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Vous aussi, il vous arrive d’apprécier avec dévotion l’odeur de vos aisselles ? Avouez. Pourtant l’odeur de transpiration chez quelqu’un d’autre nous dégoûte. M’en découle cette fulgurante interrogation : quand et comment se met-on à trouver qu’une chose sent mauvais et non une autre ? Pourquoi en Asie du sud-est on raffole de durian alors que ça donne la nausée à n’importe quel Occidental ? Qu’est-ce qui pousse les Français à apprécier un camembert à hauteur de son niveau de puanteur ? Pourquoi les boutiques Sephora donnent envie de se bétonner les narines ?
Pas de panique, j’ai passé un coup de bigot à Didier Trotier, chercheur au CNRS et fondateur de l’association Nez en herbe et de toute évidence un type qui a le nez creux. “Il n’existe pas de mauvaises odeurs. Une odeur identique sera appréciée différemment selon son contexte, tout est une question d’interprétation.” Par exemple, l’odeur du gaz peut être le signal d’une fuite dans votre cuisine, dans ce cas appelez immédiatement les pompiers. A l’inverse, l’odeur du gaz dans une assiette de pâtes aux truffes sera interprétée comme le signe que vous avez des thunes, appelez plutôt votre banquier. Pour la transpiration c’est pareil “On interprète positivement nos odeurs et négativement celles des autres.” Sur le plan olfactif, on est particulièrement néophobe, c’est-à-dire qu’on n’aime pas ce qu’on ne connaît pas. C’est aussi pour cela que l’odorat est le seul sens à être culturellement construit, et donc modifiable.
Historiquement, on a appris à détester certaines odeurs et ça, Alain Corbin (dont je vous avais déjà causé ici) nous l’explique remarquablement dans son ouvrage Le miasme et la jonquille. L’historien des sensibilités jette un coup de loupe sur la France entre le XVIII et le XIXe siècle en proie à une vaste entreprise de désodorisation. Et je peux vous dire qu’avant la chute du Second Empire, ça fouettait sévère…
A vos narines, prêts ? Partez !
Projetez-vous dans le Paris du début du XVIIIe, pas besoin de date précise mais si ça vous aide, disons que c’était un mardi. Fermez les yeux (attention, vous ne pourrez plus lire alors demandez à une personne de confiance de vous narrer ce qui suit). Nous sommes dans les rues de la capitale. Ça braille. Les ruelles sont petites et étroites. Elles regorgent d’excréments et de sang humain et animal. Il y a du monde dans la capitale, on s’entasse dans les habitations qui s’entassent elles-mêmes partout, même sur les ponts. Les fosses d’aisance sont déversées dans la Seine, la terre ne parvient plus à avaler les cadavres qui s’accumulent dans le cimetière des Innocents (pas pour rien que Patrick Süskind a choisi d’y faire naître son héros Jean-Baptiste Grenouille dans Le Parfum), les marchands de viande et de poisson participent aux effluves pestilentielles. L’écrivain Louis Sébastien Mercier note “Il n’y a que le Parisien au monde pour manger ce qui révolte l’odorat.” Quant aux prisons et aux hospices, ils grouillent et puent la malaria, qui littéralement signifie “mauvais air” en italien. Les toilettes sont encore loin d’être répandues – jusqu’au XVIIe à Versailles, on déféquait derrière les portes et dans les rideaux sans que ça ne pose problème, quelle belle époque. Bref, l’air est irrespirable.
La théorie des miasmes les doigts dans le nez
Jusqu’au XIXe, on était bien embêté pour comprendre comment se propagent les maladies. Normal, il nous manquait Louis Pasteur. Pionnier de la microbiologie, c’est lui qui s’est penché le preum’s sur les microbes donnant ainsi lieu à la bien nommée révolution pastorienne. Avant cela, il était clair pour tout le monde que les maladies telles que la peste ou le choléra se transmettaient par les miasmes, donc l’odeur. Au Moyen Age on recommandait par exemple des traitements prophylactiques (censés prévenir de la maladie) comme respirer à plein nez la fosse – ni plus ni moins les toilettes communes, pour se protéger de la peste. Il fallait puer encore plus que la maladie. Dans cette continuité, au XVIIe siècle, on n’hésite pas à se parfumer à outrance avec des baumes très puissants : la civette, l’ambre et le musc ravissent les narines. Plus on cocotte, plus on a le sentiment de se purifier (pensez-y la prochaine fois que vous croisez un mec qui se lave pas mais fout du déo Axe tenue 92 heures). Toutefois personne n’a conscience de ce qui pue. Le concept de puanteur pour l’époque est même anachronique… sauf pour la femme. Ah bah oui on l’avait oubliée celle-là. Il va sans dire que ce qui pue, ce sont les zouzes. Les médecins pensaient qu’elles schmoukaient naturellement. Le mot “putain” partage ainsi la même racine que “puer” (et putois donc), les deux expressions viennent du latin “putidus” qui veut dire gâté, fétide. Les premières occurrences du mot “pute” renvoient à ce qui est sale mais aussi aux femmes lascives. Charmant, non ? Faut-il reprocher tout ça à Méfitis, déesse des exhalaisons pestilentielles volcaniques ? (notez qu’il y a vraiment des dieux qui sont arrivés à la bourre dans la distribution des postes).
Révolution olfactive : on peut plus sentir les pauvres !
Si un tournant s’opère au XVIIIe siècle, ce n’est pas parce que le paysage des odeurs est plus pestilentiel qu’avant, c’est surtout qu’on voit naître l’eau de Javel (qui n’est autre que du chlore dilué). Patatras ! Pas mal ce concept de désinfectant qui pique les narines non ? On commence à en mettre partout où ça schlingue. Le seuil de tolérance baisse progressivement, on supporte de moins en moins les odeurs de fermentation, on tient en horreur ce qui stagne.Or qu’est-ce qui stagne dans l’imaginaire bourgeois ? Les pauvres. Dans les prisons. Dans les hospices. Dans les navires. Dans les rues. On amalgame la mauvaise odeur avec le milieu populaire. Le milieu rural n’y échappe pas non plus. L’humidité et la puanteur de la terre humide effraient bien que certains agriculteurs fassent valoir (à juste titre) que le fumier n’a aucune raison de sentir la rose si on veut qu’il serve à quelque chose.
La bourgeoisie invente de nouveaux codes olfactifs ; dorénavant, les cool kids sont ceux qui s’embrument de légers parfums discrets et floraux (on est loin de la graisse de civette) éloignés des vapeurs scatologiques du bas peuple. La toilette intime devient un marqueur social, on se met en quête d’espaces aérés loin des villes et, le cas échéant, on fuit les rez-de-chaussée pour prendre de la hauteur à l’étage. L’architecture Haussmanienne décrasse les villes, le maître mot est l’aération ! On pète les remparts, on enduit les murs de chaux, on pave les rues, et on met en place le tout-à-l’égout. On force le peuple à intégrer ce vaste chantier de désodorisation avec les premières consignes d’hygiène : laver ses vêtements une fois par semaine, troquer le lit collectif pour un lit solo, se peigner la barbe et les tifs.
La révolution pastorienne a achevé ce long accomplissement de l’hygiène sociale. Un progrès que personne ne regrette aujourd’hui. Cela dit, Alain Corbin voit aussi dans cette transformation majeure une manière de mettre à distance la mort. En découvrant notre répulsion pour l’odeur de la mort et des déjections, on l’a reléguée à l’intime en l’invisibilisant. Aujourd’hui en France les vieux meurent cachés loin du foyer dans des EHPAD miteux et hors de prix et 200 000 personnes sont encore privées de sanitaires dans leur logement. L’hygiène a fait sa révolution, mais elle en a laissé quelques-uns à quai.