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Poil au féminin à l’écran : pourquoi tant de haine ?

Ou comment on a décrété que les poilues ne devaient pas exister.

Par
Bettina Zourli
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Pouvez-vous me citer un film dans lequel un personnage féminin est montré l’aisselle, les jambes, ou le pubis non épilés ? Un film qui montre un corps féminin dont la pilosité n’est pas modifiée ? Il y a fort à parier que non.

Si toutefois vous êtes un.e cinéphile aguerri.e et que c’est le cas, pouvez-vous citer un film qui montre cette pilosité naturelle féminine sans évoquer une idée de monstruosité ou d’anormalité chez cette dernière ? Ah, ça se corse, hein ?

À l’occasion de la sortie de son premier essai, Le poil féminin à l’écran, on a discuté avec Jade Debeugny, réalisatrice diplômée de l’INSAS, de cet attribut humain qui en dit long sur nos stéréotypes de genre et sur les diverses injonctions qui nous pèsent.

Aux origines, du mâle

Dans son livre, l’autrice aborde à maintes reprises le concept du male gaze, ou « regard masculin » en français, pour nous faire comprendre à quel point ce qui nous est montré à l’écran est loin d’être neutre. Le concept de male gaze a été théorisé par Laura Mulvey en 1975 et permet d’analyser la culture populaire sous le prisme du genre. Il renvoie à l’idée que la production audiovisuelle est majoritairement construire comme si le spectateur ou la spectatrice était forcément un homme hétérosexuel.

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Le female gaze définit, quant à lui, une manière nouvelle de filmer. Le terme fut employé par Jill Soloway en 2016 lors du festival international du film de Toronto. Elle définit cette manière de produire du contenu visuel comme une volonté de faire s’interroger l’audience, mais aussi comme un moyen de retranscrire l’expérience féminine. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’une parité des personnages, mais bien de réfléchir et de déconstruire la façon dont on filme, dont on scénarise, dont on réalise.

Pour illustrer le propos, Jade Debeugny utilise la notion de « syndrome du poil invisible ». Mais qu’est-ce que c’est, au juste ? C’est le constat qu’elle a fait, d’abord avec la publicité, puis au cinéma, de l’absence complète du poil dans des contenus pourtant axés sur les sujets de pilosité. Prenez une publicité pour un rasoir : on ne voit jamais le poil. A l’écran, le film Vénus Beauté, que l’autrice cite dans son essai, en est d’ailleurs un excellent exemple.

Certains crient à notre libre arbitre, mais pour l’autrice et spécialiste du sujet, il est impératif de ne pas nier l’impact de la culture dans notre éducation. Nous en sommes tous et toutes le produit, et un ouvrage comme celui-ci permet simplement de faire un focus sur les ressorts sociologiques de l’objet « poil » et sur comment notre environnement façonne nos goûts et notre vision du monde.

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Le rôle du porno

« Au regard de la société, ce n’est pas l’apparition des poils qui fait d’une jeune femme une adulte, mais le fait de se les retirer », écrit Jade Debeugny dans son essai. Cette injonction à s’épiler fut aussi véhiculée par l’industrie pornographique, en particulier car ce secteur s’est développé avant internet : l’intérêt était donc de faire plaisir à un maximum de personnes, et donc de suivre la norme. Aujourd’hui, à une époque où les sites pornographiques se comptent par milliers (millions ?), l’analyse de l’autrice est tout à fait différente.

« On pointe beaucoup le porno comme responsable de certaines modes dépilatoires, certaines injonctions », lance Jade Debeugny en précisant qu’il y a, bien sûr, une part de vrai, mais que ce n’est pas si simple. Elle pointe également un fait intéressant : « Le porno est une industrie qui a compris qu’en matière de sexualité, il y en a vraiment pour tous les goûts ! Elle met donc en avant des corps très variés, loin des diktats. »

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Mais ne nous voilons pas la face pour autant : le poil y est représenté comme un kink, un goût marginal, non normatif, dans la majorité des vidéos publiées. Une ambivalence qui illustre les injonctions contradictoires faites aux femmes.

Quand on montre les poils…

Ainsi, montrer des femmes poilues n’a rien d’anodin. Jade Debeugny mentionne d’ailleurs dans son corpus un seul film où les poils féminins sont là « pour rien » (ndlr, le film c’est Baden Baden de Rachel Lang) ne viennent pas nous dire quelque chose du personnage. Dans la plupart des productions cinématographiques, la question du poil féminin n’est jamais abordée : comme si nous étions naturellement glabres, en quelque sorte.

« Dans un grand nombre de films, le poil est rattaché à une personnalité conflictuelle, à un trouble identitaire », explique l’autrice, mettant en doute la possibilité qu’un jour, le poil ne soit plus en un enjeu de genre. Femme ourse ou personnage non humain : « Ces films ont justement un propos sur la dureté du genre et des injonctions sociétales, et cela n’est pas anodin qu’ils l’expriment entre autres via la question du poil. On n’a pas encore un rapport au corps apaisé dans les représentations », ajoute l’experte.

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Le libre arbitre des acteurs et actrices

Pourtant, les réflexions féministes actuelles sur le corps et la manière dont les modes et injonctions patriarcales ont façonné ceux des femmes pourraient amener du changement. Ainsi, comme on l’apprend dans le livre, certaines actrices qui ne s’épilent pas arrivent sur un tournage avec leur corps au naturel, ce qui permet aux équipes de tournage de se questionner sur un élément corporel qui n’avait jamais été mis en cause dans la construction des personnages auparavant.

Je me questionne alors : refuserait-on une actrice sous prétexte que cette dernière refuse de s’épiler ? C’est loin d’être impossible. D’ailleurs, Jade Debeugny explique que « la question de la pilosité n’est encore que très peu présente en amont des tournages ».

Vers une (lente ?) évolution

Le cinéma est, pour l’autrice, un « vecteur des schémas normatifs », mais elle garde tout de même espoir. Peut-on espérer que le poil devienne bientôt un non-sujet, à l’écran et ailleurs ?

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« Mon optimisme est très variable ! Il y a des sphères où la pilosité est très répandue, autant que l’épilation même, et où c’est donc devenu un non-sujet, même si les équipes de tournage ont conscience que, vu le passif lié au poil, ça n’a rien d’anodin. Maintenant, on est encore dans une époque où une aisselle non épilée attire forcément le regard, et questionne. Néanmoins, je crois qu’on est aussi une génération de réalisateurs et réalisatrices qui ont envie de faire bouger les lignes. » L’avenir nous le dira.