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Les séries policières peuvent-elles fausser la perception qu’on a des forces de l’ordre?
Au cas où vous n’auriez pas remarqué, tous les yeux sont tournés vers la police depuis le meurtre crapuleux de George Floyd à Minneapolis, le 25 mai dernier.
La société au grand complet réévalue leur éthique, leur budget, la pertinence de leur approche et dans certains cas, leur existence même. Il faut dire que ces derniers ne s’aident pas du tout et ne démontrent pas beaucoup d’autocritique, même si chaque soir de nouvelles vidéos d’attaques brutales (souvent à caractère raciste et parfois mortelles) sont téléversées sur les réseaux sociaux assorties du mot-clic #BlackLivesMatter.
Dans ma tête, la police c’était ceux que je contactais lorsque je craignais pour ma sécurité physique et non la source de cette crainte. Visiblement, j’avais tort.
L’hostilité ouverte et marquée des policiers envers les gens qu’ils doivent protéger m’a pris par surprise. En personne blanche privilégiée que je suis, j’ai toujours perçu la police comme une instance de protection de l’ordre social et non comme un boys club où le racisme systémique n’est pas l’exception. C’était ceux que je contactais lorsque je craignais pour ma sécurité physique et non la source de cette crainte. Visiblement, j’avais tort.
Mes contacts avec les vraies forces de l’ordre ont toujours été minimes, voire inexistants. Ma perception de cette entité a donc probablement été influencée, sans même que je ne m’en rende compte, par les nombreuses séries policières que j’ai regardées tout au long de ma vie. Ça a l’air peut-être con dit comme ça, mais j’ai l’impression que c’est le cas de plusieurs d’entre nous, privilégiés. Est-ce que la fiction a pu à ce point tordre la représentation que nous avons de la réalité?
La faute à qui si j’étais pratiquement aveugle à la brutalité policière endémique et au profilage racial? Repassons sur quelques-unes de mes séries policières favorites afin de trouver des pistes de réponses.
Law & Order: SVU (1999-…)
Law & Order est l’une des plus vieilles séries encore actives. Elle suit les activités d’une escouade d’élite responsables de la résolution de crimes à caractère sexuel.
Ce n’est pas la série la plus réaliste et certains diront que c’est tellement déconnecté du vrai quotidien de la police qu’elle est inoffensive, mais c’est justement ça le problème. On y représente le crime de manière très judéo-chrétienne. Il y a les bons (la police) et les criminels (de gros écoeurants sales trop dangereux pour vivre en société). On donnerait le bon dieu sans confessions aux personnages principaux, parce qu’ils cherchent systématiquement à protéger le public.
Côté diversité, Law & Order: SVU ne gagne pas vraiment de points non plus. Le seul personnage racisé faisant partie de l’escouade est celui d’Ice-T, plus souvent qu’autrement relégué au rôle du comique involontaire. C’est une série très divertissante, mais elle est beaucoup plus intéressée par l’affrontement entre le bien et le mal (sans explorer la complexité de la frontière entre les deux qui n’est pas toujours si claire) que par la vraie nature du crime.
https://www.youtube.com/watch?v=9qK-VGjMr8g
The Wire (2002-2008)
La série de David Simon est LA référence pour le réalisme dans la fiction policière. Ce qui est bien à propos de The Wire, c’est que tout le monde y est sur un pied d’égalité. Tous des êtres humains imparfaits et complexes coincés dans un système qui perpétue les problèmes et qui n’est ni adapté à leur réalité ni à leurs besoins.
On y trace un portrait tout aussi complexe du crime, omniprésent dans le quotidien des habitants des quartiers pauvres de Baltimore. Avec un folklore garni de personnages plus grands que nature comme Avon Barksdale, Stringer Bell, Omar Little et Marlo Stanfield, on vient à comprendre le trafic de drogue comme un ordre social alternatif pour ceux à qui le système ne donne pas de chances.
Cependant, bien que le racisme systémique et la brutalité policière fassent partie de la réalité des personnages, The Wire ne s’attaque pas vraiment à ces problèmes. Tout le monde participe à cette dynamique où les abus sont nombreux, sans vraiment se poser de questions.
The Shield (2002-2008)
Cette série est une honte.
L’histoire d’un antihéros qui se sert de son job d’enquêteur pour voler et tabasser tout ce qui bouge, The Shield est plus une glorification de la brutalité policière et de l’abus de pouvoir qu’un truc qui fait réfléchir. Bien sûr, Vic Mackey n’est pas exactement un protagoniste sexy. On ne souhaite pas avoir sa vie remplie de stress non nécessaire, mais ses aventures font quand même l’apologie d’une philosophie de vie douteuse. Surtout si on est membre des forces de l’ordre.
Full disclosure : j’ai arrêté de regarder la série à la troisième saison. Si l’existence de The Shield prouve quelque chose, c’est qu’une police corrompue et hyperviolente ça favorise la criminalité et la désorganisation sociale, pas le contraire.
Luther (2010-…)
Je tenais à inclure Luther dans cette liste pour plusieurs raisons: 1) c’est excellent 2) ça se passe au Royaume-Uni 3) l’enquêteur protagoniste est Noir et 4) il y a quand même quelque chose qui cloche dans la représentation de la police.
Un peu comme dans le cas de Law & Order: SVU, DCI John Luther est beaucoup trop occupé à pourchasser des psychopathes sanguinaires qui lui en veulent personnellement que de faire un quelconque constat sur la nature du crime ou des relations raciales au Royaume-Uni. En position de pouvoir, John Luther ne semble jamais subir de racisme et n’en voit jamais non plus. Peut-être qu’au Royaume-Uni cette question est réglée, mais ça m’étonnerait. En même temps, ça fait du bien de voir un personnage racisé à l’écran dans un rôle d’envergure. S’il y en avait davantage au petit écran, peut-être qu’on ne se poserait pas la question à savoir si l’absence de référence au racisme dans la série est un problème ou pas, la multiplication des cas de figure nous donnerait sûrement un meilleur portrait de la réalité sans faire peser le poids sur une seule production.
On ne peut pas en vouloir au créateur Neil Cross d’avoir créé une série peu engagée socialement. Il a techniquement le droit d’écrire ce qu’il veut. Cependant, les policiers de Luther sont dépeints comme un dernier rempart surmené entre l’humanité et le chaos. Ils sont tous blafards, fatigués et physiquement incapables de prendre des décisions. C’est moins cool et surtout, moins réaliste.
https://www.youtube.com/watch?v=GMcaRTwsx8M
Bosch (2014-…)
Bosch est la seule série que je connais qui ait abordé le racisme systémique et la brutalité policière de front, pendant sa quatrième saison. On y aborde le meurtre d’un avocat spécialiste dans la défense de victimes d’abus de pouvoir policier. Un avocat qui «ruine des carrières» selon les policiers. Comme si plonger la tête d’un gars (que t’as pas officiellement arrêté) dans une toilette et lui percer un tympan avec un stylo c’est correct tant qu’on te prend pas la main dans le sac…
Même si ce n’est pas de grande télévision, Bosch est la série qui est le plus près de donner un portrait plus réaliste de la brutalité policière. On y voit une division philosophique entre les policiers qui priorisent loyauté et ceux qui priorisent la protection du public et cette division philosophique n’est jamais résolue. On ne présente pas les policiers brutaux et injustes uniquement comme des cas isolés (ces fameuses pommes pourries), mais comme faisant partie d’un système.
District 31 (2016-…)
Je n’ai jamais regardé District 31, mais j’ai la chance de connaître LA référence sur la série du Québécois Luc Dionne: l’inénarrable Christian Letendre, de Podcast 31.
«Les policiers de District 31 ont tendance à être les gentils, mais avec des failles. Genre ils contournent souvent les règles, mais ils ne se font pas prendre. Et s’ils se font prendre, habituellement, ils s’en sortent sans trop de conséquences,» m’explique-t-il tout en prenant soin de préciser qui est Yanick Dubeau et pourquoi il est l’exception à cette règle. Il affirme aussi qu’il y a très peu de diversité au sein des policiers et que les minorités y sont souvent stéréotypées. Les pimps sont noirs, les « arabes » misogynes, etc. «J’ai l’impression que Luc Dionne aborde ces sujets non pas comme des enjeux, mais comme une réalité, sans nécessairement prendre position», continue Christian.
Là où District 31 gagne des points selon Christian, c’est dans les nuances avec lesquelles la série aborde le crime: «Ça arrive souvent qu’on voit les enquêteurs se sentir mal pour une arrestation, se mettre dans la peau des contrevenants, remettre en doute le système dans lequel ils évoluent.» Il me donne l’exemple d’un épisode portant sur l’aide médicale à mourir où les policiers emmènent un suspect souper après l’avoir interrogé, question de lui remonter le moral. Se faire payer le Courtepaille par des flics après avoir asphyxié sa femme malade, c’est assez maladroit pour être réaliste.
Conclusions
Pour répondre à la question initiale: la représentation du travail de policier dans la culture populaire est plus nuancée que je le croyais au départ, mais elle véhicule quand même des idées néfastes.
Par exemple, celle que les policiers sont les anges gardiens de la société et que le crime est nécessaire le produit d’un défaut de caractère comme l’orgueil, l’envie, la cupidité, la colère…. vous voyez où je veux en venir? Et comme le disait un rapport récent de l’organisme Color of Change qui a analysé 26 scripts sur des séries policières présentées en 2017-2018, trop souvent «Les séries policières glorifient, justifient et normalisent la violence et les injustices systématiques commises par la police, transformant en héros des policiers et des procureurs qui se livrent à des abus, en particulier contre les personnes de couleur.» Et si vous croyez encore que c’est anodin, ils ajoutent également que « Ces séries ont, pendant des années, perpétué des mythes sur la manière dont le système fonctionne. Et ces mythes forment l’esprit de gens qui se retrouvent plus tard sur nos jurys. »
Rappelons en passant que les personnes racisées souffrent pour de vrai, ce n’est pas de la fiction, contrairement à cette opération glorification. Et même si on observe certains progrès depuis le tournant du millénaire, on aimerait envoyer un message à tous ceux qui participent à la création de ces séries : vous pouvez et devez faire mieux.