« Je veux qu’il assume ce qu’il a fait » : enquête sur Norman Thavaud
« Je veux qu’il assume ce qu’il a fait » : enquête sur Norman Thavaud
On a recueilli plusieurs témoignages. L'affaire pose aussi la question de l’influence des idoles sur leurs fans.
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Ce n’est, hélas, pas la première fois que cela arrive. Après Baptiste Mortier-Dumont, alias ExperimentBoy, c’est au tour du Youtubeur Norman Thavaud d’être visé par une enquête. Une plainte a été déposée par Maggie Desmarais qui l’avait déjà dénoncé sur son compte Instagram à l’été 2020. L’enquête suit son cours.
Maggie Desmarais accuse Norman Thavaud d’avoir profité de sa notoriété pour la manipuler. Concrètement, il l’aurait incitée à lui envoyer des messages et des photos à caractère sexuel, et en aurait envoyé en retour. Elle avait 16 ans, lui 30. Notre enquête montre que le Youtubeur français aurait également échangé avec d’autres fans, dont plusieurs étaient mineures à l’époque.
« Je veux que Norman assume enfin ce qu’il a fait »
Outre le fait que la corruption de mineurs, en France, est un délit grave puni par la loi de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende, l’affaire pose aussi la question de l’influence des idoles sur leurs fans. En août 2018, dans l’élan du mouvement #BalanceTonYoutubeur, Squeezie avait déjà jeté un pavé dans la mare en postant un tweet au sujet des Youtubeurs qui « profitent de la vulnérabilité psychologique des jeunes abonnées pour obtenir des rapports sexuels ». À l’époque, aucune plainte n’avait encore été officiellement déposée.
Les YouTubers (y compris ceux qui crient sur tous les toits qu’ils sont féministes) qui profitent de la vulnérabilité psychologique de jeunes abonnées pour obtenir des rapports sexuels on vous voit 👀
La vérité finit toujours par éclater 🧠— M8 Squeezie (@xSqueeZie) August 6, 2018
« Je ne m’attends pas à grand chose de la justice, ce ne serait pas la première fois qu’un agresseur serait acquitté. Je sais qu’il y a des failles dans le système judiciaire. Mais j’ai quand même porté plainte, par principe. Et puis je veux que Norman assume enfin ce qu’il a fait », nous confie Maggie Desmarais avant de revenir sur son histoire avec le Youtubeur français.
« La relation virtuelle qu’on a eue s’est rapidement transformée en “flirt”. Très peu de temps après nos premiers échanges, il a commencé à me complimenter. Petit à petit, les photos qu’on s’envoyait mutuellement étaient de plus en plus osées. C’est à partir de là que c’est devenu problématique et qu’il a été de plus en plus insistant et demandant », raconte la jeune fille qui dit avoir été victime de manipulation. « Il utilisait les bons mots aux bons moments ; dès que je m’éloignais, il me rattrapait au dernier moment. Quand j’étais prête à couper toute communication avec lui, il revenait à la charge », confie Maggie qui a pris conscience de la gravité des échanges en en parlant avec sa famille et ses amis.
« La relation de confiance qui se crée, avant même que tu parles avec ton Youtubeur préféré, est déjà là parce que tu le vois chez lui dans ses vidéos, t’as l’impression de le connaître »
« Là j’ai réalisé que ce n’était pas sain ni normal. Mais ça m’a pris un moment avant de comprendre que c’était problématique comme relation. J’avais confiance en Norman, à l’époque. Je crois que la relation de confiance qui se crée, avant même que tu parles avec ton Youtubeur préféré, est déjà là parce que tu le vois chez lui dans ses vidéos, t’as l’impression de le connaître, et que c’est une bonne personne. Je pense que c’est pour ça que je lui faisais une confiance quasi aveugle. Je pensais savoir qui il était et je me suis rendue compte que je me trompais », explique encore la Québécoise qui a conservé de nombreuses traces de sa relation virtuelle de 9 mois avec Norman. « On n’avait pas une relation de couple, c’est sûr. Mais il y avait de la tendresse, des “je pense à toi” envoyés de sa part une fois par mois environ, des “je t’aime beaucoup” controversés avec le fameux “arrête de te poser trop de questions, tu te prends la tête pour rien” quand je lui posais trop de questions justement. »
« c’est en partie aux politiques de penser ces questions et enjeux-là »
Gabriel Segré, sociologue à l’Université Paris-Nanterre, confirme la relation de confiance qui existe d’emblée entre les fans et leurs idoles influenceurs. « Les ados font souvent pleinement confiance aux Youtubeurs, en partie parce qu’ils sont à un moment charnière de leur existence où ils essaient de se constituer une culture qui leur est propre. C’est une période au cours de laquelle ils veulent s’affranchir de certaines tutelles comme les parents, les profs, etc. En quête de modèles, de figures tutélaires, ils ont tendance à accorder leur confiance à des “grands frères”, des jeunes, des membres du groupes de pairs, etc. Le Youtubeur est finalement perçu comme assez légitime du fait de sa jeunesse, de son expertise, du nombre d’abonnés, de sa validation par les autres pairs. Il peut prendre le relai, en termes de modèle et de référence, du parents puis du frère ou de la sœur ainé.e. Le Youtubeur devient alors leur expert préféré », explique le sociologue qui ne prétend pas avoir la science infuse sur le sujet mais qui confirme, en faisant preuve de bon sens, la manipulation dont certaines idoles d’internet peuvent faire preuve.
« Certains Youtubeurs peuvent effectivement parvenir à détenir facilement et rapidement un fort pouvoir d’influence en touchant un public extrêmement influençable, vulnérable et manipulable. C’est un public qui a besoin de placer sa confiance dans un certain nombre de figures tutélaires, de modèles, de personnages identificatoires, etc », précise Gabriel Segré. « Toutes les conditions sont souvent réunies pour qu’il y ait manipulation mais ça ne veut pas dire qu’il y a forcément manipulation. C’est la même chose dans le rapport entre un enfant et un adulte où il y a possibilité d’une extrême manipulation, parce que l’enfant est prêt à faire une confiance aveugle à l’adulte. Mais tous les adultes n’en profitent pas, heureusement. »
Pour le sociologue, cela ne fait aucun doute, c’est en partie aux politiques de penser ces questions et enjeux-là, sur la façon dont les Youtubeurs s’adressent aux jeunes. « Mais la capacité de lutter contre les formes de manipulation, la conscience du danger, la prise de
distance à l’égard d’énoncés, de propos, d’injonctions, le regard critique sur des influences, entre autres, s’acquièrent également dans des environnements formateurs, des espaces d’éducation : la famille, le collège, le lycée, ou encore le groupe de pairs. Ainsi, les parents, les enseignants, parfois les copains peuvent contribuer à former, éduquer, avertir, prévenir, protéger, etc », ajoute Gabriel Segré avant de préciser que la manipulation, quelle qu’elle soit, s’exerce avec une plus grande efficacité, sur des personnalités fragiles. « Une prise d’autant plus grande que le doute et le manque d’assurance sont importants. »
Maggie se souvient aussi que Norman l’avait parfois menacée de la supprimer si elle ne faisait pas ce qu’il voulait. Le chantage à la suppression semble d’ailleurs être un procédé récurrent, puisqu’un autre témoignage évoque cette menace dans notre enquête vidéo. « C’est ça aussi qui faisait que je m’accrochais. Et quand je commençais à m’éloigner, il me rattrapait avec ses petits mots tendres et son petit jeu malsain d’attachement affectif. J’étais jeune, je l’admirais, je suis tombée facilement dans le panneau », avoue la jeune québécoise avant de préciser qu’au bout d’un certain temps, Norman ne s’intéressait même plus à elle.
« Ce n’est pas censé être ça un “amour de jeunesse”, je le sais maintenant. »
« Il voulait juste qu’on s’envoie des nudes sur Snapchat. Alors que moi je voulais surtout discuter avec mon idole mais ça a dérapé assez rapidement », rapporte celle qui considère qu’il y a eu deux fins à son “histoire” avec Norman. « La première fois quand il est venu au Québec et qu’il m’a posé un lapin. Je lui ai tenu tête et je me suis énervée en le remettant à sa place. Ça l’a éloigné de moi, il a sûrement compris que j’avais du caractère, et du répondant. Il m’avait renvoyé un message ensuite mais je n’ai pas répondu. Et puis, la deuxième fois, c’est quand il m’a réécrit en 2018, flippé par l’ampleur du mouvement #BalanceTonYoutubeur, il m’avait dit : « Ne parle pas trop de notre histoire, ça pourrait paraitre ambigu, avec tout ce qui se passe ». Je l’ai écouté et je n’ai rien dit », regrette Maggie qui, suite à sa dénonciation sur Instagram, a reçu plus d’une trentaine de témoignages, parfois similaires au sien, comme si le Youtubeur français avait suivi un même modus operandi.
« Je suis encore en contact avec quelques-unes de ces victimes ou survivantes. C’est d’ailleurs elles qui m’ont donnée la force de porter ma voix plus loin. C’est grâce à elles si je suis là, en train de témoigner à découvert. Je leur dois beaucoup, la sororité fait la force. Moi je veux libérer la parole, dire à tout le monde qu’on a le droit d’utiliser nos voix, de dénoncer. Il est temps », rapporte la Québécoise qui avoue avoir aussi beaucoup appris. « Même s’il a eu beaucoup d’emprise sur moi, qu’il a abusé de son pouvoir, je m’en sors grandie de tout ça. Mais il a fallu que je me fasse aider, ça m’a pris beaucoup de temps. Toute cette histoire m’a volé mes expériences d’adolescente. Ce n’est pas censé être ça un “amour de jeunesse”, je le sais maintenant. »
Code d’éthique et règles à suivre
En attendant que la justice fasse son travail, Maggie espère que Norman s’est remis en question. « J’espère aussi qu’il est conscient qu’on est nombreuses, vraiment nombreuses, mais ça il doit déjà le savoir. J’espère qu’il sait qu’on est fortes, qu’on garde la tête très très haute et surtout qu’on n’a pas peur que la vérité éclate au grand jour. Et j’espère surtout qu’il n’y aura pas d’autres victimes. C’est le plus important. »
Selon Myriam Dubé, professeure à l’École de Travail social de l’UQAM, il est surtout urgent d’encadrer ces rapports d’influence entre fans et “idoles d’internet”, quitte à lancer des campagnes de sensibilisation dans les écoles mais aussi auprès des parents, sans les culpabiliser. « Les parents ne peuvent pas suivre les faits et gestes de leurs enfants à la trace sur internet, c’est très difficile. Moi, dans ces situations d’emprises entre fans et Youtubeurs, cela me paraît important qu’il y ait un code d’éthique pour les Youtubeurs avec des balises », lance la prof selon qui des Youtubeurs arrivent à influencer certains internautes lorsque l’extimité prend le dessus (ndlr, une exposition des côtés de soi qui relèvent habituellement de l’intimité).
D’après Myriam Dubé, il y a aussi une question de sensibilisation sociale (de la part des systèmes à l’intérieur desquels l’enfant évolue avec les autres : école, centres pour jeunes, entre autres) à faire par rapport aux liens que les jeunes peuvent entretenir avec les Youtubeurs. « Ça pourrait passer par des cours d’éducation sexuelle où on aborderait la question des rapports de pouvoir dans les relations d’intimité et d’extimité des jeunes, par exemple. Il faut sensibiliser les parents, les enseignant.e.s et la population en général et se poser cette question : comment soutenir les jeunes dans ces moments-là ? », rapporte la professeure qui précise que, bien souvent, les Youtubeurs n’ont pas été non plus sensibilisés à ce potentiel rapport de pouvoir et à l’engouement des fans. « Pourtant, il faut que les Youtubeurs conscientisent de façon critique les nombreux privilèges qu’ils possèdent et qui les placent dans des rapports de pouvoir inégaux avec leurs fans. Des Youtubeurs peuvent rapidement devenir des personnages charismatiques, c’est sûr », explique la professeure qui rappelle que ce sont des rapports de pouvoir qui se jouent entre fans et idoles. « Très souvent, ce sont aussi des rapports de pouvoirs genrés et c’est encore plus complexe lorsqu’il s’agit de fans mineur.es. »