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Les « tracances » et le danger de mélanger travail et vacances

Entre soleil, Zoom et burnout, la frontière est devenue un peu plus floue.

Par
Malia Kounkou
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« On range les vacances, et on sort le travail », annonce Mélanie Flohimont à la caméra de la chaîne télévisée France Info, de l’entrain plein la voix. Bien que cette juriste grenobloise soit partie s’aérer en famille à Marseille, elle garde toujours un pied dans le télétravail, l’autre barbotant dans les eaux chaudes de la Méditerranée. « C’est le meilleur compromis », considère-t-elle.

Et ce compromis se nomme « tracances » : une contraction des mots « travail » et « vacances ». Popularisé au Canada, ce concept désigne le fait de travailler temporairement depuis un lieu de vacances pendant ses heures habituelles de bureau, certains frais pouvant même être couverts par l’entreprise. L’avantage apparait être des deux côtés : celui de l’employé.e qui se connecte sur Zoom depuis les Bahamas et celui de l’employeur qui obtient de son ou sa salarié.e content.e une productivité optimale.

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Mais le ratio soleil-Excel ne fait pas rêver tout le monde et la vague de protestations ayant suivi le reportage de France Info le prouve. « T’as beau avoir les pieds dans l’eau à 6700 km, si tu te connectes tous les matins sur Zoom pour des réunions pro… tu travailles, t’es pas en vacances », conteste ainsi la journaliste Sihame Assbague, pour qui la promesse d’un beau paysage par-dessus une charge de boulot contraignante n’est qu’un écran de fumée. Même si les tracances ne sont en principe pas censées être planifiées sur des journées off, pour beaucoup, les débordements apparaissent comme inévitables.

qu’il s’agisse d’heures de bureau aux airs vacanciers ou de véritables vacances lentement rongées par le travail, ce concept reste une pente glissante.

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« D’abord, vous allez être en vacances tout en ne déconnectant jamais. Et puis, vous allez être sollicité tout le temps par votre employeur qui considère que vous êtes corvéable », prédit ainsi Benoit Serre, spécialiste français des ressources humaines, sur le média RTL. Dans le reportage de France Info, il partage aussi sa crainte d’une potentielle « disparition de la frontière entre le monde privé et le monde professionnel à l’heure où les gens demandent de la qualité de vie au travail ». Selon lui, qu’il s’agisse d’heures de bureau aux airs vacanciers ou de véritables vacances lentement rongées par le travail, ce concept reste une pente glissante.

Rien de nouveau sous le soleil

La pandémie s’est déjà chargée de brouiller la ligne entre personnel et professionnel. Lorsque nous étions bloqué.e.s entre quatre murs pendant à peu près deux ans, tout avait soudainement la même valeur : semaine et fin de semaine, travail et loisir. Peu surprenant, donc, qu’une fois les mesures sanitaires levées, la vague soudaine de vacancier.ère.s ait fait saturer la plupart des grands aéroports internationaux. Peu étonnant également que certain.e.s aient préféré travailler le plus loin possible de leur domicile pour pallier tous ces mois d’enfermement. Les tracances seraient-elles donc un symptôme claustrophobe de la pandémie ?

Car pour chaque rebranding du concept vacances-travail vient une nouvelle manière de nommer les signes avant-coureurs de burnout.

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Du tout, et le concept ne date d’ailleurs pas d’hier; seul son nom change. Avant 2020, le terme « workation » — alliance de « work » et « vacation » — désignait l’exact même mode de travail que « tracances ». Idem pour « digital nomads » (« nomades digitaux ») ou encore « bleisure » (« business » et « pleasure »). Tous soulèvent aussi les mêmes problématiques. « Il n’y a évidemment rien de mal à travailler à distance dans des endroits plus agréables, surtout si vous pouvez vous le permettre. Mais le fait que les travailleurs soient tellement à court de vacances que le “travail” pourrait être un compromis séduisant ? C’est un signe triste et franchement inquiétant de notre époque », déplorait ainsi en 2017 le média MIC.

Car pour chaque rebranding du concept vacances-travail vient une nouvelle manière de nommer les signes avant-coureurs de burnout. Courant 2021, la vague massive de désertions en Asie comme en Occident pour causes de déséquilibres privé et professionnel prenait le nom de « great resignation » (« grande démission »). Et en 2022, les employé.e.s refusant de donner plus de temps et d’énergie que ce qui leur était strictement demandé au travail ont donné vie au « quiet quitting » (« démission douce »). Des phénomènes radicaux pour éviter les conséquences plus radicales encore du surmenage sur la santé mentale.

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Qui y gagne ?

Sur le papier, les modes professionnelles flirtant entre boulot et temps de repos rendent tout le monde gagnant. Dans la pratique, cependant, il est fréquent que personne ne tire son épingle du jeu. En effet, comme l’expliquent les universitaires Laura M. Giurge et Kaitlin Woolley dans Harvard Business Review, il nous faut une motivation extrinsèque (« recevoir un salaire, soutenir une famille ») pour faire un travail, mais une motivation intrinsèque (satisfaction personnelle) pour faire du bon travail.

« Les gens se sentent intrinsèquement motivés lorsqu’ils s’engagent dans des activités qu’ils trouvent intéressantes, agréables et significatives, écrivent-elles à ce sujet. Nos données montrent que le travail pendant les loisirs crée un conflit interne entre la poursuite d’objectifs personnels et professionnels, ce qui conduit les gens à moins apprécier leur travail. » Les chances sont donc grandes pour que la tâche demandée soit moins bien effectuée que prévu.

Pour beaucoup, profiter pleinement de son temps de repos est un luxe inaccessible, voire un risque de précarité.

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Sans compter que derrière l’idée de vacances se trouve celle d’une coupure nécessaire rendant possible un meilleur départ. Une page blanche se résout en s’éloignant le plus possible de ce qui nous bloque; de la même façon, le repos s’acquiert généralement loin de ce qui nous a épuisé.e.s. En cela, l’équilibre avantageux promis par les tracances peut sonner incomplet, car même en ayant un pied dans la Méditerranée et nos proches à proximité, notre paix reste conditionnelle et nous expérimentons « un conflit entre [nos] attentes et la réalité » qui nous empêche de complètement nous ressourcer.

Le véritable ennemi

Toutefois, il est important de rester réaliste, tout comme le rappelle la journaliste et autrice Rainesford Stauffer dans NBC News. Pour beaucoup, profiter pleinement de son temps de repos est un luxe inaccessible, voire un risque de précarité. « “Prenez du temps pour vous !” peut sembler bon en théorie, mais pas si perdre un shift signifie ne pas être en mesure de payer votre loyer, argumente-t-elle. “Le travail n’est pas tout !” tombe un peu à plat lorsque votre patron menace votre travail chaque fois que vous ne répondez pas à un mail de fin de soirée dans un délai suffisant. »

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Car le fond véritable du problème n’est pas individuel, mais bel et bien structurel. Sous le capitalisme, une opportunité de repos sans exigences de productivité ni anxiété de performance n’existe pas. Le déséquilibre entre vies privée et professionnelle ne pourra donc être réglé qu’une fois ses causes systémiques adressées puis traitées. Changer ses appellations ne fait que retarder l’échéance.