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Interdiction des trottinettes en libre service : une colère noire contre une mobilité verte ?

Par
Oriane Olivier
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L’heure est grave : le week-end dernier, les Parisien.nes ont voté à près de 90% pour l’interdiction des trottinettes en libre service. Et d’autres grandes villes pourraient suivre l’exemple en France. Les Lime, Dott et Tier devraient donc disparaître des rues de la capitale à partir du 1er septembre 2023, ne laissant à des milliers d’usagers que leurs yeux pour pleurer (et leurs pieds pour marcher). Mais entre les “pro” et les “contre”, aucune question n’aura autant déchaîné les passions dans les groupes d’ami.es avinés depuis la quête effrénée du meilleur burger de la capitale, au mitan des années 2010. Alors, tels les Montaigu et Capulet des modes de transports urbains, les deux camps sont-ils vraiment irréconciliables ou peuvent-ils malgré tout trouver un terrain d’entente ? On a voulu prendre un peu la température auprès des personnes concernées, confronter leurs arguments et interroger les idées reçues pour tenter de se faire un avis tranché.

LES TROTTINETTES SONT BONNES POUR L’ENVIRONNEMENT ?

Assez curieusement, presque aucune des personnes en faveur du maintien des trottinettes en ville n’a mis en avant l’intérêt écologique de ces deux roues, un argument qui revient pourtant sans cesse dans la bouche des opérateurs comme Lime ou Dott, lorsqu’il s’agit de défendre leur gagne-pain.

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Marion (directrice du développement dans la presse, et grande cycliste) précise toutefois : « J’ai très longtemps été contre, mais j’ai un peu changé d’avis dans la mesure où ça reste une mobilité douce ». Par mobilité douce, on entend tout mode de transport respectueux de l’environnement et qui constitue une alternative à la voiture individuelle. Alors l’objectif de réduire l’empreinte écologique des déplacements urbains est-il atteint ? Oui… et non.

Car à l’instar du vélo, du roller, ou de la marche à pied, les patinettes électriques ne rejettent, en effet, pas de CO2 dans l’atmosphère lorsque vous les utilisez. En revanche, comme tout objet muni d’une batterie au lithium et d’un cadre en aluminium rutilant, leur chaîne de production a un bilan carbone très élevé, pour une durée de vie plutôt limitée (elle est estimée par les entreprises qui gèrent ces deux roues aux alentours de 18 mois, dans le meilleur des cas).

A cela, il faut ajouter la logistique polluante mise en place pour les recharger. Ainsi, une trottinette partagée émettrait en réalité 6 fois plus de CO2 au Km que le métro. Une donnée d’autant plus préoccupante que ces engins favorisent surtout la micromobilité, c’est-à-dire qu’ils servent majoritairement à des trajets courts, qui auraient pu être effectués à l’aide de moyens de transport un peu moins rapides, mais aussi moins délétères pour l’environnement. Ainsi, bien qu’un rapport paru en 2019 via le bureau d’études de recherches 6T révèle que 65% des utilisateurs et utilisatrices de trottinettes en libre service possèdent une voiture, elle ne reste pas pour autant au garage grâce aux e-scooter. En réalité, leur utilisation ne constitue pas une alternative aux gros SUV car 44% des usagers interrogés précisent qu’ils pourraient faire le trajet qu’ils effectuent en Lime ou en Dott à pied.

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C’est d’ailleurs l’une des raisons principales qui a poussé Matthieu (journaliste) à voter en faveur de leur interdiction : « C’est comme l’iPhone ou n’importe quel gadget technologique polluant : un besoin que de grandes boîtes de la Silicon Valley ont créé. On a plein d’alternatives plus propres et surtout plus éthiques aujourd’hui. J’aspire à une société plus sobre en termes de consumérisme, donc je ne suis pas certain que les trottinettes en libre service viennent répondre à un besoin essentiel. »

Plus préoccupant encore, le nombre très important de trottinettes repêchées annuellement dans les cours d’eau – certains pêcheurs attrapent d’ailleurs désormais davantage de Lime que de carpes – représenterait potentiellement un danger pour la biodiversité. Et bien que leurs fabricants assurent que les batteries sont enfermées dans des étuis parfaitement étanches qui protègent en cas d’immersion, et qu’aucune étude n’a pour l’instant permis d’évaluer les risques de la dégradation lente de ces e-scooters au fond du Canal Saint Martin, la communauté scientifique ne cache pas son inquiétude. Ainsi Yves Lévi (enseignant chercheur au laboratoire Ecologie, Systématique et Evolution de Paris Sud) alertait déjà en 2019 sur le possible relargage des composants que l’on retrouvera un jour ou l’autre dans nos verres d’eau.

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LES TROTTINETTES SONT-ELLES DE DROITE ?

Sur ce point précis, c’est deux salles, deux ambiances. Certain.es voient avant tout dans cette flotte de véhicules partagés, une occasion de collectiviser encore davantage les moyens de transport. Ainsi, Amélie (avocate) explique : « Je n’en n’utilise pas et je ne suis pas forcément fan. Mais une interdiction totale, c’est vraiment dommage. Ça encourage la propriété individuelle ».

Quand d’autres considèrent, au contraire, que le succès de ces engins n’est qu’une chimère de plus et un tour de passe-passe du capitalisme triomphant. A l’instar de Matthieu, qui estime qu’il s’agit d’un « système qui exploite les travailleurs précaires » et renchérit : « On en a déjà assez avec les livreurs de bouffe, on ne va pas en rajouter non plus avec ce service là… Et puis les chiffres le prouvent, c’est un service qui est majoritairement utilisé par des hommes cadres parisiens, qui imposent leur toute puissance patriarcale dans la rue comme ils le font dans la vie. Et rien que pour ça, j’ai envie de les emmerder et de les contraindre un peu ! »

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En ce qui concerne les travailleurs précaires, on peut accorder aux entreprises du secteur d’avoir fait évoluer leur modèle économique dès 2019, en cessant de faire appel à des auto-entrepreneurs en galère (des “juicers”) payés au lance-pierre, pour recharger les batteries des trottinettes et les déposer aux endroits indiqués au petit matin. La plupart ont ainsi internalisé leur tournée d’entretien, ou décidé de faire appel à des prestataires professionnels. Un revirement qui répondait moins à la volonté de se positionner contre l’ubérisation progressive de la société, que d’être dans les petits papiers de la Mairie de Paris avant l’appel d’offres qui a drastiquement réduit le nombre d’entreprises concurrentes dans la capitale.

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En revanche, sur le profil type du fan de patinettes électriques, une autre enquête du bureau d’études et de recherches 6T sur les utilisateurs des trottinettes Dott à Paris, semble lui donner raison : 75% des usagers locaux (qui ne sont pas de passage dans la ville) sont des hommes, 50% des usagers sont des CSP+, et 11% sont de chef.fes d’entreprises. Une surreprésentation d’une certaine catégorie d’actifs par rapport à la réalité de la population générale parisienne (45% de cadres, et seulement 5% de commerçant.es, de chef.fes d’entreprise et d’artisans) mais aussi des hommes, alors que les dernières données fournies par l’INSEE indiquent pourtant que la capitale compte davantage de femmes (53% de la population parisienne)… Marion semble d’ailleurs aussi partager l’avis de Matthieu sur les aficionados de ces deux roues et précise qu’elle « hait 99% des mecs sur ces engins, mais que c’est un autre débat… ».

LES TROTTINETTES SONT-ELLES SEXISTES ?

Un autre débat, vraiment ? Pas tant que ça. Matthieu considère même que « de cette toute puissance (nda : viriliste) découle des accidents. » Il n’aime pas interdire mais juge qu’il y a « un vrai problème de répartition de l’espace public » et qu’à choisir il préfère « donner plus de place aux vélos et aux piétons. »

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Nolwenn (scénariste) est également « ulcérée par les mecs macronistes qui les utilisent n’importe comment ». Elle relève toutefois que « le problème des hommes qui monopolisent l’espace public ne peut pas se cristalliser sur les trottinettes. »
D’autant plus que parmi les témoignages reçus contre cette l’interdiction, beaucoup proviennent de femmes qui plébiscitent ces deux roues pour leur côté pratique, mais aussi le sentiment de liberté et parfois de sécurité que leur offrent les e-scooters.

Ainsi, Nelly (professeur des écoles) déclare : « Ça a changé ma vie à Paris : je ne prenais plus le métro et ça m’a donné une vraie liberté ». Elle ajoute aussi que « ça peut redynamiser certains quartiers en facilitant l’accès. Il y a plein de choses que je n’aurais jamais faites sans mon fidèle destrier à deux roues ».
Même constat du côté de Marianne (productrice de musique) : « Je les utilise tout le temps, j’ai même un abonnement qui les rend vraiment très peu chères. C’est ultra pratique pour moi et je fais en 6 minutes des trajets qui en prennent le triple en métro. » Léna (autrice) acquiesce : « C’est pratique, ludique, et bien souvent le plus rapide des moyens de transport «.

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Sophie (salariée dans la culture) est, elle aussi, au diapason : « Quand je rentre tard le soir, ça me permet d’arriver rapidement chez moi et ça m’évite de prendre les transports en commun dans lesquels je ne me sens pas toujours très à l’aise, ou de payer un taxi, bien plus onéreux ».

Des déclarations qui tendent donc à accréditer l’idée que les patinettes électriques offrent une plus grande facilité de déplacements aux femmes dans l’espace public, bien qu’elles n’en soient pas les premières utilisatrices. Nolwenn nuance toutefois : « Sur la question de l’insécurité des femmes dans l’espace public, c’est un peu déplacer le problème. C’est une sorte de cache-misère, on essaye – comme d’habitude – de répondre à une problématique sociétale à une échelle marchande et individuelle ». Elle va plus loin et argue que si l’on veut véritablement se pencher sur la question de la répartition de l’espace public, il faut également tenir compte d’autres enjeux, comme celui de « l’accessibilité de la voirie aux personnes à mobilité réduite, qui est encore très limitée dans plein de quartiers. » Elle s’agace d’ailleurs qu’on se concentre davantage sur les trottinettes que sur “les trottoirs à élargir”.

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LES TROTTINETTES SONT-ELLES DANGEREUSES ?

Parmi les personnes interrogées, beaucoup semblent penser qu’elles le sont tout autant que d’autres modes de déplacement. « Pour moi, il y a peu d’accidents par rapport au nombre de trottinettes et ça serait une aberration de les supprimer et de pourrir un peu plus la vie des Parisien.nes qui essaient de s’extraire des galères de transport », précise Nelly. Marianne partage son point de vue : « Je sais que certains utilisateurs sont dangereux, mais pas plus qu’en vélo il me semble. »

Un rapport de l’Académie de Médecine publié en novembre 2022 révèle pourtant que le “développement chaotique” de ces engins dans le paysage urbain est source d’une “accidentalité croissante”. Et si le nombre de décès en 2021 liés aux accidents de e-scooter reste relativement faible par rapport au nombre de cyclistes et de piétons morts au cours de la même année (234 cyclistes et 462 piétons sur le territoire national), il faut remettre ces données en perspective avec le nombre limité d’usagers de ces trottinettes électriques. Cette même institution estime ainsi que l’utilisation de ces engins est particulièrement accidentogène, qu’elle pose un risque sanitaire majeur et que le nombre de blessé.es a augmenté de près de 180% par rapport à 2019, sur la période d’août 2021 à juillet 2022 en France.

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Sur cette dangerosité, elle ne met toutefois pas uniquement en cause le comportement des usagers téméraires, et daltoniens des feux rouges. Elle mentionne aussi un environnement mal adapté à l’utilisation des e-scooters, et la position debout qui est particulièrement risquée pour le conducteur ou la conductrice de l’engin avec une récurrence des chutes vers l’avant (contrairement aux chutes à vélo qui se font plutôt latéralement). En conséquence ? Un nombre très important de lésions affectant principalement “l’extrémité crânio-faciale”, ou dans un jargon moins médical : une augmentation inquiétante des gueules cassées du bitume. Une vulnérabilité accrue également confirmée par une récente étude de l’Université de Californie portant sur 1354 blessé.es par patinettes électriques entre 2014 et 2020, et estimant que le nombre de blessures par million de trajets était supérieur à celui lié aux motos, aux vélos, aux voitures et aux piétons.

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MIEUX RÉGULER, SANS INTERDIRE ?

Des trottoirs impraticables où des piles de trottinettes s’entassent de manière erratiques et des comportements qui mettent en péril les pilotes de ces deux roues, mais aussi les autres usagers de la route (près de 13% des utilisateurs et utilisatrices révèlent rouler parfois sur l’accotement) : ces incivilités fréquentes ont probablement pesé lourd dans le vote de dimanche dernier. D’ailleurs, habitué.es ou non de ces engins, toutes les personnes interrogées s’accordent sur la nécessité d’encadrer davantage les usages, considérant que brider la vitesse des engins et en interdire l’accès aux moins de 18 ans n’est vraisemblablement pas suffisant.

Ainsi, Amélie pense qu’il faudrait plutôt « sensibiliser et réglementer qu’interdire ». De son côté, Nelly réaffirme son amour des trottinettes qui désencombrent les transports et les routes avant d’ajouter : « Mais je ne suis pas opposée à un peu plus de régulation. Je ne sais pas de quelle manière, mais je laisse le loisir à la Mairie de Paris de trouver des idées ». Marion abonde : « C’est plus les usagers que je trouve pénibles, car ils ont du mal à respecter quelques règles de base de bonne conduite comme ne pas rouler sur les trottoirs par exemple. Mais si le stationnement et la vitesse sont davantage régulés, je dis pourquoi pas ! »
Quant à Marianne, elle trouve que « la situation s’est largement améliorée grâce au système des parkings désignés » même si elle avoue avec ironie que « ce serait plus pertinent d’interdire les gens que les trottinettes… » Peut-être un début de réponse ? L’enfer c’est les autres, et non les patinettes.

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LES TROTTINETTES MÉRITENT-ELLES MIEUX QU’UN RÉFÉRENDUM ORGANISÉ EN CATIMINI ?

Là encore, les personnes interrogées sont unanimes. Car si Anne Hidalgo se félicite de la victoire de la démocratie directe, les critiques pleuvent à propos de l’organisation de ce référendum, qui n’a fait se déplacer que 7,45% des Parisien.nes aux urnes. Un manque de communication autour du scrutin (Marianne et Léna ont par exemple appris que le vote avait lieu grâce aux alertes des opérateurs de trottinettes) et des modalités de vote contraignantes, qui favorisent une catégorie de la population plus âgée, et donc majoritairement favorable à l’interdiction. Tandis que la Mairie de Paris n’hésite pourtant pas à consulter ses administré.es en ligne sur d’autres sujets (ex : pour le budget participatif de la ville).

Nolwenn n’est pas fan des trottinettes électriques, mais elle dénonce la tenue de ce référendum. « Un peu de courage politique n’aurait pas fait de mal car vu le taux de participation attendu, c’était gagné d’avance. En plus, je crache sur ces start-ups mais elles payent pour occuper le domaine public. Et ça fait des sous dans les caisses de Paris ». Selon elle, cette consultation publique et cette interdiction sont surtout un moyen pour la mairie de se faire de la pub à peu de frais « alors qu’il aurait de toute façon probablement fallu se débarrasser des trottinettes avant les JO, car ce serait devenu ingérable pour la police municipale ».

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Jonathan (directeur de galerie) enfonce le clou : « Je ne pense pas que la question soit pour ou contre les trottinettes. J’ai voté pour leur maintien, alors que je n’en n’ai jamais conduit une seule. Je suis simplement contre le fait d’utiliser de l’argent public pour organiser ce genre de référendum, qui sera par la force des choses caduque. Seule une certaine frange de la population sera au courant d’un tel vote et prendra le temps de s’y déplacer. A la fin, c’est une tribune de plus pour que puisse se faire entendre une population âgée, réac, et anti-tout. La même qu’on entend déjà beaucoup trop. Organisons un vote en 30 secondes depuis un smartphone, et voyons si 89% des gens sont contre les trottinettes… Une démocratie participative à laquelle personne ne participe et qui permet de limiter toujours plus les droits et libertés en se retranchant derrière le choix du peuple, ce n’est pas un choix de société qui me convient. »

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Entre un référendum très controversé et une population parisienne polarisée autour de la question, l’interdiction des trottinettes électriques en libre service dans la capitale n’est peut-être donc pas tant une victoire de la démocratie directe, qu’un aveu d’échec de toutes les parties prenantes – instances politiques comme opérateurs privés de location de trottinette – à rendre possibles les conditions d’un usage vertueux de ces engins à deux roues.

Manque de pédagogie auprès des utilisateurs et utilisatrices, difficultés à faire appliquer la réglementation et à sanctionner les contrevenant.es pour minimiser les risques et les infractions, manque d’investissement des entreprises pour assurer la durabilité de ces micro-véhicules et limiter ainsi leur impact carbone en allongeant leur cycle de vie, mais aussi pour proposer des modèles plus stables et moins dangereux… La liste est longue pour expliquer la mise à l’arrêt de ce service. Ajoutez à tout ça que les usagers de la route sont généralement aussi courtois et respectueux que des CRS en manif’, et vous scellez le sort des patinettes.

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En attendant l’avènement de nouveaux modes de transport urbain irréprochables, aussi sûrs et pratiques qu’écologiques, la faune parisienne va devoir se passer des e-scooters, mais elle continuera tout de même malheureusement à cohabiter avec les gyroroues.