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Pourquoi le monde marin semble rester encore majoritairement masculin ?

Enquête dans les bas-fonds virilistes.

Par
Audrey Parmentier
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Marin-pêcheur, commandant de bord… Autant de métiers qui peinent à se conjuguer au féminin. Alors que la mer a longtemps incarné un milieu viriliste, la déconstruction de cette image prend du temps et la féminisation reste lente.

Lorsqu’on leur pose la question, la réponse est unanime : oui, les femmes en mer restent rares au XXIe siècle. « En tant que première femme marin-pêcheur en France, j’ai ouvert la voie aux autres», raconte Scarlette Le Corre, la soixantaine. Pendant plusieurs années, la louve de mer au Guilvinec (sud-Finistère) s’est battue pour que les femmes obtiennent des avancées sociales. Aujourd’hui, les progrès sont notables même si l’on revient de loin. « Lorsque les femmes marins-pêcheurs étaient enceintes, elles devaient se mettre en arrêt maladie et le congé maternité n’était pas reconnu. Elle subissait donc une baisse de revenus importante », raconte cette cueilleuse d’algues. Depuis 2015, la grossesse n’est plus un facteur systématique d’inaptitude selon l’Enim, le régime social des marins. Ces vides juridiques comblés petit à petit s’expliquent facilement : la réglementation française n’a pas été prévue pour des femmes marins-pêcheurs.

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Première Française à embarquer sur un bateau, Anita Conti (1899-1997) est morte dans le dénuement le plus dramatique. « Comme elle ne rentrait dans aucune case de l’administration, elle n’a obtenu ni sécurité sociale, ni retraite ! », s’indigne la journaliste Lucie Azema. L’autrice du livre Les femmes aussi sont du voyage, (éditions Flammarion) rappelle que les femmes représentent seulement « 1 ou 2% des 1 250 000 marins embarqués sur 87 000 bateaux dans le monde. » Des chiffres qui se vérifient sur le terrain : « Mis à part ma belle-fille et moi, vous avez quasiment fait le tour des femmes marins-pêcheurs autour de moi », résume Scarlette Le Corre. Même son de cloche du côté de Pénélope Prual, 31 ans, qui occupe un poste de marin scaphandrier depuis quelques mois :« Nous devons être une quinzaine en France au total », avance-t-elle. Lorsqu’on lui demande pourquoi les femmes restent absentes des profondeurs, elle dépeint un métier physique qui peut être aussi dissuasif pour les hommes : « Nous sommes enfermés dans un casque, il faut mettre du plomb sur soi pour tenir dans le fond de l’eau. »

« Une longue tradition de misogynie »

Cependant, d’autres éléments, plus historiques, expliquent leur exclusion des bas-fonds. Quelques dates importantes : il faut attendre 2002 pour que les restrictions à l’entrée des femmes dans la marine militaire soient levées et elles étaient interdites dans les sous-marins jusqu’en 2014. « La version officielle c’était de dire qu’il y avait des risques de grossesse, mais l’explication n’était sûrement pas là. Il s’agissait juste d’une longue tradition de misogynie », analyse Lucie Azema. Phénomène peu relayé dans les livres d’histoire, certaines femmes ont bravé l’interdiction en se travestissant et en se déguisant en homme. « On ne peut pas chiffrer le nombre de femmes concernées, les récits arrivés jusqu’à nous ne concernent que celles qui ont été démasquées », commente la journaliste. A l’instar de l’exploratrice et botaniste Jeanne Barret (1740-1807) : déguisée en homme, elle a embarqué avec le navigateur Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811) et son équipage.

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Dans l’imaginaire collectif, la mer symbolise le mouvement, l’aventure ou encore le départ prolongé, des notions qui restent encore très peu attachées à l’image des femmes. « La mer fait partie des espaces de voyages, c’est un milieu très viril, très masculin. Mais malheureusement, il y a aussi une culture de l’alcool et de la violence qui est très marquée », souligne l’autrice. Cette image viriliste de la mer est alimentée par les clichés trouvés dans certains récits de voyage masculin. En témoigne les écrits du navigateur Bougainville que Lucie Azema décrypte : « Selon lui, toutes les femmes étaient aux pieds des marins. C’est difficile à croire : ces hommes avaient passé un mois en mer, ils devaient sentir très mauvais et ils n’avaient plus de dents. Par contre, il y avait énormément de viols. » La journaliste rappelle que les marins de Bougainville ont violé Jeanne Barret dès qu’ils ont su qu’elle était une femme.

Dans la marine marchande, la première femme officier est recrutée en 1972, un peu par omission. «Elle s’appelait Dominique. Grâce à son prénom mixte, personne n’était au courant qu’elle était une femme. Le recrutement s’effectuait sur concours », rembobine Angèle Grövel, sociologue, chercheure à l’Ecole Navale et co-auteure avec Jasmina Stevanovic du rapport de recherche publié à l’IRES en 2017. Dans ce milieu, les femmes constituent encore une minorité : 11 %. « Ce chiffre est assez trompeur, car elles occupent principalement des fonctions d’hôtellerie-restauration. Souvent, elles ont un grade subalterne, seulement 3 % des officiers sont des femmes », souligne Angèle Grövel. Une situation confirmée par Carla Maisani, commissaire de bord sur un ferry en Corse : « Sur le bateau, on vit avec 95 % d’hommes, c’est assez particulier. Le problème, c’est ce déséquilibre. Quand vous êtes la seule femme, tous les regards sont portés sur vous. »

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« L’arrivée des femmes peut être perçue comme une provocation »

À 26 ans, la jeune femme corse décrit un milieu parfois viriliste et constate sans surprise une différence de traitement. « Par exemple, une femme doit toujours être irréprochable à bord. On a l’impression d’avoir moins le droit à l’erreur., mais je pense que ça ira de mieux en mieux », estime la commissaire de bord. Par ailleurs, plusieurs facteurs freinent aussi la féminisation dans le milieu maritime, encourageant l’auto-exclusion rappelle Angèle Grövel : « Il y a des contraintes de rythme mais aussi de vie. En mer il n’existe pas de séparation entre le travail et le hors travail. Pendant trois mois, l’équipage a une sexualité limitée et il ne faut pas oublier qu’ils vivent dans un espace clos. En plus d’être un métier très viriliste, l’arrivée des femmes peut être perçue comme une provocation. » En octobre 2021, nos confrères de Mediapart ont révélé un scandale au sein de l’équipage de Genavir, principal armateur de la flotte océanographique française.

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Quatre femmes (trois employées de Genavir et une chercheuse de l’Ifremer) ayant subi des violences sexuelles de différentes natures entre 2013 et 2019, tentent aujourd’hui d’obtenir réparation. Depuis le scandale, la prise de conscience devient un peu obligatoire selon Angèle Grövel : « Moi-même, je donne des formations aux marins de la compagnie en question sur la prévention des risques psychosociaux et des violences à caractère sexuel.» Concernant la féminisation de la profession, certaines compagnies fournissent plus d’efforts que d’autres et semblent sensibles aux questions d’égalité. Cependant, il arrive que les femmes soient embauchées sur la base d’argumentaires très sexués. « Outre le fait qu’elles sont qualifiées pour les postes à pourvoir, on va parfois les recruter pour apaiser les tensions au sein du collectif masculin, faire de la psychologie ou servir d’infirmières, démontrant la permanence des stéréotypes de genre dans le recrutement du personnel féminin », conclut la spécialiste.