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Pourquoi il faut absolument regarder “La fabrique du mensonge” sur l’affaire Johnny Depp VS Amber Heard
Comment une femme victime de violences conjugales est devenue la cible de moqueries et de harcèlement répété dans le monde entier ? C’est à cette question que le dernier numéro de l’excellente émission “La Fabrique du mensonge” se propose de répondre en décortiquant les stratégies de manipulation de l’opinion à l’œuvre dans l’affaire opposant Amber Heard à Johnny Depp. Et si vous l’avez loupé en direct sur France 5, rassurez-vous, l’émission est disponible en replay sur le site de France TV jusqu’au mois de juillet prochain (et à la fin de cet article). On vous donne ici quelques bonnes raisons de ne surtout pas passer à côté.
Au printemps 2022, le second procès en diffamation intenté par l’acteur de Pirate des Caraïbes s’ouvre à Fairfax, dans l’État de Virginie. Une bourgade tranquille de 24 000 habitants qui va bientôt voir défiler des processions de fans venus apporter leur soutien au comédien dans la bataille judiciaire qui l’oppose à son ex-compagne, Amber Heard. Second procès car en 2020, Johnny Depp avait déjà perdu contre le tabloïd anglais The Sun. Et la justice britannique l’avait reconnu coupable de 12 des 14 chefs d’accusation de violence domestique qui pesaient sur lui. Estimant que ces accusations étaient “substantiellement vraies”, elle lui refusait par ailleurs toute possibilité d’appel en Angleterre.
Mais alors que les audiences du procès londonien avaient été largement commentées par la presse à scandale et fait les choux gras d’un grand nombre de publications-poubelles, elles n’avaient pas bénéficié d’une couverture médiatique dans les journaux dits “sérieux”. L’affaire était trop “vulgaire”, trop “intime”, pour qu’on s’y intéresse de plus près et lui consacre ne serait-ce qu’un bandeau d’information. Après tout, il ne s’agissait que d’une énième histoire d’amour qui tourne mal sous le soleil d’Hollywood. Et personne ne voulait voir l’ancien enfant chéri du cinéma américain laver ses perfectos sales en public.
Le hic, c’est que cette absence d’intérêt des médias traditionnels pour cette affaire judiciaire a ouvert un boulevard pour une communauté au pouvoir de nuisance inversement proportionnel à la circonférence de leur cerveau : les masculinistes.
QUAND LES MASCUS CONTRE ATTAQUENT
Le masculinisme est un mouvement qui s’est donné pour mission de contrer le féminisme et, pour ses activistes les plus véhéments, de ramener les femmes à leur juste place : dans la chambre à coucher ou en cuisine. Composé d’une faune bigarrée, allant du coach en gonflette dopé aux stéroïdes à l’incel complotiste, ses figures les plus célèbres et jusqu’au-boutistes sont des meurtriers de masse (Elliot Rodger, qui a tué 6 personnes sur un campus californien avant de se suicider) ou des criminels internationaux, emprisonnés pour traite d’êtres humains (Andrew Tate, récemment arrêté en Roumanie après une altercation en ligne avec Greta Thunberg). Et cette bande de joyeux drilles, animés par la même haine des femmes et des piercings au septum, n’est pas à prendre à la légère. A tel point que ces suprématistes du phallus sont aujourd’hui surveillés par les services secrets de nombreux pays à travers le monde, et représentent un enjeu de taille dans la lutte contre l’anti-terrorisme. Il aura fallu plusieurs tueries de masse perpétrées au nom de la défense des intérêts masculins face au terrifiant péril du gynocentrisme (9 morts en 2015 en Oregon, 10 personnes tuées en Ontario en 2018, 10 morts en Allemagne en 2020. Et la liste est encore longue…), pour que l’idéologie incel commence enfin à apparaître aux yeux des expert.es mondiaux de la sécurité intérieure comme une menace sérieuse, et non un running-gag qui aurait tragiquement dégénéré sur un obscur sous-forum Reddit.
Des éléments de contexte indispensables pour comprendre la genèse du lynchage médiatique qu’a subi Amber Heard. Car lorsqu’ils n’utilisent pas des fusils d’assaut pour punir les femmes qu’ils jugent responsables de leur misère sentimentale, c’est sur les réseaux sociaux que les mascus se mettent en ordre de bataille. Et depuis les débuts du mouvement #metoo il y a 5 ans, ils n’ont qu’une seule ambition : renverser la vapeur et faire taire les victimes. D’ailleurs, le documentaire de Félix Suffert-Lopez, Arnaud Lievin et Elsa Guiol démontre bien que le dessein et la portée de toutes ces attaques à l’encontre d’Amber Heard vont bien au-delà du simple règlement de comptes entre “pro” et “anti”. Il s’agit de revanche et de peur. Celle d’une partie de l’humanité qui craint pour ses privilèges millénaires, et veut s’assurer que l’autre partie (à savoir : les femmes et les minorités) ferme sa gueule. Une volonté et un opportunisme revendiqués, parfaitement résumés par un twittos qui a déclaré à propos de l’affaire : « Ce procès est plus important que Depp, ce que je veux, c’est détruire l’idée qu’il faut croire toutes les femmes ».
DES STRATÉGIES D’INTIMIDATION ET DE DÉSINFORMATION ASSUMÉES
Pour mener à bien leur méticuleuse entreprise de destruction d’Amber Heard, et à travers elle, la décrédibilisation de toutes les victimes de violence conjugale, les mascus se sont appuyés sur quatre tactiques principales : la saturation de l’espace médiatique, la désinformation, la culture du mème et l’intimidation.
Ainsi, les Avengers du patriarcat ont d’abord profité de l’absence des médias traditionnels, qui ont longtemps rechigné à couvrir l’événement, pour prendre toute la place dans les débats, et abreuver de tweets et de milliers de contenus orientés pro-Depp les réseaux sociaux et leur – parfois très jeune – audience. Il faut dire que les auteurs des premières attaques maîtrisent parfaitement l’art du hashtag et du trending topic. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient su mettre à profit les nouveaux outils numériques pour parvenir à leurs fins et faire entendre un seul et unique récit : celui de Johnny Depp.
L’utilisation de bots pour tromper l’algorithme de Twitter et faire accéder le cri de ralliement numérique “#JusticeForJohnnyDepp” dans le top des tendances du réseau de microblogging, couplée à la parfaite connaissance de l’écosystème des plateformes de streaming interactives comme Twitch, pour inonder Internet de simili talk-shows à la gloire du comédien, ont été extrêmement efficaces. Très rapidement, les différents moteurs de recherche se sont mis à proposer uniquement des contenus à charge contre Amber Heard. Au point que les retransmissions des audiences commentées par les fans de l’acteur ont largement supplanté, en termes de nombre de vues, les directs fournis par l’administration judiciaire.
Une fois que la grande majorité des canaux par lesquels circulent l’information a été engorgée par les anti-féministes, ils ont pu passer à l’étape suivante : déverser un flot d’informations tronquées. Une campagne de désinformation massive où tous les coups étaient permis. Des enregistrements des disputes du couple trafiqués, manipulés et amputés de certains passages pour convaincre de l’innocence de Johnny Depp. Des retranscriptions confidentielles obtenues discrètement auprès de son avocat, pour faire croire à un véritable travail d’enquête de la part des Youtubeurs mascus qui se sont improvisés détectives, et non à une stratégie orchestrée par son équipe de com’ pour discréditer Amber Heard. Alors que les vraies retranscriptions font état de violences réciproques – dont certaines pourraient avoir été motivées par des mécanismes d’autodéfense – ce sont ces soi-disant “preuves” qui ont été largement diffusées et écoutées des millions de fois. Dans le même temps, le verdict du premier procès à Londres a été complètement éludé et passé sous silence. Pas un mot n’a été dit sur la reconnaissance par la justice anglaise de 12 actes de violence domestique (coups de têtes, touffes de cheveux arrachés…) dont s’est rendu coupable Johnny Depp. Rien non plus sur le témoignage accablant d’Ellen Barkin, une actrice ayant brièvement partagé la vie de l’acteur en 1994 et qui l’a décrit comme un homme “jaloux” et “dominant”. Un compagnon alcoolique et verbalement violent qui lui aurait administré du Quaalude (une drogue très puissante) lors de leur première relation sexuelle.
Enfin si, pardon. Certains médias en ont parlé. Mais pour répandre des mensonges. Ainsi, le magazine en ligne conservateur The Daily Wire, a sponsorisé de nombreuses fois un article fallacieux selon lequel Johnny Depp serait parvenu à démontrer son innocence sur 12 des 14 faits qui lui étaient reprochés lors du procès de Londres. Oui, vous avez bien lu : c’est l’exact inverse de ce qui est arrivé… Et tant pis si ces fake-news ont été ensuite démontées : le mal était fait. Et dans la course à la viralité, la contrevérité avait déjà gagné.
A ce stade, la bataille de l’opinion était déjà quasiment remportée. Mais il fallait désormais s’assurer que cette audience toujours plus nombreuse, et nouvellement acquise à la cause de Johnny Depp, le reste. Et pour ça, les anti-féministes, désormais épaulé.es par les groupies de l’acteur et les tiktokeurs en mal de buzz, ne manquaient pas d’idées. Biberon.é.es à la culture du mème et maîtrisant tous les codes de l’humour en ligne, les pro-Depp ont fait pleuvoir sur les Internets un déluge de blagues lourdingues censées discréditer Amber Heard : du hashtag #mepoo pour humilier l’actrice à grand renforts de vannes scato (Johnny Depp aurait apporté la preuve que son ex-compagne avait déféqué dans le lit conjugal pour se venger. Cette dernière a de son côté toujours affirmé qu’il s’agissait d’un de ses chiens) aux audios du procès repris pour faire des lypsincs et tourner en dérision le viol conjugal qu’elle explique avoir subi – un témoignage qui est décrit par des utilisatrices du réseau comme “hilarant”. Rien ne lui aura été épargné.
Et lorsque la machine à “lol” ne s’emballe pas pour détruire l’actrice, elle sert au contraire à mettre en valeur son ancien compagnon à travers de mèmes complaisants. Ainsi, les internautes s’amusent de sa réaction interloquée lorsqu’il est interrogé par le tribunal sur son attitude préoccupante dans une vidéo. Des images qui ne laissent pourtant aucun doute sur son comportement colérique et le montrent en train de se verser une énorme pinte de vin rouge dès le matin. Mais de cet extrait inquiétant, le public ne retiendra qu’une chose : la phrase “A mega pint ?”, prononcée par l’acteur sur un ton rieur lors du procès. Une question et un rictus insolent qui sont d’ailleurs devenus si populaires qu’ils ont depuis fait l’objet de nombreux remixes, avant de rapporter des milliers de dollars sur des tasses ou des t-shirts floqués. Ce détournement d’un élément à charge contre Depp, qui se transforme subitement en atout, est d’ailleurs parfaitement mis en lumière dans le documentaire de France 5, qui livre une analyse très intéressante de la puissance dévastatrice du sarcasme et du ricanement sur le Web.
Enfin, il ne restait plus qu’à porter le coup de grâce en isolant l’actrice et en éliminant tous ses potentiels soutiens. Et à nouveau, les mascus habitués aux raids punitifs sont intervenus pour installer un régime de terreur virtuelle et imposer le silence. Toutes les personnes qui se risquaient à émettre des doutes sur l’innocence du comédien ou à se montrer solidaires de l’actrice étaient immédiatement insultées dans leurs messages privés, et menacées des pires horreurs. A chaque tentative timide pour exprimer un avis divergent, l’épée de Damoclès du harcèlement planait. Et pour s’assurer du mutisme collectif, les plus extrémistes ont eu recours à une pratique bien connue des féministes, qui en sont régulièrement les premières victimes : le doxxing. C’est-à-dire la recherche d’infos personnelles visant à terroriser les dissident.es. Ainsi, à la suite de ses prises de position pro-Heard, la développeuse de jeux vidéos Brianna Wu, qui avait déjà été élue la femme la plus harcelée en ligne d’après le magazine Newsweek et avait dû déménager plusieurs fois parce qu’elle avait osé parler du sexisme dans son corps de métier, a à nouveau subi les foudres des internautes misogynes (hacking de son compte en banque et diffusion de son adresse en ligne) et raconte dans une interview comment de nombreuses femmes lui ont fait part de leurs réticences à soutenir l’actrice par crainte du même retour de bâton.
Alors, quand après plusieurs semaines d’audience le couperet tombe et qu’Amber Heard est condamnée à verser plusieurs millions d’euros à son ex-compagnon pour diffamation : personne, pas même l’actrice, qui semble s’affaisser depuis des jours devant les caméras, n’est réellement surpris de l’issue du procès.
UN DOCUMENTAIRE NÉCESSAIRE
Une image vaut mille mots et on en a déjà trop dit. Alors on vous laisse découvrir le reste de ce documentaire très complet sur France TV. Car, grâce à la qualité des invité.es comme l’autrice Rose Lamy, qui tient le compte Instagram “Préparez-vous pour la bagarre”, la philosophe du féminisme Geneviève Fraisse, la spécialiste du complotisme Marie Peltier, l’essayiste féministe Valérie Rey-Robert, la journaliste Pauline Ferrari, la spécialiste des stratégies de désinformation Stéphanie Lamy ou encore l’essayiste et expert des cultures numériques Tristan Mendès France (pour ne citer que ces quelques noms) : chaque intervention permet d’apporter un éclairage nouveau sur ce lynchage médiatique et ses différentes ramifications.
Une chose est certaine, et ce film ne manque pas de nous le rappeler : Amber Heard n’a pas le profil socialement acceptable de la victime. Aux yeux de l’opinion publique, c’est tour à tour une femme vénale, car elle s’est entichée d’un acteur trop vieux pour elle. Ou bien c’est l’archétype de la femme fatale et briseuse de ménage, seule responsable du divorce de Johnny Depp et Vanessa Paradis. Enfin, c’est une femme belliqueuse, qui s’est elle aussi rendue coupable de violences conjugales, à défaut d’en être à l’initiative. En tout cas, elle n’a rien d’une martyre. De celles qu’on voudrait voir dociles, accablées de souffrance et toujours vulnérables.
Pourtant, à n’en pas douter, et quoi que l’on pense sur la nature de leur relation toxique : Amber Heard est bien une victime. Victime de violences domestiques – la justice britannique l’avait d’ailleurs reconnu – mais aussi victimes de vagues de harcèlement d’une violence inouïe, qui ont probablement pesé lourd sur les délibérations du jury. Et si la comédienne a aujourd’hui disparu des radars, Johnny Depp sera quant à lui prochainement à l’affiche du nouveau long-métrage de Maïwenn. Le reste du temps, il parade sur les tapis rouges pour préparer son retour en grâce dans le 7ème art.
Alors évidemment, la défaite d’Amber Heard fera date. Car c’est une défaite collective. Un échec pour toutes les victimes. A travers cette affaire, les mascus ont répondu à leurs deux objectifs : décrédibiliser la parole des personnes agressées en créant un précédent qui sème le doute (si Amber Heard a menti, alors elles peuvent toutes mentir) et contraint nombre d’entre elles au silence, à une époque où la parole commence tout juste à se libérer. Mais la lutte est avant tout une affaire de patience. Et tant qu’il y aura des féminicides, tant qu’en France, 80% des plaintes pour violence conjugale seront classées sans suite (chiffre de 2019, d’après une enquête de l’Inspection Générale de la Justice), alors il y aura des voix – fortes et dissonantes – pour s’élever contre les bourreaux et leurs complices.