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L’Ukraine, grande gagnante des réseaux sociaux
Dans une précédente vie, Alina Volik était une blogueuse voyage ukrainienne papillonnant l’Europe de l’Espagne à la Turquie à coups de TikTok colorés. Dans cette nouvelle vie, la jeune influenceuse se réveille chaque matin sous les bruits des sirènes et ne se couche plus sans sa dose de tranquillisant. Et entre les deux, elle se filme en train d’empaqueter son nécessaire de survie. « J’ai honte de l’admettre, mais je regarde les photos de ces bâtiments démolis et je ne peux même plus ressentir quelque chose », décrit-elle son niveau actuel d’apathie dans ses stories Instagram devenues journal de guerre.
Marta Vasyuta est une jeune étudiante ukrainienne expatriée à Londres et dont le compte TikTok n’est plus consacré qu’au partage de breaking news en temps réel. « Ceci est un missile dans l’appartement de quelqu’un », légende-t-elle la vidéo d’un logement de la ville de Kharkiv fraîchement bombardé par l’armée russe. Une autre vidéo présente sur son profil montre une pluie de missiles exploser en feux d’artifices dans les cieux nocturnes de Kyiv.
ce type de contenus participe à rendre la réalité de cette guerre plus palpable à ceux qui ne la vivraient pas.
Accidentellement journalistes
« C’est une nouvelle communication qui n’est ni politique ni étatique, mais récréative », nous explique Jordan Proust, doctorant en journalisme de guerre à l’Université Laval de Québec. « Elle remplace les médias, mais avec une vision qui est différente de la communication médiatique. » En partageant leur quotidien sur Internet, Alina, Marta et bien d’autres internautes ukrainiens s’adonnent donc à une pratique hybride entre journalisme accidentel et vlog que Jordan nomme « divertissement de la guerre ».
Ce divertissement peut prendre plusieurs formes, allant de la démonstration de mitraillette sur fond de trap ukrainienne au tutoriel enthousiaste pour conduire des tanks russes abandonnés. Mais si, à première vue, ce type de contenus peut paraître anecdotique, il participe néanmoins à rendre la réalité de cette guerre plus palpable à ceux qui ne la vivraient pas. Nous ne sommes plus témoins lointains d’un conflit aux enjeux brumeux, mais spectateurs directs d’un quotidien qui pourrait être le nôtre.
Désormais, un parti clair semble avoir été pris sur l’Internet occidental.
Il n’est pas anodin que le président ukrainien Volodymyr Zelensky exhorte lui-même les influenceurs de TikTok à s’exprimer sur la guerre ni qu’il privilégie ses comptes Twitter ou Facebook pour prendre la parole. « Le pouvoir ukrainien a compris la puissance des réseaux », affirme Jordan Proust. « [Ils] ont permis une mobilisation des foules et de l’opinion publique au soutien de la cause ukrainienne, mais ils ont aussi permis d’alerter le monde sur ce qu’il se passait réellement. »
Désormais, un parti clair semble avoir été pris sur l’Internet occidental. La plupart des photos de profil ont été changées en jaune et bleu pendant que mots-clés et infographies se relaient pour partager les dernières avancées de guerre et que des levées de fonds pour les réfugiés ukrainiens sont organisées. Un gigantesque pas d’avance que la Russie n’a pas su anticiper.
Une défaite symbolique
« Les réseaux sociaux sont presqu’une tragédie pour les pouvoirs russes, car ils ont permis de mettre en lumière des événements militaires qui sont censés rester cachés », poursuit le doctorant. En effet, entre la vidéo du président russe Vladimir Poutine déclarant glacialement la guerre à l’Ukraine et celles de ladite guerre actuellement disponibles sur les réseaux sociaux, la dissonance est forte.
« Ces gars sont exactement comme n’importe qui d’autre sur Tinder. Ils veulent de l’amour ou de la compagnie. »
Si les vivres des soldats ne sont pas avariés depuis sept ans, ce sont leurs tanks qui n’ont plus d’essence, les laissant bras ballants au beau milieu de la route. Quand un Ukrainien passant par là leur demande s’ils savent au moins où ils vont, ils répondent « non », illustrant en un seul mot le flou complet qui semble entourer toute cette opération. « Ils suivent juste les ordres qu’ils ont », explique Constantine Yevtushenko, citoyen ukrainien, au média britannique iNews. « Ce sont des enfants, nés en 2000 et 2002, ils sont frustrés. » Des dires appuyés par une nouvelle vidéo montrant un soldat russe affamé être nourri par des locaux qui lui prêtent ensuite un téléphone pour appeler sa mère en visio.
Le fait est que le président russe a été pris au dépourvu.
Ce sont des enfants (ou presque) qui vont sur le site de rencontre Tinder pour rencontrer des femmes du camp ennemi, comme si les frontières n’existaient pas. Dasha Synelnikova, jeune ukrainienne localisée à Kyiv, se rappelle avoir croulé sous les invitations de profils de militaires russes à la veille du bombardement du 24 février 2022. Certains n’hésitent pas à révéler leurs localisations en l’échange d’un peu de conversation. « Ces gars sont exactement comme n’importe qui d’autre sur Tinder. Ils veulent de l’amour ou de la compagnie », dit-elle au journal britannique The Sun. Ils n’en restent pas moins lucides sur leur situation. En se lançant par curiosité dans un échange avec l’un d’entre eux, ce soldat lui dira savoir pertinemment que « personne n’aime la Russie en ce moment ».
Erreurs de calculs
Et si ces informations émiettent la légitimité d’action du président Vladimir Poutine aux yeux du monde entier, les images des manifestations de citoyens russes fermement opposés à cette guerre n’aident en rien sa position instable. « La première cause d’une guerre qui est perdue, c’est le manque d’intérêt de l’opinion publique qui ne suit plus l’armée », rappelle Jordan Proust. C’était vrai aux États-Unis pendant la guerre du Vietnam et ça n’en reste pas moins véridique aujourd’hui. Twitter, Facebook et même TikTok ne sont qu’un accélérateur.
Mais sur les réseaux sociaux, le but n’est jamais d’avoir tort ou raison ; juste de détenir de très bons arguments.
Le fait est que le président russe a été pris au dépourvu. Les réseaux sociaux représentent le pouvoir du peuple et, lors de ses précédentes stratégies militaires, jamais le peuple n’a fait partie de ses équations. « Sans les réseaux sociaux et sans cette puissance de l’image et de l’information en instantané, il a été libre de faire ce qu’il voulait », commente Jordan Proust, citant la guerre de Tchétchénie que nombreux qualifient de “génocide”. « En Ukraine, il y a peu de morts. Mais les réseaux sociaux font que chaque mort est amplifiée et devient une tragédie. »
Et cet écho, le président Poutine ne l’a manifestement pas prévu, campé dans une démarche communicationnelle datant « du temps de la guerre froide ». Il n’a de compte à rendre à personne ni veut aucunement se justifier en ligne d’avoir raison. Mais sur les réseaux sociaux, le but n’est jamais d’avoir tort ou raison ; juste de détenir de très bons arguments. De nos jours, une guerre ne peut donc plus plus être vendue sans une notice explicative convaincante. Pour ce faire, et comme l’explique Jordan Proust, celui qui la déclare doit « développer un plan militaire et un plan communicationnel en même temps. »
L’impitoyable vérité des images
Mais qui aurait cru que les réseaux sociaux soient également révélateurs de comportements supposément révolus ?
Tout ceci illustre aussi bien la dangerosité que la puissance des contenus véhiculés sur les réseaux sociaux qui, lorsqu’ils ne sont pas manipulés, rétablissent une implacable vérité.
De récentes vidéos virales ont montré que, dans le mouvement de fuite en masse des citoyens ukrainiens, les Africains vivant en Ukraine avaient été délibérément laissés de côté. Interdits à bord des trains, stoppés aux frontières terrestres, aucune issue de secours ne leur était permise, forçant même une mère à nourrir son enfant dehors, sous trois degrés.
Une autre vidéo relayée cette fois-ci sur le compte Twitter de la Garde Nationale Ukrainienne filme un combattant ukrainien et néo-nazi en train d’enduire de graisse de porc ses balles de fusil pour tirer avec sur les soldats russes de confession musulmane, car « ils n’iront plus au paradis maintenant ».
Ces réseaux sont également révélateurs des pièges d’Internet, comme le prouve la fameuse vidéo du fantôme de Kyiv, cet avion ukrainien ayant supposément abattu à lui tout seul six autres avions russes. Elle sera reprise par le ministère de la Défense ukrainienne et deviendra un symbole de résistance qu’un fact-checking tardif finira par démentir : il ne s’agissait finalement que d’une séquence modifiée du jeu vidéo Digital Combat Simulator World.
Tout ceci illustre aussi bien la dangerosité que la puissance des contenus véhiculés sur les réseaux sociaux qui, lorsqu’ils ne sont pas manipulés, rétablissent une implacable vérité. Et cette vérité ne se soucie ni d’un vainqueur ni d’un vaincu.