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Luna Ninja, ambassadrice de la ballroom culture à La Réunion

« Je n’aurais jamais pensé qu’un jour, il y aurait un danseur de voguing au théâtre Champ-Fleuri. »

Par
Amélie Tresfels
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« Quand j’étais Johan, je n’arrivais pas à accéder à cette attitude, cette sensualité qu’il faut dans le voguing. Il fallait que je crée un alter ego pour pouvoir me détacher et me libérer. » Lui c’est Johan Piémont, danseur queer réunionnais, vogueur et chorégraphe. Son alter ego ? Luna Ninja. « Parfois quand je parle, je ne m’arrête plus ! », me prévient Johan. C’est vrai que pendant l’interview, j’ai à peine besoin de poser des questions. Le jeune danseur de 25 ans se livre facilement et se remémore avec enthousiasme et émotions toutes les étapes du parcours qui l’ont mené là où il est aujourd’hui.

En moins de 2 ans, Luna Ninja est devenue une icône du voguing made in Réunion et l’ambassadrice de la culture ballroom sur l’île. Après avoir intégré une des « houses » les plus renommée d’Europe, la House of Ninja et avoir participé à des évènements de voguing internationaux, Johan Piémont enchaine maintenant les projets sur son île : Cours de voguing, collaboration avec des artistes queer locaux, organisation du premier « ball » à la Réunion et cerise sur le gâteau : la création de la Kiki House of Laveaux avec les premiers « children » reunionnais.e.s de l’histoire de la ballroom.

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Johan Piémont a créé Luna Ninja lorsqu’il a commencé le voguing et intégré la House of Ninja en 2016, l’une des « major houses » de la ballroom scene européenne. « Luna c’est un peu la manageuse, c’est elle qui gère tout. C’est vraiment le côté boss que je n’arrivais pas à avoir avant parce que dans la vie de tous les jours, je suis quelqu’un de très timide. » Johan, grand fan de manga et d’animés, a choisi ce prénom en référence au chat de Sailor Moon mais aussi parce qu’il a toujours été une « bébête la nuit » comme on dit en créole, quelqu’un de très influencé par la lune, qui aime créer la nuit et qui dort peu. Aujourd’hui, Luna prend de plus en plus de place dans sa vie, tout comme la danse. Alors je parle de Johan dans ce portrait mais tout autant de Luna, deux personnalités qui se complètent, se répondent et se confondent même parfois un peu maintenant.

Crédits : Estelle InMotion
Crédits : Estelle InMotion
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Depuis qu’il est petit, Johan aime danser. Au collège, malgré les moqueries grossophobes et homophobes récurrentes qu’il subit, il participe aux spectacles, se met au hip-hop mais réalise rapidement que le break-dance, ce n’est pas pour lui : « Il y avait ce côté très macho qui ne m’intéressait pas du tout, je n’arrivais pas à m’exprimer comme je voulais. Moi c’était la partie un peu girly, efféminée sur du Beyoncé et du Rihanna qui me plaisait. » En 2011, alors qu’il passe en 2nde, il est contacté par un danseur pour intégrer une association qui cherche à créer un groupe de danse « debout » (à l’inverse du break-dance qui est une danse qui se pratique au sol, ndlr). De là nait le In Motion crew, un groupe de quartier qui a maintenant évolué en troupe de danse, toujours en activité après plus de 10 ans. Le In Motion crew a été le premier groupe de danse urbaine à la Réunion à intégrer le voguing et le waacking dans ses chorégraphies. « Ça a beaucoup révolutionné la danse à la Réunion », raconte Johan Piémont qui parle d’une communauté hip-hop très « hétéronormée ».

Crédits : Estelle InMotion
Crédits : Estelle InMotion
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Le voguing c’est cette danse crée par les communautés LGBTQIA+ afro et latino-américaines dans les années 70 à New-York. Elle se pratique dans les balls, évènements au cours desquels des personnes, regroupées en maison (« houses » en anglais) « marchent » pour remporter différents trophées dans plusieurs catégories : voguing, runway, face, body… Ce phénomène de contre-culture, prend sa source dans les drag shows qui se développent en réaction aux lois racistes, transphobes et homophobes de l’époque.

En France, c’est en 2010 avec Lasseindra Ninja et Gorgeous Nikki Gucci que la culture ballroom s’est imposée et que Paris est devenue, en quelques années, le centre névralgique de la communauté ballroom européenne, voire internationale. Plus récemment des artistes et activistes comme Kiddy Smile, Habibitch ou encore Mariana Benenge continuent de porter cette culture, de la faire connaitre et de la faire évoluer.

« À force d’être un peu déçu par ces expériences collectives, je me suis dit : si c’est comme ça, je vais danser en solo. »

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Mais la culture ballroom s’étend bien au-delà de Paris et des États-Unis, elle est aussi présente dans l’Océan Indien, en Afrique du Sud principalement, et depuis peu, à l’île de la Réunion, grâce à Johan Piémont alias Luna Ninja.

Le chemin pour transmettre cette passion sur son île s’est fait en plusieurs étapes. Johan passe son bac à la Réunion en 2014 et décide de déménager à Toulouse pour suivre des études de langues, son autre passion. Pendant un an, il va tenter de recréer un projet de groupe autour de la danse. Sauf que la ville est grande, l’université lui prend beaucoup de son temps, les danseur.se.s qu’il rencontre n’ont pas forcément les mêmes envies et ambitions que lui. « À force d’être un peu déçu par ces expériences collectives, je me suis dit : si c’est comme ça, je vais danser en solo. »

Crédits : Hélène The House ( portrait “miroir” pour le show “In Bed with Mika Rambar, au cabaret le Kalinka, Toulouse)
Crédits : Hélène The House ( portrait “miroir” pour le show “In Bed with Mika Rambar, au cabaret le Kalinka, Toulouse)

« Plus tu assumais qui tu étais, plus tu étais célébré et les gens appréciaient ce que tu faisais. Ça m’a transcendé. »

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L’été 2015, alors qu’il est de passage à Paris, Johan participe à un cours de voguing donné par un des danseurs de la compagnie Alvin Ailey, Renaldo Maurice, membre de la House of Milan à l’époque. C’est dans ces cours qu’il va commencer à faire son réseau sur Paris et entendre parler de la soirée Crème de la Crème qui se déroule tous les étés au Wanderlust. Lorsqu’il y assiste pour la première fois, Johan a une révélation : « J’ai vu cette ambiance, toutes ces personnes différentes, ces corps différents, ces identités différentes. J’ai vraiment ressenti de l’amour. […] C’était vraiment une célébration de chaque personne. Plus tu assumais qui tu étais, plus tu étais célébré et les gens appréciaient ce que tu faisais. Ça m’a transcendé. »

« Si ça m’avait aidé moi, j’étais sûr que ça pouvait aider pleins d’autres personnes. »

À partir de ce moment-là tout s’enchaine très vite. En 2016, le Réunionnais est pris sous l’aile de Lasseindra Ninja herself et intègre quelques mois plus tard la House of Ninja. Une fois ses études terminées, Luna Ninja va alors commencer à participer à de nombreux balls à Paris mais aussi à l’étranger où ses performances sont de plus en plus remarquées et saluées par la communauté. En parallèle, elle lance des cours de voguing à Toulouse. « J’ai découvert plein de choses sur moi-même grâce à cette danse, cette communauté en général et je me suis dit que c’était ça que je voulais faire », raconte Luna. « Si ça m’avait aidé moi, j’étais sûr que ça pouvait aider pleins d’autres personnes. »

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En revenant à la Réunion en 2020, en vacances d’abord puis pour s’y réinstaller définitivement, Johan Piémont remarque que la communauté LGBTQIA+ est devenue beaucoup plus « vocale et militante » qu’avant. À l’époque ce n’était pas pareil. Johan, qui avait quitté l’ile en 2014 pour ses études mais aussi à cause « du manque de représentation LGBTQIA+ » se rappelle que durant son adolescence, il se cachait beaucoup, comme la plupart d’entre eux. « On détestait qui on était ». Johan évoque aussi le fait que les Créoles, dû au trauma colonial, ont « toujours un peu tendance à se renfermer, à se cacher quand ça ne va pas. On a peur d’affirmer qui on est, et du coup on se renferme sur nous-même. »

Crédits : Margot Lucie, tournage du clip “KUHU” d’Aurus
Crédits : Margot Lucie, tournage du clip “KUHU” d’Aurus
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Mais depuis quelques années, la communauté LGBTQIA+ de l’ile de la Réunion gagne en visibilité. Des artistes, des activistes et associations comme la chanteuse transgenre Louiz, le chanteur Aurus, les associations Requeer et OriZon, l’artiste militant.e Brandon Gercara, l’association Reborn, Sheinara Tanjabi a.k.a Shei Tan, le compte Instagram Nout Lidentité, souhaitent, à travers différents projets, réaffirmer leurs identités plurielles et promouvoir une approche intersectionnelle des luttes antiraciste, décoloniale et queer. Cette année, en juin, l’association Requeer a organisé la première « Marche des visibilités » à la Réunion, une marche radicale et politique où la communauté LGBTQIA+ a pu enfin se montrer et se faire entendre.

« Je n’aurais jamais pensé qu’un jour, il y aurait un danseur de voguing au théâtre Champ-Fleuri. »

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C’est lors de ce retour à la Réunion que surgissent de nouvelles opportunités pour Luna Ninja, alors qu’elle ne pensait y rester que quelques mois. D’abord un atelier de voguing à l’école des Beaux-Arts en partenariat avec l’association Requeer, puis des workshop tous les mois à l’Académie des Camélias. Petit à petit, Luna Ninja se rend compte que le voguing interpelle et attire. « C’était complet à chaque fois ! J’ai réalisé que ça plaisait aux gens, il y avait de tout, des personnes âgées, des adolescents et c’était magnifique à voir. » En solo ou avec son groupe le In Motion Crew, Luna Ninja retrouve cette effervescence créative qu’elle avait quitté en 2014. En juin, l’artiste est contacté pour faire partie du spectacle internationalement connu The Show Must Go On de Jérôme Bell au théâtre de Champ-Fleuri, une des plus grandes salles de spectacles de l’île. Johan se rappelle d’ailleurs que, lors du premier jour de répétition, il a fondu en larmes sur scène : « Je n’aurais jamais pensé qu’un jour, il y aurait un danseur de voguing au théâtre Champ-Fleuri. » Alors, en voyant toutes ses portes s’ouvrir, il décide en septembre 2021 de reposer ses valises définitivement à La Réunion.

Pour Luna Ninja qui se définit comme une « plus-size queer artist », pouvoir faire du voguing et militer à travers la danse sur son île natale, c’est un peu un pied de nez à toutes ces personnes qui lui avaient dit qu’il n’y arriverait pas, en tant que « danseur queer et gros », mais aussi à ces lieux, ces institutions, qui auparavant refusaient que lui et son groupe, le In Motion Crew, se produisent sur leur scène. « Maintenant ils se mordent un peu les doigts et j’aime bien ce sentiment-là. Ça me motive. » Selon l’artiste, cela montre aussi que l’on peut arriver « à décoloniser et queeriser » ces espaces artistiques.

« Mon job c’est de toujours rappeler d’où ça vient et pourquoi ça a été créé. »

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Mais évidemment, qui dit popularisation d’une pratique dit souvent appropriation. C’est pourquoi Luna Ninja se bat aussi à La Réunion pour protéger la ballroom culture de toute récupération. « Mon job c’est de toujours rappeler d’où ça vient et pourquoi ça a été créé. » Elle rappelle que si la ballroom scene en France est souvent caractérisée de « méchante » aujourd’hui, c’est parce qu’elle a dû se battre depuis le départ pour protéger son art et son héritage. Et c’est aussi le cas à La Réunion où Luna a du faire annuler un projet de création d’un media sur le voguing, qui avait été entamé par des personnes mal renseignées, non concernées et qui ne l’avait contacté qu’à la dernière minute simplement pour avoir une « validation ».

« D’autres viennent à tes cours juste une fois, pour avoir un peu de technique et tu les vois après danser sur scène, ils sont payés le double pour faire ce que toi tu leur a appris, des gens qui font des castings, des clips alors qu’ils ne viennent pas aux balls, qu’ils n’aident pas la communauté. » Alors, en tant que professeur et en tant que transmetteuse de la culture ballroom, Luna Ninja se doit de rappeler l’origine de celle-ci, son aspect éminemment politique et son histoire.

« On veut que La Réunion devienne la destination queer de l’Océan Indien. »

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Comme le Maloya, danse traditionnelle de la Réunion, le voguing « est une danse qui vient d’un mouvement de rébellion et qui est apparu en réaction à une forme de discrimination face à une communauté. » C’est pourquoi la communauté queer réunionnaise se retrouve facilement dans cette danse et dans la culture ballroom en général, en tant que personnes queer, créoles, majoritairement racisées, qui évoluent dans un territoire marqué par son passé colonial et esclavagiste.

Crédits : Marcel Bwb
Crédits : Marcel Bwb

Sensibiliser, transmettre, enseigner : ce sont les missions que Johan Piémont s’est donné avec le voguing. « Pouvoir montrer tous ces corps différents à travers la danse, c’est une façon de sensibiliser les gens ». Un projet célébré en beauté en cette fin d’année 2021 : le 31 octobre, Luna Ninja a annoncé la création de sa propre «house », la Kiki house of Laveaux, qu’elle a cofondé avec la berlinoise Sophie Yukiko. À la Réunion, iels sont 5 membres : Brandon Gercara, Yannick Peria, Ismaël Moussadjee, Marie Dafreville et Luna Ninja. Mais il y a aussi des « children » de la Maison Laveaux en Espagne, au Brésil, en Allemagne, à Londres ou encore en Italie, bref dans le monde entier. Le nom de la house est inspirée de la sorcière vaudou haïtienne Marie Laveau, une personnalité puissante qui permet de donner une dimension « politique et militante à la house ».

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Luna Ninja organisera aussi le premier ball de la Réunion le 12 décembre, validé par la House of Ninja, à l’occasion de la soirée de clôture de la Somèn Requeer, un festival dédié à la communauté LBTQIA+ de l’île. Avec cet évènement, Luna Ninja souhaite mettre un coup de projecteur sur La Réunion et sa communauté queer mais surtout commencer à créer des échanges. « On veut que La Réunion devienne la destination queer de l’Océan Indien. Je veux que les gens d’Afrique du Sud, de Maurice viennent à nos balls. Si à Paris, il y a des gens de Russie, du Japon, de New York, il faut qu’à La Réunion, les gens de l’Océan Indien viennent aussi. Je sais que ça peut être possible ». En tout cas, on veut y croire !

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