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Lettre d’amour à Evry

Parce qu'on n'y trouve pas que des bandes qui s'affrontent.

Par
Daisy Le Corre
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« Mourir pour son quartier : la guerre des bandes à Evry ». C’est le titre de la dernière enquête du « M, le magazine du Monde » qui t’est consacrée, Evry.

« Evry est une ville nouvelle, surgie en 1965, elle se déploie selon une géographie enchevêtrée. Pour s’y retrouver entre Canal et Pyramides, rien de plus simple. Un grand boulevard, les Champs-Elysées, c’est son nom, sépare les deux quartiers. Les Pyramides, c’est une enclave. Il y a bien des pyramides, c’est-à-dire des grands ensembles d’habitations en vague forme de pyramides censées faire oublier les barres HLM. Des allées pas arborées qui zigzaguent entre de gros blocs de béton, des clairières de macadam soudés à des parkings pour soucoupes volantes, tellement ils sont vastes. Un quartier en bout de ligne. Il lui suffirait peut-être d’un rayon de soleil pour se rendre un peu agréable. Il y a bien la place Jules-Vallès, son cœur névralgique, en forme de fer à cheval, avec son esplanade nue aux heures creuses, ses arcades, ses quelques commerces et, surtout, ses rondes policières toutes les vingt minutes. »

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Aucun scoop dans le titre ni dans tout le reste de l’enquête fleuve, je te le concède. On prédisait et pressentait déjà tout ce qui est y décrit quand j’arpentais encore tes trottoirs et tes cités, il y a une vingtaine d’années.

C’est en ton sein que je suis née et que j’ai grandi. Tu n’étais pas la pire ni la meilleure des villes mais tu m’as forgée, en me faisant parfois violence, certes. Mais qu’importe, je reste persuadée que je n’en serai pas là sans toi. Par où commencer ?


L’Agora d’Evry

Je me souviens encore de ces week-ends à faire du shopping avec ma soeur (qui avait d’ailleurs décroché son premier job de vendeuse là-bas). Je me souviens du cinéma, des paquets de Haribo et des jeux-vidéos en attendant la séance, du McDo où j’agaçais les “équipiers” à venir commander des Big Mac à pied via le drive ( « Tu te prends pour une voiture ou quoi ?! Barre-toi, putain »), du KFC beaucoup trop épicé pour moi (et les fous-rires de mes amies noires qui n’en pouvaient plus de me voir devenir rouge vif), de mes premières Timberland de grande (offertes par ma soeur, encore elle), du magasin Claire’s où une de mes potes avait volé pour la première fois (des boucles d’oreille trop moches) et qui a découvert la réalité d’un poste de police pour la première fois aussi. Bref, c’était notre QG, on trouvait toujours une bonne raison d’aller à l’Agora et de sécher les cours. On croyait que la vraie vie était là-bas, dans les magasins. C’était notre caverne d’Ali Baba : ça sentait le caoutchouc, le bling-bling et l’argent (qu’on n’avait pas).

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Le bus 403

Quand on ne pouvait pas aller à Evry en voiture, on pouvait toujours compter sur le 403 (surtout si vous aviez la chance de vivre ou de squatter chez des potes à Soisy-sur-Seine) : LE bus à prendre pour arriver à bon port, en slalomant parfois entre des jets de pierres pour X raison (affrontements entre bandes rivales ou autres) et en évitant parfois certains arrêts trop tendus. Ça faisait juste partie du quotidien. Comme certaines insultes sexistes, homophobes ou autres, sur certains trottoirs. On avait appris à vivre avec la violence gratuite, à faire profil bas et à courir vite quand ça s’envenimait. On savait que la tension était toujours plus palpables que dans nos campagnes de banlieues, c’était le « jeu » de notre réalité.

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Le Lycée des loges

C’est là que j’ai vécu mes premiers émois/amours d’adolescente, que j’ai rencontré de vrai.es ami.es, que je suis restée « dans le placard » par peur de m’afficher ouvertement, que j’ai aidé un camarade à marcher pieds nus jusqu’à l’arrêt de bus après s’être fait racketter (il faut dire que ses Air Max faisaient trop envie), que j’ai passé des après-midis dans le parc du lycée à écouter une amie qui voulait se convertir au judaïsme (et qui l’a fait), que j’ai repoussé gentiment – dans ce même parc – un Imam qui m’interdisait de bécoter ma première copine sur un banc public, que j’ai flippé ma race en la tenant par la main dans la cour et sur le chemin de l’Agora, etc. Bref, j’ai fait mes premiers pas d’ado “insécure” là-bas, en terrain hostile – parce qu’il faut bien avouer que je faisais tache dans le paysage. Ça marque.

Les profs

C’est aussi dans ce lycée que j’ai eu pitié de certain.es profs pour la première fois, surtout de celle qui n’osait plus nous tourner le dos après s’être pris bien trop de projectiles quand elle essayait juste d’écrire la date au tableau (les auréoles de ses dessous de bras en disaient long sur sa vocation) ou de cette prof de français qui avait jeté l’éponge et qui se mettait d’office au fond de la salle pour nous regarder… ne rien faire. Toute une époque… Je n’y suis restée qu’une année mais c’était culte.

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Et puis, des années après avoir quitté le lycée et de retour à Paris, le hasard faisant bien les choses, j’ai rencontré une prof des Loges (coucou Swazz) qui avait pris l’habitude de te peindre sous tous les angles, Evry. Le résultat est encore disponible en ligne et j’avoue que je te trouve belle sur ces croquis colorés… Je dois être ivre d’Evry moi aussi.

Le jargon

Evry, tu m’as vue partir alors que je terminais mon année de seconde. Mes parents voulaient changer d’air, et on a dû déménager pour cause de mutation. Pour être honnête, je ne me souviens pas de la dernière fois où je t’ai vue. Quitter mon fief, c’était impensable. Ça sortait de la raison. Ça me dépassait. Sur le coup, je n’ai pas réalisé ce qui se passait. À 15 ans, déménager c’est toujours compliqué. Et puis, j’ai fini par débarquer en Bretagne, tant bien que mal… C’est là que j’ai appris que j’avais un langage bien à moi (et les fringues qui allaient avec) : made in Evry. Parce que je n’utilisais pas les mêmes mots que mes camarades bretons, qu’on ne partageait pas les mêmes codes. Ils disaient « coco » pour « mignon » ; « comment que c’est » pour « ça va ou bien ? », etc. Il m’a fallu un peu de temps pour nuancer mon accent et apaiser mes moeurs.

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Les Pyramides

Ça peut faire rêver sur le papier mais les Pyramides d’Evry n’ont pas grand rapport avec celles d’Egypte. En revanche, niveau architectural, ça ressemble un peu à l’Habitat 67 montréalais, conçu par l’architecte israélo-canadien, Moshe Safdie, il y a une cinquantaine d’années (allez voir sur Google). Mais revenons à nos moutons de banlieue. Pour moi, Les Pyramides c’est d’abord le nom de la première cité où j’ai pu mettre les pieds, toujours accompagnée par celles et ceux qui y vivaient. « Tu n’y vas jamais seule, ok ? ». On me répétait ça souvent, ça me faisait ni chaud ni froid mais je savais que je devais faire gaffe, que ce n’était pas mon territoire. À l’époque où j’y étais, on ne pouvait pas parler des Pyramides sans parler aussi des Tarterêts à Corbeil-Essonne, le quartier rival. Les Pyramides VS Les Tarterêts. Ça a toujours existé. Ça a souvent fait la Une des journaux.

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Et ce genre de rixes entre bandes continuera, jusqu’à ce qu’on décide de faire des banlieues des vraies zones d’éducation prioritaires et de prendre réellement en considération la vie des banlieusards sans les prendre pour des cons.

***

Evry, après tant d’années et à plusieurs milliers de kilomètres de toi, tu continues à me faire sourire tendrement : l’architecture louche de ta cathédrale, le “cratère” improbable du lycée des Loges (si quelqu’un sait ce qu’il devient, dites-moi), ton théâtre dont on oublie souvent l’existence (pourtant la programmation est super), ta fameuse lucarne qui a fait le tour de la toile, etc.

Evry, je ne sais pas si je reviendrai te voir un jour (j’ai déjà parlé de toi à mon petit bout de 2 ans mais c’est surtout la Tour Eiffel qui l’intéresse pour l’instant), mais je n’oublie pas d’où je viens. Promis.

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PS : Montréal et son architecture cheloue te salue. Vous vous entendriez bien. Elle est parfois aussi rude que toi.