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Falaise de verre : Kamala Harris et toutes ces femmes promues au bord du gouffre
Suite à l’annonce du retrait de Joe Biden dans la course à la présidence américaine et au couronnement presque instantané de Kamala Harris (au moment d’écrire ces lignes, les délégués démocrates n’ont pas encore élu Mme Harris, mais ça semble être une simple formalité), beaucoup se sont enthousiasmés.
En quelques heures à peine, Charli XCX tweetait « kamala IS brat », et les portes de l’usine à memes étaient ouvertes. La webosphère s’est enflammée, l’équipe de Kamala Harris s’est emparée du branding brat, et les opposants à Donald Trump partout dans le monde se sont mis à rêver à une première femme présidente, une femme issue de la diversité qui plus est.
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Mais beaucoup d’analystes et de commentateurs (et commentatrices), ces éternels rabat-joies, y sont allés d’une analyse beaucoup plus sobre et définitivement moins brat.
Et si la nomination de Kamala Harris comme candidate démocrate à la présidentielle américaine n’était qu’un énième exemple du glass cliff (qu’on traduira ici par « falaise de verre ») ?
La falaise de verre, c’est quoi ?
Le terme « falaise de verre » a été proposé par les chercheurs Michelle K. Ryan et S. Alexander Haslam, qui publieront en 2007 dans le Academy of Management Review un papier étudiant les dynamiques auxquelles les femmes de pouvoir sont confrontées.
Il s’agit d’une référence à la métaphore du plafond de verre expliquant que si les groupes marginalisés (incluant les femmes et les autres groupes minoritaires) peuvent s’approcher des positions de pouvoir, une barrière invisible les empêche toutefois d’y accéder.
Pour le prouver, les deux chercheurs basés au Royaume-Uni ont examiné la performance des cent plus grosses compagnies inscrites à la bourse londonienne, avant et après que ces entreprises aient décidé de nommer de nouveaux membres à leur conseil d’administration.
Et ils ont fait une découverte étonnante (ou pas, si on a déjà réfléchi plus que deux minutes au patriarcat) :
Les entreprises qui placaient des femmes à des positions de pouvoir avaient davantage tendance à le faire après 5 mois de mauvaise performance.
En gros, on nommait des femmes parce que : a) on avait moins le choix, ce qui donne aux hommes blancs le luxe d’éviter de s’empêtrer dans le bourbier; et b) ça nous dérangeait pas trop si des femmes se plantaient. En effet, les PDG nommés en période de turbulence économique au sein d’une entreprise ont souvent des mandats beaucoup plus courts.
Une autre étude menée par les chercheuses américaines Alison Cook et Christy Glass s’est attardée sur les entreprises américaines, cette fois-ci, en analysant les personnes nommées sur les conseils du Fortune 500 sur une période de 15 ans. Un corolaire s’est ajouté; on ne nomme pas seulement des femmes en période de crise… c’est aussi l’occasion d’envoyer des personnes de couleur au symbolique bat.
Si l’étude de Ryan et Haslam se cantonnait surtout à la sphère financière, on trouve des exemples dans tous les domaines. Une analyse sur la représentation des femmes en politique menée en 2013 montrait que, dans des pays où on a instauré des quotas de candidatures féminines, les formations politiques détournaient les mesures en présentant des femmes dans des circonscriptions où elles étaient à peu près sûres de perdre.
En 2007, la chercheuse Julie S. Ashby se basera sur les travaux de Haslam et Ryan pour démontrer que le même phénomène s’observait dans le monde légal, notamment en présentant des cas légaux à une centaine d’étudiants en droit, certains très risqués, d’autres peu risqués.
Devinez qui se devait se farcir les cas les plus risqués ?
Kamala Harris est-elle sur la falaise de verre ?
C’est bien beau tout ça, mais pourquoi pense-t-on que la vice-présidente Harris vient d’être placée sur la falaise de verre ?
Si on accepte qu’on peut parler de falaise de verre quand on nomme une femme ou une personne issue d’une minorité ethnique à une position de pouvoir dans une situation de crise, faut avouer qu’on coche pas mal de cases.
Kamala Harris serait la deuxième femme à être candidate à la présidentielle. La première était Hillary Clinton, qui a perdu contre… Donald Trump. Check.
Kamala Harris est une femme d’origine métissée, née d’une mère indienne et d’un père jamaïcain. Désolé de vous l’annoncer comme ça, mais les États-Unis ont une bonne histoire de racisme. Check.
La situation pour le parti démocrate est loin d’être reluisante. La présidence de Joe Biden (et la vice-présidence d’Harris) n’a pas suscité l’enthousiasme. À gauche, on critique le régime Biden pour son soutien au génocide palestinien par Israël, en plus de son inaction face à l’accroissement de l’écart de richesse et la crise climatique. À droite, on déteste le parti démocrate pour n’importe quelle autre raison. Dans les sondages, Biden était en train de perdre son avance face à Donald Trump, lui-même galvanisé par l’attentat raté à son endroit.
Bref, ça va pas ben. Check.
Ne pas avoir le droit à la médiocrité
Ça ne veut pas dire que c’est toujours un désastre de se voir nommer à des positions de pouvoir en temps incertains. Anne Mulcahy a été nommée PDG de Xerox en 2001, alors que la compagnie était au seuil de la faillite. Quand elle a annoncé sa retraite en 2009, elle avait « sauvé » la multinationale et son passage à la tête de Xerox est devenu un cas d’étude.
Ça ne veut pas dire non plus que Kamala Harris va nécessairement perdre. Peut-être qu’elle va mener une campagne formidable, battre Trump, devenir la première femme et la première personne d’origine asiatique à accéder à la présidence (en plus d’être la deuxième personne noire de l’Histoire).
Peut-être même qu’elle va faire une formidable présidente, unir le pays, soulager les inégalités et apporter des solutions durables à la crise climatique, mettre fin à la guerre à Gaza et tous nous donner un Mr. Freeze quand le soleil tape.
Qui sait.
Mais le souci, c’est que les personnes envoyées sur la falaise de verre doivent être exceptionnelles, tout le temps.
Si elles ne réusissent pas à faire face à l’état de crise dans lequel elles ont été jetées, elles sont sacrifiées, laissant leur place à un homme blanc qui aura, lui, le droit d’être tout aussi médiocre que ses prédécesseurs qui ont créé la crise en premier lieu.
Ça serait cool que les femmes et les personnes de couleur aient le droit à une promotion quand ça va bien, une fois de temps en temps. C’est épuisant, quand ta promotion vient toujours avec un gun sur la tempe, à la longue.
Bonne chance, Mme Harris (mais on se promet quand même de vous talonner sur votre feuille de route pro-génocide, pro-prison et pro-police, si vous êtes élue).