Même si le terme commence à pointer son nez régulièrement, rappelons quelques notions clefs avant d’entrer dans le vif du sujet. Les Incels, ce sont les Involuntary Celibate, ou « célibataires involontaires » en français. Leur crédo ? Se dire victimes d’une société dans laquelle ils n’auraient pas leur place notamment du point de vue des relations amoureuses.
Il s’agit d’hommes (parfois de femmes !) qui se regroupent, en ligne principalement, pour déverser leur haine sur les… femmes. Ils estiment qu’ils font partie des hommes gentils, qui souffrent des stéréotypes de genre et des codes de beauté, et que les femmes leur refusent des relations sexuelles et amoureuses parce qu’ils ne sont pas attirants physiquement. Ils seraient donc célibataires à cause d’elles.
Ces incels disposent évidemment d’un site internet anglophone (Reddit a supprimé leur thread il y a quelques années à cause de propos violents) où certains threads comportent des centaines de milliers de messages. Selon un reportage Arte VoxPop paru début 2020, ils seraient au Royaume-Uni plus de 40 000 à se revendiquer Incels.
Bref, tout ça pour dire que je me suis créé un compte sur Incels.net pour tenter d’interagir avec ces personnes. Au début, je n’ai tout simplement RIEN compris. Mon anglais n’est pas mauvais, mais les Incels ont leur propre vocabulaire.
Pour eux, le monde est sacrément binaire
Il y a d’un côté les hommes, eux-mêmes divisés entre les mâles alphas et les mâles bêtas (les premiers dominant évidemment les seconds, qui sont eux, les Incels). Les mâles alphas sont souvent surnommés les Chad : l’archétype de l’homme attirant, bourré de stéréotypes sur le physique et le comportement. Selon les incels, la différence entre les Chad et les hommes qui restent célibataires résiderait même dans l’ossature du visage (mâchoire proéminente, arrière du crâne plat, etc). Cette essentialisation des corps est utilisé pour justifier le fait qu’aucune femme ne voudrait d’eux, et cela leur permet aussi de ne jamais se remettre en question sur leurs propres comportements. En mode : « C’est comme ça, on n’y peut rien ». Facile.
De l’autre, on trouve des Becky et des Stacy : les premières sont des femmes lambda ou des féministes extrémistes se teignant les cheveux en bleu et haïssant les hommes, les secondes des bimbos ultra bien lookées, vénales, sexy à souhait, et uniquement intéressées par… les Chad, évidemment !
Oui, dans la vie, il y a donc bien seulement deux types d’hommes et de femmes.
Mais ce n’est pas tout. Dans leur monde, les femmes ne sont plus vraiment des femmes. Les Incels les appellent des femoids, que l’on pourrait traduire par “féminidés” en français. Une manière totalement déshumanisante (si toutefois utiliser un seul prénom pour définir une catégorie de personne n’était pas suffisant) de réduire les femmes à des objets.
Et ils parlent de quoi, les Incels ? Ils se victimisent, principalement.
Le 12 septembre 2021, “Franz_sydney” publie un thread intitulé “Mean girls :(“ ; le 4 août de la même année, “Uncommon” a publié un autre fil de conversation à propos des “transexuels insultant les hétérosexuels à la télévision” (les termes que l’internaute emploie sont erronés : on dit personnes transgenre et on parle à l’inverse de personnes cisgenres, ndlr). Dans ce fil d’actualité, il conclut : « Les LGBT, les féministes, les Black Lives Matter… Ils veulent tous la même chose… La suprématie et le privilège… Pas l’égalité ».
Plutôt que de tenter de comprendre en quoi certains groupes dominent et discriminent, ils se sentent personnellement attaqués par les combats sociétaux pour l’égalité en cours et pensent être victimes d’une propagande féministe, anti-raciste et LGBTQ.
Lorsque je commente ce post, innocemment, en demandant en quoi tous ces groupes sont une menace réelle pour nous (oui, je fais croise que m’inclus dans le groupe), on me répond que cela va à l’encontre de la nature, tout simplement. Ok…
Ce même “Uncommon” publie le 1er septembre : « C’est tellement frustrant de voir à quel point tout ce que j’aime est canceled / censuré / ruiné / détruit ». Selon son analyse, c’est encore la faute des féministes, des BLM (Black Lives Matter), des LGBT, mais aussi des Juifs (quitte à se plaindre, autant être la victime de tout le monde, hein).
Le 18 Juillet, “PapaEmeritus” publie un sujet intitulé “Les femmes d’aujourd’hui”. Évidemment, je réagis. En une vingtaine de lignes, cet internaute (qui doit mourir de complexes au vu de son écriture) passe son temps à critiquer des femmes croisées lors d’un événement. Il parle de « la grosse d’à côté, qui valait un 2 sur 10 tout au plus », mais aussi des ces Stacy accompagnées de leur Brad, parties au bout de 20 minutes de l’événement auquel il assistait. Selon lui, ces femmes s’étaient évidemment fait payer la place par leur mec, parce qu’elles sont toutes vénales (il utilise le mot « pute »), et étaient là pour chopper éventuellement d’autres mecs plus attractifs (je vous parlerai d’hypergamie plus bas dans l’article, restez là).
En soi, c’est quoi le problème de ce genre de site internet ?
Cet entre-soi facilité par les réseaux sociaux exacerbe la haine que les incels entretiennent à l’égard des femmes. Ils considèrent que les jolies femmes peuvent avoir tous les hommes qu’elles souhaitent, et que la société actuelle est gynocentrique. Ils peignent un tableau caricatural des femmes, à l’image des Stacy et des Becky, puisqu’ils imaginent que les femmes sont prédisposées à l’hypergamie, c’est-à-dire qu’elles sont principalement attirées par le niveau social et le portefeuille bien rempli de leur potentiel partenaire masculin.
A l’inverse, ces hommes se considèrent comme des laissés pour compte, des personnes que personne ne comprend alors qu’ils cherchent simplement à aimer une femme. Ils ont l’impression que la société est devenue féministe et qu’elle les dénigre.
Détrompons-nous. Ces hommes ne sont pas inoffensifs. Il suffit d’ouvrir quelques conversations sur les sites d’Incels pour s’en rendre compte. Et comment oublier que plusieurs incels ont déjà commis des attentats.
Ce PapaEmeritus cité plus haut, qui insulte ouvertement des femmes qu’il ne connaît pas, en plus de faire preuve de grossophobie et de putophobie, est aussi et surtout encouragé par ses congénères qui appuient ses dires. Une situation du quotidien, individuelle, devient pour les Incels une vérité scientifique immuable uniquement parce qu’ils se soutiennent et se sont convaincus que le célibat leur était imposé à cause de leur physique, par des femmes qui les détestent.
Foncièrement anti-féministes, ils ne daignent pas écouter les discours expliquant les origines du patriarcat et ses incidences sur les stéréotypes de genre (dont ils souffrent sans aucun doute), alors que cela leur permettrait certainement de comprendre quelques points sur la différence construite des sexes.
Plus grave, cette haine en ligne donne lieu à de la violence bien réelle : cyberharcèlement, menaces de viol ou de meurtre et, parfois, passage à l’acte. On se rappelle de Marc Lépine qui s’introduisit dans l’école Polytechnique de Montréal en 1989. Il entre dans une salle de classe, sépare les hommes et les femmes, demande aux hommes de quitter la salle. Il s’adresse alors aux personnes restantes et leur demande si elles savent pourquoi elles sont ici, avant d’expliquer : « Je combats le féminisme ». Il continue : « Vous êtes des femmes, vous allez devenir des ingénieures. Vous n’êtes toutes qu’un tas de féministes, je hais les féministes », avant de tirer elles, tuant 14 étudiantes et en blessant 13 autres.
En 2014, Elliott Rodger tue six personnes, ses trois colocataires, deux femmes et un homme dans la rue, à Santa Barbara après avoir indiqué dans une vidéo « Girls, I will destroy you » (« Femmes, je vais vous détruire »).
En 2018, Alek Minassian tue 8 femmes et 2 hommes lors d’une attaque à la voiture-bélier dans les rues de Toronto. Avant de passer à l’acte, il publie sur son mur Facebook un message très clair : son objectif est de tuer le plus de Stacy et de Chad. Lors de son procès, il déclare plusieurs fois avoir accompli sa mission.
En juin 2020, un rapport d’Europol alerte sur la radicalisation des Incels car certains membres ont créé des liens avec les masculinistes. Leurs propos sont proches : l’homme blanc est en danger à cause des féministes, et il faut donc se défendre en utilisant la violence. Ces réflexions et combats anti-féministes sont aussi généralement racistes, et si l’on pense à de pauvres geeks seuls dans leurs chambres tentant de recevoir du soutien – auquel cas, on pourrait presque avoir de la pitié pour eux – ou oublie la malveillance, la violence et le danger qui peuvent émerger d’un tel bourrage de crâne.
Pourquoi sont-ils sur ces sites, ces mecs ?
Avant de supprimer mon compte, j’ai lancé un thread intitulé : « why are you here » (pourquoi êtes-vous ici ?) afin de mieux comprendre les motivations de ces hommes à passer des heures à insulter à peu près tous les autres individus de la terre. La solitude, le manque de relations sociales et intimes, et un grand sentiment d’injustice sont évidemment les principales motivations à rejoindre ces groupes qui sont comme un lieu où l’on se sent compris quand on est marginalisé. Un entre-soi de célibataires qui ne rentrent pas dans les normes physiques, sociales et amoureuses. Cela pourrait s’arrêter là. Ce qui est étonnant, c’est que les Incels ne se considèrent pas comme racistes, LGBTphobes ou sexistes, ils ont réellement le sentiment d’être victimes d’un système. En soi, ils n’ont pas tort : il est vrai que notre société valide un certain type de corps, une certaine attitude pour draguer, etc. Le seul problème, c’est qu’ils visent la mauvaise cible et que cet entre-soi testostéroné vire au danger et c’est bel et bien réel.