Logo

Lola Quivoron : Du malheur d’avoir l’esprit contestataire

Cinéma d'auteur·e contre fachosphère, le retour du procès d’opinion.

Par
Quentin Pannelier
Publicité

Aujourd’hui j’ai décidé de faire comme tout le monde, je vais donner mon avis sur un film que je n’ai pas vu.

D’aucuns diraient qu’il faudrait au moins savoir ce dont je parle avant d’écrire, mais à ce prix, on n’aurait plus grand chose à lire. Un cas d’espèce : Rodeo. Premier film de la réalisatrice Lola Quivoron, en avant-première à Cannes en mai, il a reçu avant même sa sortie du 7 septembre une avalanche de centaines de commentaires sur Allociné qui ferait baver d’envie tout producteur normalement constitué. C’est ce que les jeunes doivent appeler le “buzz”, me dis-je, et je prends le train en route. De prime abord, rien que de très bon goût : un film d’auteur français réalisé par une femme avec un casting racisé, basé sur le phénomène des courses de moto cross-bitume. Fast And Furious rencontre Taxi sur les gaz de Portrait d’une jeune fille en feu ? J’en suis. Je vais donc pour rajouter ma pierre à l’édifice, mais comme je ne sais pas avoir d’opinion propre, je lis d’abord celles de mes camarades critiques émérites. Un avertissement du site invite cependant les spectateurs à “noter le film pour ce qu’il est et pour son contenu réel et objectif, et pas sur des a priori ni dans une volonté de dégrader sa note.” Tiens, c’est nouveau. Rodeo, partant d’un solide 1 sur 5 (note réservée d’habitude aux Sharknado, Orgueil et Préjugés et Zombies ou Ilsa, la louve des SS) est taxé d’insulte, de cliché bourgeois, d’ode à la mécanique, le bruit, l’absence d’intelligence.

Qu’a donc pu faire Lola Quivoron pour mériter cette razzia d’éloges douteux ? Je vais sur Twitter poursuivre mes recherches.

Publicité

Du jamais vu : Rodeo n’était pas encore sorti qu’il avait déjà reçu autant de notes qu’un blockbuster (Kompromat, le thriller du moment, reçoit à peine deux fois plus de critiques malgré sa campagne d’affichage massive et le fait d’être sorti dans cinq fois plus de salles) mais la plupart sont négatives, venant de commentateurs qui n’ont pas vu et n’iront pas voir le film, ce qui a motivé l’avertissement inédit d’Allociné. Qu’a donc pu faire Lola Quivoron pour mériter cette razzia d’éloges douteux ? Je vais sur Twitter poursuivre mes recherches. Cyril Hanouna, d’habitude si mesuré, nous exhorte dans Touche Pas à Mon Poste : « N’allez pas voir cette merde. Si vous voulez faire une bonne action, n’allez pas voir ce film » et il est retweeté en porte étendard du mouvement (#TPMP, #BoycotRodeo). D’autres âmes bienveillantes, en hashtag direct, demandent des comptes à la réalisatrice sur les accidentés de la route, lui disent qu’elle “paiera”, qu’elle a “du sang sur les mains”, et de citer sans cesse une interview qu’elle a fait pour Konbini, « Les accidents, ils sont souvent causés par les flics, qui prennent en chasse, qui poussent les riders vers la mort, en fait, concrètement. » L’œuf ou la poule ? Ce n’est pas à moi de trancher, ni même le propos.

Lola Quivoron a touché le tiercé gagnant pour ulcérer la fachosphère : être une personne non-binaire en couple avec une femme, qui réalise un film sur les milieux défavorisés et ose voler la place d’un réalisateur, pauvre brave homme méritant, pour parler de motos. La gamergate de 2014 avait aussi vu s’échauffer les réseaux quand les méchantes Zoë Quinn et Anita Sarkeesian, sous couvert de féminisme et de bien-pensance, avaient entaché la “gamer culture” et l’éthique du jeu vidéo, autre milieu à prédominance massivement masculine : on en avait assez de se faire rabâcher qu’une héroïne de temps en temps, ça ne mange pas de pain. À force de menaces de viol, de mort et autres politesses, on tentait civilement de les faire rentrer dans le droit chemin de la doxa prédominante : une femme c’est fait pour dandiner des hanches à trente images secondes, pas pour dénoncer une sous-représentation systémique et des codes de pensée machistes. La place de l’homme (de préférence blanc, cisgenre et hétéro), elle est aux rênes, aux manettes ou à son clavier. Gare à celles qui remettent en cause le status quo ! Quand par surcroît cette femme est non-binaire, transgenre, lesbienne ou tout simplement non-blanche, sa parole se doit d’être pudique, modeste, et de ne pas sortir des clous.

La guerre des idées bat son plein, mais j’ai parfois l’impression qu’un seul des belligérants est en armes.

Publicité

Tout ça flaire bon 1933 et les tilleuls en fleur. En mai de cette année-là, Magnus Hirschfeld voit son institut de sexologie et ses milliers de volumes de recherche sur l’homosexualité et la transidentité réduits en cendres par des étudiants de la Deutsche Studentenschaft, certainement préoccupés du Bien Commun et de l’influence perverse que ces théories exerçaient (et exercent encore, me dit-on) sur les esprits malléables des hétérosexuels en herbe et des pères de famille.

La guerre des idées bat son plein, mais j’ai parfois l’impression qu’un seul des belligérants est en armes.

Lola Quivoron subit une campagne de cyberharcèlement, mais est-elle victime ou instigatrice ? Elle a shooté dans la fourmilière, elle le cherchait. La police, ces authentiques anges de la garde qui veillent sur nous, ne peut être inquiétée ni remise en cause, encore moins quand on l’accole au mot “violence”, anathème ! Les morts sur la route, c’est la faute des racailles, des riders, du cross-bitume. Les manifestants n’avaient qu’à pas sortir s’ils ne voulaient pas recevoir des mandales. Et cette mini-jupe…

Publicité

J’ai entendu dire qu’il n’y a pas de mauvaise presse, et depuis sa sortie le film a reçu bon nombres d’accolades, tant de la critique que des spectateurs (l’effet Streisand, je suppose). Sa note pousse difficilement vers les 2 sur 5, alors rejoignez-moi ! J’y vais cet après-midi et je suivrai sagement le conseil d’Allociné : j’attends d’avoir vu le film pour me former une opinion.