Elles se nomment Nellie Bly, Anita Conti, Isabelle Eberhardt, Sarah Marquis, ou encore Annemarie Schwarzenbach. Injustement invisibilisées, ces femmes ont pourtant laissé une trace dans la littérature de voyage. A l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, ce lundi 8 mars, nous avons interrogé la journaliste Lucie Azema, qui publie Les femmes aussi sont du voyage, le 10 mars prochain. Dans une approche féministe, cette baroudeuse dénonce la vision masculine de l’aventure et redonne une place aux récits d’exploration au féminin. Une bouffée d’air frais, et une invitation à prendre le large à toutes celles qui n’oseraient pas encore le faire (et quand la situation sanitaire le permettra).
Comment est venue l’idée de cet ouvrage ?
C’est le livre que j’ai cherché et que je n’ai pas trouvé. J’ai beaucoup voyagé depuis mes 21 ans. En dix ans, j’ai par exemple été au Liban, en Inde et en Iran. Au fil de ces pérégrinations au long cours, mon engagement féministe s’est développé. J’ai lu de façon boulimique des récits de voyageuses, et je me suis rendue compte que la vision du voyage confrontée au prisme du genre était un champ sous-exploré des études féministes. Avec ce livre, je m’adresse aussi à celles qui hésitent encore à partir. Je voudrais leur dire qu’il est légitime de se poser des questions, et d’avoir des craintes. Mais il faut qu’elles se demandent ce qui les freine. Est-ce qu’un homme se poserait les mêmes interrogations ? Si la réponse est non, alors il faut se lancer.
Quel regard porte t-on sur les voyageuses ?
Une femme qui voyage en solitaire est tiraillée entre deux représentations, celle de la putain ou de la peureuse. Elle va être considérée soit comme une femme facile, marginale, dévergondée, ou alors comme un petit bibelot fragile. Cette question de la peur revient souvent. A chaque fois que j’ai voulu partir, on m’a mise en garde contre les dangers potentiels. Pourtant, je me suis parfois sentie plus en sécurité à l’étranger qu’en France. Ces injonctions sécuritaires, souvent bienveillantes, sont disproportionnées par rapport à celles que reçoivent les hommes. Or, ils prennent tout autant de risques. Mais ces comportements vont être synonyme d’aventure ou de dépassement de soi. Quand il arrive quelque chose à une femme en voyage, on va dire qu’elle l’a bien cherché. Il y a un discours culpabilisant qui nourrit la culture du viol.
Ces inégalités se retrouvent jusque dans le lexique utilisé…
L’appellation « aventurière » a longtemps désigné la courtisane. C’est notamment le surnom que l’on prêtait à Amélie Elie, dite « Casque d’Or », une célèbre prostituée parisienne de la Belle Epoque. Autre exemple, la version féminine du mot « flâneur » est absente des dictionnaires. Il y a une anecdote amusante là-dessus. Quand la journaliste et écrivaine américaine Laurène Elkin apprend le français, elle s’aperçoit que le pendant féminin de ce mot renvoie à une chaise longue…
Dans votre livre, vous mêlez votre expérience personnelle avec celles de voyageuses. Lesquelles vous ont le plus inspirée ?
Il y a Ella Maillard, qui était très oisive, ou encore Alexandra David-Néel qui a voyagé jusqu’à ses 100 ans. C’est extraordinaire de voir tout ce qu’elle a fait. Ces figures m’ont accompagnée au cours de mes périples. Je les ai prises comme des talismans. Dans des moments où j’avais peur de la précarité, de l’instabilité, je me disais qu’elles avaient aussi vécu cela. Leurs écrits ont disparu mais ils existent. Si certaines ont réussi à exploser les barreaux, cela ne veut pas dire que les femmes ont autant voyagé que les hommes. Il ne faut pas tomber dans cet écueil car cela invisibiliserait toutes les difficultés en amont. Pendant très longtemps, les femmes ne disposaient pas de leur propre argent ou n’ont pas eu accès à l’éducation. Elles étaient enfermées par leur pair, puis leur mari. Encore aujourd’hui, dans des pays comme l’Arabie Saoudite, certaines ne peuvent pas voyager seules.
De l’Odyssée d’Homère aux auteurs de la Beat Generation, vous expliquez que la littérature de voyage véhicule une conception masculiniste de l’aventure qui vous a structurée plus jeune mais aussi déroutée…
J’ai beaucoup lu Jules Verne et Pierre Loti. Il y avait des choses qui me plaisaient et d’autres qui me dérangeaient sans que je parvienne à mettre des mots dessus car mon engagement féministe n’était pas encore assez ancré en moi. Mais le tournant a été de lire Sur la route de Jack Kerouac à 21 ans. A chaque page, je me suis sentie exclue. Sa manière de dépeindre les femmes m’a dérangée. Elles sont constamment ramenées à leur sexualité, et traitées comme des sous-voyageuses. Il y aussi de nombreux passages homophobes. Certains diront que c’est lié à une époque, mais je trouve cela très étrange.
Que permet selon vous le voyage ?
Cela apporte une liberté de mouvement et une forme d’indépendance. Personnellement, j’aime le fait d’être seule dans un endroit que je ne connais pas, et de pouvoir compter que sur moi-même. Quand je descends d’un train, d’un avion, ou d’un bateau, et que j’arrive dans un endroit où je ne maîtrise rien, que ce soit le climat ou la langue, cela me donne de l’adrénaline. Le voyage aide aussi à se libérer des injonctions sexistes. Je pense notamment à toutes celles liées à l’esthétique. On ne peut pas être tout le temps bien habillé, maquillé ou épilé. Les réseaux sociaux peuvent toutefois avoir des effets pervers. Il y a aujourd’hui des hommes et des femmes qui choisissent leur prochaine destination en fonction du rendu sur Instagram. Ce n’est plus du voyage mais de la mise en scène. Pour la voyageuse, c’est terrible car cela la ramène une fois de plus à son physique.
Une dernière recommandation lecture pour la route ?
Il y en a beaucoup dans le livre. J’espère que les lecteurs et lectrices le refermeront en ayant envie d’aller piocher de l’inspiration dans ces récits. De mon côté, je m’apprête à dévorer Les népalaises de l’Everest, d’Anne Benoit-Janin.