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Avant que les ouvrages de Pauline Harmange (Moi les hommes, je les déteste) et Alice Coffin (Le génie lesbien) ne défraient la chronique, je n’étais pas familière avec la «misandrie». En cherchant ce mot sur internet, je tombe sur des dizaines d’articles récents l’associant aux deux auteures avec un florilège de citations chocs comme: «Il ne suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer», «Qu’ils dégagent» (A. Coffin) ou «La détestation nous ouvre la porte de l’amour des femmes» (P. Harmange). Mais Pauline Hermange et Alice Coffin sont-elles vraiment si misandres que cela et comment comprendre ces formules choc ? J’ai mené ma petite enquête auprès d’un écrivain, une sociologue et une femme engagée, tous experts du féminisme.
D’abord la misandrie, qu’est-ce que c’est ? Voici comment le Petit Robert la définit : «Haine ou mépris du sexe masculin, des hommes (opposé à misogynie).» Une comparaison trop rapide, selon Colette Pipon, qui a écrit l’ouvrage Et on tuera tous les affreux : Le féminisme au risque de la misandrie (1970-1980). L’auteure considère que la misogynie est une construction sociale érigée sur le concept de dominant et de dominée, tandis que la misandrie est une haine-réponse expliquée par le contexte de domination des hommes sur les femmes. Qu’en pensent nos spécialistes et où situent-ils.elles les deux auteures ?
Une parole de colère
Selon l’écrivain Arnaud Vauhallan, le mouvement #MeToo a tracé la voie pour que ce genre de message devienne audible. «C’est une parole de colère qui existe depuis longtemps. Maintenant qu’il y a eu #MeToo, cette colère est comprise alors qu’avant on n’aurait vu que de la haine», estime l’auteur. Un discours de riposte et de ras-le-bol lié notamment aux agressions sexuelles et à la lesbophobie. «Alice Coffin est victime de lesbophobie et de misogynie depuis toujours, majoritairement par des hommes et des femmes très masculinistes et sa colère est tournée vers l’oppresseur, le patriarcat», analyse Arnaud Vauhallan. Une situation exacerbée par la sortie du livre de l’auteure et élue écologiste à Paris, récemment évincée de l’Institut Catholique de Paris où elle donnait des cours, et victime de «cyberharcèlement» selon le terme employé notamment par plusieurs associations dans Mediapart.
«Les suffragettes posaient des bombes !», lance la sociologue Salima Amari, rappelant que la radicalité de certaines féministes ne date pas d’hier. Mais aujourd’hui elle s’exprime par la pensée et non par les actes. Pour la sociologue, les acquis féministes n’étant pas suffisants, il y a un désir de proposer autre chose dans la nouvelle génération. «Les femmes sont encore victimes de violence réelle, de viols, de féminicides. Face à cela, certaines appellent à une résistance sous une forme plus radicale dans le discours (…). Je l’inscrirais dans la continuité de #MeToo, avec une nouvelle forme de lutte, une nouvelle manière de dire : basta. On n’en peut plus !», analyse Salima Amari.
« Je comprends ce qu’Alice Coffin veut dire dans le sens où il y a un ras-le-bol, une fatigue de la part des mouvements féministes — qui sont pourtant pluriels et divers — face à une forme ambiante de backlash. »
Cette colère exprimée par les auteures est également une clé de compréhension pour Sarah Mantah, membre active de plusieurs ONG et experte des politiques d’égalité femmes-hommes. « Je comprends ce qu’Alice Coffin veut dire dans le sens où il y a un ras-le-bol, une fatigue de la part des mouvements féministes — qui sont pourtant pluriels et divers — face à une forme ambiante de backlash. Sa parole a été provocatrice et malheureusement contre-productive, mais j’ai beaucoup de clémence et de compassion».
Car «on est encore en France dans une illusion de l’égalité !» déplore Sarah Mantah, consciente qu’elle ne la verra pas de son vivant. Selon le Forum économique mondial de 2019, à ce rythme il faudra en effet attendre 257 ans pour atteindre la parité des salaires au niveau mondial et 54 ans pour atteindre l’égalité complète en Europe de l’Ouest. La France arrive au 65ème rang mondial en matière de participation et opportunités économiques des femmes. 76% des emplois en temps partiel en France sont occupés par des femmes, une femme sur sept est victime d’au moins une agression sexuelle dans sa vie (contre un homme sur 25) et les femmes consacrent 1h26 de plus par jour en moyenne que les hommes aux tâches domestiques et aux enfants (en ne tenant compte que des femmes et hommes qui ont un emploi). Sans compter le domaine de la culture, principale cible d’Alice Coffin où les femmes sont encore en retrait, comme le souligne le rédacteur en chef du Monde. Pas de doute, le groupe hommes en tant que classe est privilégié.
La misandrie : un faux-débat ? Une question liée au groupe social
Que trouve-t-on vraiment derrière les formules chocs des deux auteures ? «Cette question de la misandrie est pour moi un faux-débat», estime Salima Amari pour qui il ne s’agit pas de haïr les hommes.
«Ce n’est pas contre les hommes, c’est pour les femmes !», abonde Arnaud Vauhallan.
«La misogynie fait partie d’un système avec une assise concrète dans la réalité sociale. Avec la misandrie, il n’y a rien de concret ni de mesurable. Dans cette notion de «détester les hommes», il y a plus un cri d’alerte, le choix de ne plus subir l’oppression sociale, de s’écarter d’une société où les hommes ont le pouvoir. Car c’est une question de groupes sociaux et non d’individus, avec le groupe des hommes qui opprime celui des femmes. Je n’y vois pas de misandrie car il faudrait des actions concrètes contre des hommes parce qu’ils sont hommes», explique la sociologue pour qui, au-delà du titre de son livre, Pauline Harmange célèbre la joie de la sororité. «Ce n’est pas contre les hommes, c’est pour les femmes !», abonde Arnaud Vauhallan.
Mais la notion de groupe social est difficile à appréhender selon Salima Amari. «Lorsque j’aborde la question des rapports sociaux homme-femme à l’université, c’est très difficile à expliquer, raconte la professeure. Une étudiante faisait par exemple valoir que son conjoint faisait la vaisselle et qu’il y avait égalité dans leur couple. Lorsqu’on parle de groupes, on ne vise pas les individus et cela peut conduire à un dialogue de sourds. Il faut faire preuve de pédagogie pour bien expliquer qu’on parle de rapports sociaux», explique la sociologue.
Cette notion est d’ailleurs très importante dans la classification des différents courants féministes qui ont jalonné l’histoire. Selon Sarah Mantah, la parole d’Alice Coffin tendrait vers l’essentialisme qui repose sur l’idée que les hommes et les femmes sont différents par essence. «Elle semble enfermer et réduire les hommes à leur identité biologique et leur appartenance au groupe identitaire des hommes alors que c’est précisément ce contre quoi luttent les féministes, qui veulent déconstruire la part socialement construite de leur identité de genre. Cette part sociale constitue effectivement le groupe des hommes à travers le patriarcat, qu’Alice Coffin veut dénoncer», explique la spécialiste.
Une chose est sûre, les deux ouvrages nous ont — pour beaucoup — permis d’apprivoiser un nouveau mot et ont suscité un débat qui n’a pas évité la violence. Personnellement, je rejoins l’auteure québécoise Martine Delvaux : je hais la misogynie, et savoir qu’au rythme où vont les choses mes filles auront la carte senior lorsque l’Europe de l’Ouest atteindra la parité, ça me fout encore plus la haine.