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Picasso, cette sombre bouse
Tout fout le camp. À commencer par nos idoles d’antan. « Oh non, pas lui, je l’aimais bien ». Depuis quelques temps, ils tombent comme des mouches, ou plutôt on les fait tomber comme des mouches. Impossible de citer tous leurs noms, ce serait d’ailleurs leur faire trop d’honneur. Mais quand même, prenons ces deux ou trois dernières semaines en guise d’exemple et ce que mon fil d’actu a retenu : Jean-Luc Lahaye, Ary Abittan, PPDA et Picasso (même si on le sait depuis un bail) sont des enflures. Voilà.
Mais, en mon for intérieur (de punk lesbienne radicale, appelons une chatte une chatte), rien ne me surprenant vraiment. Qu’on découvre, ou plutôt qu’on ose enfin prendre conscience, que la société est un vulgaire boys’ club ancré dans une hiérarchie hétéro-patriarcale : qui s’en étonne encore ? Il faut faire partie du club pour (faire semblant de) tomber des nues. On ne va pas épiloguer, on est sur URBANIA, on en a déjà parlé et reparlé aux 4 coins du site. Heureusement. Tapez “culture du viol” ou “agressions sexuelles” dans notre barre de recherche pour vérifier.
En revanche, on va s’arrêter un petit moment sur le merveilleux podcast de Julie Beauzac : « Vénus s’épilait-elle la chatte ? » et en particulier sur l’épisode consacré à Picasso. Pourquoi ? D’abord parce que c’est un excellent contenu mais aussi parce que grâce à ce petit bijou, elle vient de décrocher 3 prix (bien mérités) au Paris Podcast Festival.
Quand certains médias s’attachent surtout au fait que Picasso était un un “étranger” et un “fiché S” (certes), on préfère se focaliser sur sa personne, et pourquoi on ne peut plus le voir en peinture ni l’encadrer.
Es-tu surprise d’avoir remporté 3 prix pour ton épisode sur Picasso ?
J’étais sous le choc, je n’ai pas compris ce qui m’arrivait… Je suis surprise mais très contente ! Vénus a mis des mots sur des choses qu’on a absorbé depuis très longtemps de façon inconsciente. Ça remet les choses en perspective, ça parle à bcp de gens. Il y a une demande aussi de s’interroger sur ces questions-là. De voir les imbrications et les conséquences qu’elles ont aujourd’hui dans les codes de représentations visuelles, dans les imaginaires collectifs. C’est aussi le fait que ce soit Picasso, tout le monde le connait… Parler de lui avec un angle féministe et en vulgarisant, ça a bcp plu. Ça a mis bout à bout des choses qu’on connait plus ou moins mais pas vraiment, en réalité.
Est-ce qu’il y a encore beaucoup d’autres connards comme Picasso qui méritent d’être montrés sous leur vrai jour ? Tu as des noms ?
Il y en a plein… Moi je travaille sur Gauguin depuis un moment, par exemple. Il a fait des choses très bien quand il était en Bretagne, à Tahiti aussi. Mais c’est aussi quelqu’un qui a lâché femme et enfants pour se barrer en Polynésie, où il s’est marié coup sur coup avec 3 filles qui avaient toutes 13 ans à l’époque de leur “mariage”. Ensuite il a peint ces pré-adolescentes dans des positions très sexualisées pour le marché européen, pour le regard occidental blanc : il ne l’a pas fait pour se connecter à la culture tahitienne, comme on le dit souvent. Pas du tout ! Il a eu la possibilité de faire ça parce que la Polynésie était sous protectorat français, il avait un rapport à la fois patriarcal, colonial et raciste sur ces territoires et ces corps-là. Jamais il ne se serait marié avec une fille de 13 ans en France ou aux Pays-Bas où il a vécu pendant un moment aussi. Mais lui aussi est encore et toujours présenté comme un génie.
Comment faire pour changer la donne ? Est-ce qu’on a un rôle à jouer en tant que spectateurs.trices ?
Je ne sais pas… J’ai l’impression que c’est un peu la responsabilité des spectateurs de se nourrir d’écrits et de recherche féministes et de garder ça à l’esprit quand on regarde des oeuvres. Mais la responsabilité principale vient des musées et des institutions qui présentent ces oeuvres qui, pour beaucoup, sont des musées publics financés grâce à l’argent des personnes qui viennent voir ces oeuvres mais qui, en réalité, ont assez peu d’informations sur ces sujets-là.
Quels sont, d’après toi, les artistes hors normes et hors hiérarchie hétéro patriarcale qui mériteraient d’être plus connu.es ?
Ce qui est intéressant et déprimant c’est qu’il n’y en a pas des tonnes… Il y a peut-être plein de personnes qui étaient géniales et qui n’ont jamais pu se faire connaître, des femmes principalement. Je pense en particulier à Artemisia Gentileschi qui commence à être un peu connue et reconnue, elle était intéressante dans le sens où elle avait un regard décalé sur la société. Il y a Elisabetta Sirani aussi qui faisait partie des rares femmes qui arrivaient à faire un pas de côté, elle vivait de son art et elle avait même fondé sa propre école pour les jeunes femmes qui voulaient devenir artistes. Bref, il y en a quelques-unes mais c’est difficile de redécouvrir des perles rares pour la simple et bonne raison qu’il n’y a aucune archive sur elles. Parce que l’Histoire a été écrite par et pour les hommes, et pas n’importe quel homme : blanc cis hétéro, comme d’habitude.
Quels sont les échos que tu reçois jusqu’à présent avec ton podcast ? Dois-tu faire face à quelques trolls ?
Non, pas de trolls ! Parfois je reçois des mails de mecs pas contents qui me reprochent de manquer de rigueur, de trop donner la parole à des personnes très critiques, et ils estiment que ça manque de mecs avec des propos pondérés. Ils m’écrivent que “SI” Picasso a violé, ça aurait été intéressant de retrouver les victimes, d’enquêter et de voir si elles n’avaient pas menti, etc. Sauf que les premières agressions remontent à 1904 donc, comment dire… (rires) Mais c’est minime comparé aux messages super gentils de gens qui font vivre le podcast et qui l’utilisent pour leurs cours, par exemple. Il y a aussi celles et ceux qui me disent qu’ils adoraient Picasso mais qu’après avoir écouté le podcast, ils ont déchiré leur poster, etc.
Ça te fait quoi de recevoir des messages comme ça ?
Ça me fait un bien fou de voir à quel point c’est utile surtout. Je bosse seule dans mon coin en ermite alors quand on me dit que mon épisode leur a fait prendre conscience de tel ou tel aspect, c’est puissant. D’autant que Picasso est tellement érigé au rang d’intouchable avec ses oeuvres aux prix inestimables. Ce qu’on prend pour du goût, c’est pas du tout ça : il y a aussi des implications de classe, de genre. Finalement, aimer Picasso n’est ni anodin ni le fait d’un raffinement d’un certain goût. Ses oeuvres renferment une métaphore de la domination, sauf qu’on nous a enseigné qu’il fallait aimer Picasso, alors on a longtemps eu honte de dire qu’on ne l’aimait pas. Mon podcast a peut-être servi à ça, mettre des mots sur ce qu’on avait du mal à cerner mais qu’on ressentait tous.tes au fond.
As-tu des projets pour la suite ?
Pour tout avouer, je ne suis pas encore remise de l’épisode sur Picasso ! Ça fait 6 mois, je sais. D’abord parce qu’il a été horrible à faire, c’était violent de me replonger dans tout ça. Mais je ne me suis pas non plus remise de l’accueil qui lui a été fait, il y avait un réel besoin a priori : 220 000 écoutes, c’est vertigineux. Ça me paralyse un peu tout ça. Je travaille à côté mais je n’arrive pas à travailler sur un épisode parce que j’ai l’impression que tout sera moins bien que Picasso. Ça viendra mais je ne sais pas quand ni comment.
En attendant ton prochain podcast, quels sont ceux que tu nous recommandes d’urgence ?
« Kiffe ta race » de Rokhaya Diallo et Grace Ly, sans hésiter. J’adorais « Miroir miroir » de Jennifer Padjemi aussi mais ça n’existe plus et ça me brise le coeur, et puis j’ai adoré « Réparer les violences », toujours de Jennifer Padjemi. Il y en a plein d’autres, j’en écoute au moins 5 par jour ! (rires) Mais ceux-là me paraissent essentiels.