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L’émancipation de l’érotisme masculin avec Lusted Men
À l’heure où on nous vend encore des produits de luxe à l’aide de corps masculins sur les stéroïdes ultra stéréotypés, les personnes qui aiment regarder les hommes* peuvent légitimement se demander : mais où trouver de l’érotisme plus authentique, moins lisse, plus proche du désir ? Un érotisme pluriel qui mettrait en lumière des individus masculins qui ne ressemblent pas obligatoirement aux standards de beauté plastique peu répandus dans la vraie vie et, disons-le, excessivement anxiogènes.
Non, l’homme n’est pas obligé d’être un sac de muscles sans nuance qui prouve sa virilité au seul moyen de son adhésion à un physique inatteignable. Ce qui est décrit comme « sexy » par le capitalisme ne l’est pas forcément pour nous.
C’est à cette absence que Lusted Men souhaite pallier depuis l’année dernière. Ce collectif français, chapeauté par cinq femmes*, encourage le public du monde entier à produire et à leur envoyer des photos afin de façonner une véritable collection d’images érotiques. Ici, la masculinité à immortaliser se conjugue aisément et les personnes trans, queer et/ou non binaires sont considérées au même titre que les personnes cisgenres et/ou hétérosexuelles. Après tout, personne ne peut s’attribuer le monopole du fantasme. Afin de libérer les peaux autant que les mots, des témoignages écrits doivent accompagner les photos soumises.
Derrière cette collecte se cache une forte envie de décloisonner la représentation sexuelle des hommes. C’est parce que le genre est fluide que l’assignation des rôles de femme-objet et d’homme-sujet est appelée à devenir désuète, selon Lusted Men. Ici, l’érotisme est admis au sens large, qu’il soit cru, intense, évocateur, en plan rapproché ou encore sensuel, délicat, voire prude : aucun coup d’œil charnel n’est boudé.
J’ai discuté avec Salomé Burstein, l’une des membres fondatrices.
Le terme homme*, tout comme celui de femme*, comprend toutes les personnes se définissant ainsi – chacun.e est libre de définir son identité de genre.
Pourquoi des femmes ont-elles souhaité réaliser un projet sur la représentation érotique des hommes ? Tout comme les femmes se battent pour une meilleure représentation de leurs corps, il me semble que ce serait à eux de mener cette lutte, non ?
Alors, on se pose beaucoup cette question et, en effet, montrer des hommes, parler de leur désir, il faut qu’ils soient inclus. On aimerait beaucoup que des hommes rejoignent le collectif, s’ils le souhaitent, car on ne tient pas à parler d’eux sans eux. On a tout de même reçu beaucoup de contributions provenant d’hommes et notre graphiste est impliqué sur des questions de fond, il nous donne son avis sur le contenu.
Oui, nous sommes des femmes cisgenres et c’est nous qui portons ce projet, mais il existe parce qu’on veut qu’il fasse du bien, c’est ça notre objectif. On a envie de dire: « Les mecs, autorisez-vous à être considérés comme des sujets de désir et voir ce que ça a de plaisant, d’agréable et de ne pas le voir comme un affront ».
Ce projet est parti du constat qu’on voit souvent des corps féminins hypersexualisés dans l’espace public, mais très rarement des corps d’hommes érotisés. Et pourtant ces images, elles existent. En fait, on a le choix entre des images super clichées comme les Dieux du Stade ou bien la photographie « homoérotique » qui heureusement existe, mais qui est cantonnée à certains circuits de diffusion et ne se retrouve donc pas comme les corps féminins partout. Sans surprise, on a récolté beaucoup de témoignages de personnes qui ne savent pas où trouver des images qui correspondent à leur désir, et le fait qu’ils ou elles prennent des photos érotiques pour les envoyer à Lusted Men les aident à prendre conscience de ce qu’ils ou elles souhaitent et aiment voir.
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Votre projet souhaite aussi s’éloigner d’une logique où le corps regardé est vulnérabilisé, objectifié, subordonné, par l’attention braquée sur lui. Une logique propre au male gaze [regard masculin] sur les femmes qu’on retrouve au cinéma, en art…
On réfléchit beaucoup à la notion du female gaze et finalement, on pense beaucoup à celle des other gazes [autres regards] : c’est ça qu’on essaye de mettre en avant et qui va contre l’objectification des corps. Car il ne s’agit pas simplement d’inverser la donne et de se retrouver au final dans les mêmes rapports de pouvoir [qu’avec la femme-objet, traditionnellement sujette à la domination du regard masculin].
Pour nous, il s’agit de faire exister ce spectre des regards. Ce sont des corps de personnes qui s’identifient comme hommes, afin d’englober plusieurs masculinités qui n’ont pas toujours été montrées. Et pour ce qui est du « style », on a aussi reçu des images très porno, très hard, il y a de tout et c’est ça qui fait la diversité et la richesse de la collection. On souhaite sortir du rapport objet-sujet qui a été implanté par le strict male gaze. Il existe plein d’autres regards !
Est-ce que votre appel à contributions a bien fonctionné jusqu’à présent?
Oui ! On continue à recevoir des contributions, c’est génial, et là on s’est beaucoup concentré sur les premières collectes qui sont allées de juin à décembre 2019. Rien que pour ces six premiers mois, il y a un vrai panel d’images. Puisque la définition de photographe est prise au sens large, c’est assez fantastique, car il y a plein de registres photographiques qui se mêlent, il y a de la photo complètement amatrice, mais aussi des images de professionnels qui travaillent la nudité et l’érotisme depuis des années. Tout ça nous permet de réfléchir aussi au médium photographique en tant que tel. Et j’emprunte les mots de Laura Lafon [l’une des cofondatrices du projet] qui avait dit un jour qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise photo. Quand on les rassemble et qu’on les contemple, on perçoit les frictions entre ces différentes images et c’est une richesse supplémentaire. [Le site web de Lusted Men précise d’ailleurs qu’est aussi accepté le selfie post-coïtal !]
Vous utilisez beaucoup le terme « enquête » pour vous définir, une recherche qui semble à la fois artistique et sociale… Combien de contributions avez-vous reçues ?
On a récolté plus de 230 contributions pour les six premiers mois, donc c’est 230 contributeur.ices, mais qui ont envoyé de 1 à 200 photos… On s’est donc encore plus rendu compte de la densité du projet et ça rejoint complètement le côté « enquête » puisqu’on est dans une position d’enquêtrices, de collectionneuses, on rassemble et on constitue cette archive, mais on n’a pas la main dessus, ce ne sont pas nos photos. Moi je suis commissaire d’exposition donc oui, il y a un geste curatorial quand on développe une expo, mais ce choix se fait en respectant notre idée principale, à savoir que tout le monde est photographe et que l’érotisme n’est pas une notion stricte. Les témoignages écrits des contributeur.ices sont très importants également. Ils nous informent sur les prises de vues.
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La première exposition Lusted Men aura lieu à PhotoSaintGermain du 7 au 23 janvier 2021. Tu peux nous en dire plus ?
Pour l’occasion, on a retapé un espace qui est une ancienne boutique de chaussures. On tenait à présenter au moins une photo par contributeur.ice et on a hâte de dévoiler ce premier chapitre. On aimerait aussi emmener cette collection qui augmente sans cesse un peu partout. Et on ne veut pas s’en tenir qu’au format des expositions, on pense aussi à des performances, à un livre, ou à constituer une banque consultable en ligne. C’est un projet avec lequel on peut jouer et faire plein de choses. Ça nous a donné pas mal d’espoir pendant le confinement aussi! [rires] On s’organisait des sessions à distance pour découvrir et trier les photos ensemble.
On a tellement été habitués à l’archétype de la femme-muse, la nudité féminine est omniprésente dans les oeuvres au musée, donc je crois qu’on peut considérer que Lusted Men vient brasser le statu quo dans le domaine des arts. Quelle est la réception du milieu artistique ?
Ça dépend des interlocuteur.ices, de leur âge et des institutions! [rires] Globalement, le projet parle beaucoup aux gens. Moi je suis celle qui vient strictement de l’art contemporain dans l’équipe et c’est vrai que c’est un milieu fermé, ce sujet est relativement absent. Par exemple, on a eu l’occasion d’avoir des parutions dans la presse généraliste, mais jamais dans la presse spécialisée en art. Ce projet est de base « grand public », pour les plus de 18 ans bien sûr, alors on se demande comment le faire entrer dans les circuits de l’art contemporain qui sont beaucoup plus snobs et peu ouverts à la photo amatrice… Mais je crois vraiment que Lusted Men a vocation à exister dans ce milieu et PhotoSaintGermain, qui est un festival incontournable, va être un tremplin !
C’est marrant aussi que tu me parles de muse, car on a reçu plusieurs photos qui rejouent ce stéréotype de la muse ou de l’Odalisque. Beaucoup d’hommes posent dans des postures qu’on avait traditionnellement attribuées aux femmes. On voit pas mal de références à l’Histoire de l’art, et ils pastichent tout ça, ils jouent à les détourner.
Quel défi rencontrez-vous avec ce projet ?
La censure est une problématique sur les réseaux sociaux. Tout notre travail est fédéré sur la plateforme Instagram qui est celle où on récolte des témoignages, où on arrive à se faire connaître, à toucher des gens, à communiquer… Mais du jour au lendemain, un algorithme peut nous shut down alors on fait très attention, on cache les photos, notamment s’il y a des sexes ou des parties intimes. On met donc des textes en avant dans nos publications et c’est aussi un choix éditorial et artistique, afin d’affirmer leur pertinence. Et finalement, ce texte nous protège de la censure… ce choix est devenu un bouclier !
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On reste persuadées de l’importance du projet. On parle de plus en plus de masculinité dans les médias, dans l’art, et on se rend compte que les images sont au cœur de notre façon d’interagir, de nous voir, de nous concevoir et forcément, elles structurent les rapports de pouvoir dans la société. Il faut donc les montrer ces images érotiques, c’est enthousiasmant. Certains nous disent : « Enfin des images qui me ressemblent, je me sens moins seul.e », d’autres nous confient accepter davantage leurs corps ou encore qu’ils ont adoré être devant ou derrière la caméra. On sent de l’épanouissement.
***
Le début d’année 2021 apportera son lot d’ouvrage au collectif qui s’attend à découvrir une cuvée 2020 tout aussi diversifiée. La pandémie aura au moins eu un avantage : plusieurs hommes auront eu l’occasion de déconfiner leurs corps et toutes leurs textures, pour le plus grand plaisir de cette collection osée et audacieuse.
Au final, Lusted Men veut du bien aux masculinités, leur offrant l’occasion de se dévoiler multiples, émancipatrices et plus inclusives que jamais. Il était temps.