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Les milliardaires et nous

Distiller notre malaise des ultrariches.

Par
Jean Bourbeau
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À quel point sommes-nous fasciné.e.s par les milliardaires ?

En lisant ce qui apparaît d’emblée comme une nouvelle des plus anecdotiques, au sujet d’un pont ancestral de Rotterdam aux Pays-Bas qui sera démonté le temps de faire traverser le superyacht de Jeff Bezos, je me suis questionné sur cette caste décomplexée et sa place dans l’imaginaire populaire.

Loin d’être insignifiante, cette rumeur navale dévoile tout le fumet des milliardaires. Construit par la compagnie néerlandaise Oceanco, l’embarcation géante de 125 mètres se heurte à l’architecture d’une époque désuète face aux extravagances contemporaines. Pour le propriétaire du navire, il irait donc de soi que l’Histoire d’hier s’agenouille face au récit pharaonique qu’il écrit aujourd’hui.

Quand ça va mal, ça va bien

Cette anecdote n’est qu’une dalle de plus au pavé des frasques surmédiatisées des turbo-fortunés, qui, d’ailleurs, ont eu une excellente pandémie. Selon un rapport publié en janvier dernier par Oxfam, la richesse des dix hommes les plus fortunés du monde a doublé depuis le début de la crise sanitaire. « L’accroissement des inégalités économiques, de genre et raciales et les inégalités entre pays détruisent notre monde », s’indigne l’ONG de lutte contre la pauvreté.

Les ultrariches sont nos nouveaux philosophes. Leur patrimoine, un don pour l’humanité.

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Parallèlement à la misère des faillites et de l’effritement des salaires, les énormités des milliardaires sont devenues des faits divers aussi populaires que vulgaires. L’un s’achète une fusée, l’autre le plus grand navire au monde, tous en direction du sable blanc des paradis fiscaux.

Chaque année, la liste Forbes couronne sa nouvelle monarchie : Elon Musk, Jeff Bezos, Bernard Arnault (à voir l’excellent Merci Patron!), Bill Gates, Mark Zuckerberg, Jack Ma, Warren Buffett, Larry Page et Sergei Brin. Un podium exclusivement occupé par des hommes, mettant en scène des originalités exacerbées entre génies et vedettes hollywoodiennes. Une figure cimentée par l’énigme Steve Jobs déguisé en homme du peuple avec ses jeans bleus.

Pour célébrer ces hommes d’affaires décorés en visionnaires autodidactes, on leur écrit des best-sellers biographiques ou on leur tend généreusement le micro lors de chics conférences. Leurs prescriptions aux maux des communs sont truffées de tirades inspirantes. Les ultrariches sont nos nouveaux philosophes. Leur patrimoine, un don pour l’humanité.

More human than human

En s’affranchissant de l’argent, ils se dissocient pourtant de nous, simples marchands ou mendiants. Pareille richesse invite à se parquer en double sur le boulevard des privilèges et tend même à l’idée de pouvoir s’acheter une petite part du Ciel.

Les milliardaires sont là pour nous faire rêver. Nous consommons leurs butins comme des fantasmes de loterie gagnante.

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Leur consécration n’est-elle pas symptomatique de notre individualisme galopant ?

À quoi bon lire Piketty et ses idées pour une économie plus juste lorsque l’on peut s’évader avec de la littérature érotique impliquant des amants milliardaires ? L’idée de coucher avec Dieu est bien plus coquine qu’aider son voisin.

Mais ce qu’on apprécie surtout d’eux, c’est se gaver de chiffres : la valeur du net worth, du manoir californien, de la collection d’oiseaux rares dont la facture s’élève au-dessus du PIB du Venezuela. Un salaire de 76 788,62 $ la minute. Les milliardaires sont là pour nous faire rêver. Nous consommons leurs butins comme des fantasmes de loterie gagnante.

Bienveillance vs mégalomanie

De tout temps, l’humanité a voulu améliorer l’universalité de sa condition. C’est à croire que ce désir d’humanisme passerait plus que jamais à travers le pouvoir que les ultrariches incarnent. Car, cette infime minorité de leaders charismatiques est souvent auréolée d’un messianisme des plus inquiétants. Lorsque j’entends un argument comme « 25 % de la fortune d’un tel pourrait régler la faim dans le monde », je ne peux qu’éprouver une grande gêne. Les inégalités ne se régleront pas telle une contravention payée par papa.

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Les fortunes sont si grandes, si exagérées, que l’on peut accomplir un nombre infini de contorsions et de gymnastiques mathématiques pour arriver à des résultats chimériques. En imposant X degré de taxation, on se surprend à rêvasser de routes en or à Port-au-Prince, sachant trop bien que ça ne sera pas pour demain.

Pour notre société actuelle, la figure paternelle ne s’incarne plus à travers le panache des gouvernements, mais par le libertarisme des milliardaires.

Pour notre société actuelle, la figure paternelle ne s’incarne plus à travers le panache des gouvernements, mais par le libertarisme des milliardaires. Les États-Unis en ont même fait dormir un à la Maison-Blanche pendant quatre ans, provoquant la consternation – ou l’admiration – des leaders de l’échiquier politique international.

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On ne cherche plus à orchestrer la société à travers les grandes idéologies collectivistes du XXe siècle, mais en écoutant gentiment les propos de ces donateurs philanthropiques et autres créateurs de fondations miracles dont l’objectif est de faire progresser l’espèce humaine. « Mars est notre futur ! », s’exclame le patron de Tesla. Quand les fantaisies ne rejoignent plus la Terre.

La Terre appelle la lune

Loin de moi l’idée de faire le procès d’une élite ni d’entretenir la haine du succès, mais à chaque nouvelle démesure, je suis pris d’une sensation de malaise. Rappelons-nous l’épisode surréaliste de la conquête spatiale à des fins dites touristiques. Une course entre Bezos et Branson où le seul vrai perdant était notre pauvre envoûtement imposé par les lois de la gravité économique.

« J’aimerais remercier tous les employés d’Amazon et tous nos clients, parce que c’est vous qui avez payé pour ça », reconnaissait tout sourire l’homme le plus riche au monde, chapeau de cowboy sur la tête. Sans surprise, les conditions orwelliennes des entrepôts de sa société passent sous silence.

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Au-delà des seigneurs de la tech, la globalité de la crise pandémique aurait été un moment fort opportun pour concrétiser de petits moments utopiques. Par exemple, concevoir un système d’accès équitable au vaccin fort plus horizontal que les résultats obtenus jusqu’à maintenant par COVAX. Bien au contraire, les doses se sont distribuées en fonction des richesses et la course à sa création a permis à neuf nouveaux élus de s’inscrire dans le club sélect des 2 755 milliardaires. Selon Oxfam, cette dernière fortune cumulée aurait permis de vacciner l’entièreté des pays les plus vulnérables. Un mirage de plus.

Alors, où allons-nous ?

En attendant le premier trillionnaire, diverses formes de doutes surgissent, comme le démontre un sondage qui fait état d’une résistance croissante de la société américaine devant ces idoles du marché. Ou à cet article du Washington Post sur l’avarice des ultrariches. Mais ce serait oublier l’identité de son propriétaire au chapeau de cowboy.

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On peut penser également à cette caricature satirique du milliardaire dans le long-métrage Don’t Look Up, un personnage d’une extrême bizarrerie qui espère sauver la planète, mais qui est aveuglé par sa propension à s’enrichir.

En ce moment même, des habitant.e.s de Rotterdam organisent leur petite insurrection, planifiant de lancer des milliers d’œufs sur le fameux superyacht lors de sa traversée. Un sujet sensible qui divise.

Oscillante entre vertige et onirisme, la lumière des milliardaires semble être une une fascination qui est là pour rester. Car après tout, ces rois fous, c’est nous qui les avons créés.