Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.” J’ai 23 versions de Comment tout a commencé : ça veut dire que j’ai réécrit 23 fois le livre. Et là pour Quatre-vingt-quinze, j’en suis à 26 : je l’ai réécrit entièrement 3 fois, mais à chaque fois, je lisse, je lisse et je lisse ! Ça procède un peu comme la sculpture : j’aime qu’à la fin, ce soit lisse et pas poreux. Je ne veux pas que ce soit pénétrable, je veux que ce soit impénétrable. Comme du marbre, et poli dans tous les sens du terme (rires).
À un moment donné, on voit que l’objet-livre est en train de se former, comme si on avait trouvé le chemin et qu’on voyait la fin arriver. C’est pareil, je déteste le gras et les mots en trop. Dustan avait une phrase implacable pour ça : « Il y a trop de mots ». Et c’est vrai, il a raison : il faut enlever des mots ou trouver celui dans lequel il y a plusieurs mots. Mais c’est beaucoup de travail…
Qu’est-ce que t’aurais envie de dire à tes amis disparus ?
Je ne pense pas que j’aurais grand-chose à leur dire. Je voudrais juste qu’ils soient encore là et qu’on reprenne le cours des choses. Je leur dirais juste : « Où est-ce qu’on en était déjà ? Viens, on va boire un coup et reprendre notre discussion. » C’est tout.