Manger des gens n’est pas une pratique commune – sauf pour Béatrice Dalle qui s’est un jour fendu de mordre une oreille humaine à la morgue, anecdote culinaire désormais rentrée dans la légende de la plus punk des Dalle. Dans l’imaginaire commun, le cannibalisme renvoie surtout à des personnages ultra flippants type Hannibal Lecter dans la fiction ou Luca Magnotta IRL. Bref, ce sont avant tout des histoires de particulier à particulier (rien à voir avec le site de location immobilière). Mais il existe quelques rares cas historiques où des groupes de gens comme vous et moi ont été pris d’un vent de folie par une belle journée de printemps et ont décidé de réduire en miette une personne avant de… la boulotter. Petite touche finale sur laquelle on a décidé de porter toute notre attention. Car je ne vous parle pas de spectacle de torture classique tel que l’a subi Ravaillac qui, coupable d’avoir assassiné Henri IV, s’est vu écartelé lentement sur la place de Grève. Pas super sympa comme sort pour le régicide mais au moins personne n’en a fait un ragoût, chanceux va !
Je vous rassure c’est pas si courant qu’on en vienne à de telles extrémités (dé)gustatives, l’histoire retient quelques cas qui se comptent sur les doigts d’une main. On n’oubliera pas le cas du Premier Ministre hollandais Johan de Witt et de son frère Cornelis, victimes de la vindicte populaire en 1672. Alors que Cornelis fut emprisonné, Johan rendit visite à son frère. Le peuple qui l’attendait ne tarda pas à traîner les deux frères dans la rue, les lyncha à mort jusqu’à extraire leurs organes qu’ils exposèrent les semaines suivantes dans les pubs et dont certains servirent de repas (selon la légende racontée dans La Tulipe Noire d’Alexandre Dumas, aucun podcast de témoignage d’époque ne nous permettra de confirmer, Sonia Kronlund a cruellement manqué au XVIIe siècle). Quant aux cas d’anthropophagie survivaliste, comme les survivants du crash de la Cordillère des Andes en 1972 qui n’eurent d’autre choix que de manger leurs camarades (morts) pour ne pas périr dans cet enfer blanc (histoire glaçante narrée dans le film Le Cercle des Neiges) ; ce n’est pas le même sujet.
Bienvenue au village des “cannibales”
Le petit village de Hautefaye n’a pas volé son surnom (oups, je spoile) mais c’est ainsi que l’historien Alain Corbin a titré son essai sur ce drame devenu cas d’école en psychologie collective. Sans doute l’événement du genre le plus documenté. Le 16 août 1870, Alain de Monéys, noble de la région se rend sur la foire de Hautefaye réunissant 700 personnes au croisement de la Dordogne et de la Charente. Il fait chaud (pire que ça, depuis plusieurs mois la sécheresse réduit à néant les récoltes), l’ambiance est électrique. Il est 14h, tout le monde est bourré (au vin de noah, un cépage interdit en 1934 car on dit qu’il rendait fou) ou comme le dit plus vulgairement Alain Corbin “la foire à cette heure est devenue temps de la permissivité (…) à l’inquiétude du marchandage, succède la détente et peu à peu se faufile la tentation de l’excès.” Alain de Monéys est venu pour acquérir une génisse pour un de ses voisins dans le besoin.
N’importe quel autre type de son rang aurait envoyé un fermier à sa place pour accomplir cette basse besogne, mais lui ne voit aucun inconvénient à se mêler aux paysans. C’est un bon gars. Dans le contexte, c’est même un acte de bravoure. A cette époque, les paysans nourrissent une hostilité sans égal envers les figures de “supériorité” (hérité depuis la Révolution Française). On conchie le clergé et les nobles dont on craint qu’ils souhaitent rétablir l’Ancien Régime et l’heure n’est pas à la proximité interclasse bien qu’elle soit animée des meilleures intentions. Tout aimable qu’il est, quand Alain Monéys débarque devant un parterre de villageois alcoolisés, appauvris par la sécheresse, échaudés par la météo et légèrement sous tension par la guerre franco-Prusse de 1870, l’accueil n’est pas tout à fait à la hauteur de ses espérances…
Une horreur inexplicable et pourtant inévitable
Avant de vous faire le récit par le menu. Jetons un coup de loupe dans le passé. Pour Alain Corbin, la région se caractérise déjà par des actes de violence cruelle envers le corps républicain. On peut évoquer ces deux élèves qui ont tenté de d’émasculer un de leur camarade sous prétexte qu’il s’appelait Chavoix, homonyme d’un candidat républicain de la circonscription. Par ailleurs, il n’est pas rare de voir des membres extérieurs d’un groupe se présenter à des foires comme Alain de Monéys et se voir accusés d’être républicains ou prussiens avant de fuir pour sauver leurs miches. On nourrit une admiration sans égal pour Louis Napoléon Bonaparte contre qui rien ni personne ne peut s’ériger. Face à lui, on a encore en tête “la figure d’une république gaspilleuse au profit de ses dirigeants mais exigeante et répressive à l’égard des travailleurs de la terre.”
Quelques jours avant le 16 août 1870, Camille de Maillard, cousin d’Alain était à l’origine d’une première indignation collective. Ce jeune homme de 26 ans lisant le journal eut la mauvaise idée de partager son pessimisme sur la situation politique et aurait ainsi déclaré “l’Empereur est perdu”. Cela ne relevait pas d’une opinion politique mais plutôt d’un constat. Une subtilité que n’entendent pas les villageois présents, qui voient là une insulte faite à Napoléon III le bien aimé. Ce jour-là, ils ne sont pas nombreux et ne parviennent pas à “régler son compte” à celui qu’ils considèrent désormais comme un républicain. Un regret énoncé par la suite par les coléreux présents, ce qui laisse entendre que le crime contre Alain de Monéys s’inscrivait dans la frustration qui sauva Camille de Maillard le 9 août… mais aussi le 16 août puisque le cousin était à la même foire quelques heures plus tôt. Alors qu’on l’accusa d’avoir critiqué tantôt l’Empereur, Camille de Maillard prit ses jambes à son cou, sentant que la chance ne le sauverait pas deux fois.
“Mangez-le si vous voulez”
Oups je re-spoile avec ce titre de roman de Jean Teulé inspiré de l’événement (c’est pas comme si je vous avais pas prévenus). Il est donc 14h… Alain de Monéys se pointe comme une fleur en bottines. Il n’a pas physique à ouvrir l’appétit. Il est maigre, chétif, souffrant d’une calvitie précoce. Ça n’empêche pas de lui demander des comptes sur son cousin qui, à ce stade de la journée est désormais considéré comme un républicain convaincu. On ne manque pas de tricoter un fantasme collectif en lui prêtant des paroles outrageuses telles que “Vive la République !” Alain de Monéys tente naïvement de rectifier, de défendre son parent qui n’aurait jamais tenu de tels propos. Aïe. S’il ne veut pas que son cousin catalyse toutes les haines, c’est donc sur lui que ça va tomber. Et un noble doublé d’un républicain, c’est mathématique, ça donne un “Prussien” (autant dire, pire que de se faire traiter de wokiste dans un séminaire de Zemmour). Alain de Monéys commence à se faire tabasser, chacun a droit à son coup, c’est un travail d’équipe et l’insupportable supplice commence.
Le curé Saint-Pasteur voulut prendre sa défense, mais ne faisant pas partie des figures les plus appréciées (je rappelle que le clergé en 1870 = pas copain), il n’insiste pas mais trouve une autre stratégie. Après une heure de torture perpétuées par des dizaines de villageois contre le malheureux, Saint-Pasteur sort de sa cave quelques litrons de son meilleur pinard dans l’espoir que ce nouvel événement festif brise la liesse meurtrière. Tout le monde a droit à son godet, l’abbé les incite à porter un toast au Prince impérial. Ouf. L’attention a dévié, Alain de Monéys est… sauvé ? Que nenni. Le répit est de courte durée et on reprend vite son ouvrage contre le supplicié.
Ceux qui ne participent pas observent la foule s’acharner depuis les terrasses. Ils savent que rien de pourra les raisonner du moins, ils n’en prendront pas le risque : ils veulent bouffer du Prussien (même un faux). Alain de Monéys dans un court élan de survie tente de se réfugier chez le maire qui lui refuse l’entrée de peur que sa venue n’abîme la vaisselle (témoignage réellement recueilli au procès). Pendant ce temps-là les acharnés débattent sur l’exécution : pendaison ? mince, la corde a cassé. Fusil ? Alain de Monéys pleure de joie, qu’on en finisse. Boarf, continuons plutôt à lui filer des coups de pieu c’est tout de même plus marrant. Alain de Monéys semble plonger dans le coma. Encore animé de quelques rares sursauts nerveux, son corps ne répond plus de rien. C’est alors qu’on rapporte les propos du maire démissionnaire à la foule “…Mangez-le si vous voulez”.
Sortez vos couverts
Inutile de s’étendre sur la somme de tortures qu’on fait encore subir à Alain de Monéys qui a décidément mal choisi son jour pour se faire des potes. On fout son corps sur le travail du maréchal ferrant. L’un propose qu’on le ferre comme un cheval. Mouaif, on va plutôt lui arracher les ongles. Les cheveux. Et si on le brûlait “comme un cochon” ? Les derniers râles émanant du corps attestent qu’Alain de Monéys n’a pas totalement rendu l’âme avant l’asphyxie subie par les flammes de son propre bûcher. Et si l’on pensait que ça ne suffisait pas, le groupe de tortionnaires n’eut d’autre idée que de suivre effectivement les conseils du maire… Étaler la graisse du corps calciné sur de bonnes tartines de pain. Détail anthropophage authentique (bien qu’on tente de le garder secret à l’époque) qui conclut toute la folie de ce chemin de croix. Difficile de déceler dans cette bombance cannibale une volonté purement nutritionnelle plutôt qu’une dimension symbolique. Car ce jour-là, près de 80 ans après la Révolution Française, dans une fougue sanguinaire déshumanisante, les paysans… ont mangé les riches.
A méditer pour ceux qui veulent supprimer l’ISF et les allocs (je sais pas vous mais moi, j’ai curieusement la dalle).
Épilogue : trois semaines plus tard sonnait la fin du Second Empire. Les assassins qui pensaient avoir bien agi en servant leur empereur se retrouvent hébétés, sur le banc des accusés d’un régime politique qui n’est plus le leur. 21 condamnations feront suite à ce procès aux assises dont 4 à mort. Depuis, la commune de Hautefaye ne veut plus qu’on lui rappelle ce sombre souvenir qui aurait, il est vrai, pu prendre place n’importe où ailleurs et ne saurait se reproduire aujourd’hui. Enfin j’espère. Burp.