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Qu’est-ce qui rend le marketing de l’album « brat » de Charli XCX si viral?

Vous ne pourrez désormais plus regarder une salade sans murmurer « c'est tellement brat! ».

Par
Malia Kounkou
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Navrée de vous l’apprendre ainsi, mais la couleur verte n’existe plus depuis le 7 juin.

On dit désormais « couleur brat », en l’honneur du septième album encensé de toute part de la chanteuse pop britannique Charli XCX, paru le mois dernier.

Évidemment, personne ne vous condamnera si vous continuez à utiliser le terme « vert » pour décrire une moitié de kiwi ou la teinte d’une feuille d’arbre. Il n’y a rien de mal à vouloir se raccrocher à l’ancien monde.

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Mais si une avalanche de publications estampillées d’un brat vert fluo vous engloutit à peine vos réseaux sociaux ouverts, cet article aura au moins eu le mérite de vous avoir prévenu à temps.

LA VIE EN BRAT

Que vous soyez familier ou non avec Charli XCX et son lore, vous n’échapperez probablement pas au design viral de son dernier album qui, depuis un mois, est réutilisé à toutes les sauces, par à peu près tout le monde, et dans n’importe quel contexte.

Un voyage à bord d’un autocar FlixBus? brat.

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@genderenvier

the buildings being twins was especially concerning

♬ original sound – genderenvier

Une sauce aux légumes dans son assiette? brat.

Une amende pour mauvais stationnement? brat.

« b ArT »? brat.

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Et ne comptez pas sur le formalisme sobre de LinkedIn pour vous sauver, car le mot brat n’a jamais autant trouvé sa place qu’au sein d’une publication louangeant sa foudroyante viralité dans un jargon professionnel.

Même les panneaux géants du centre-ville de Toronto n’ont pu y échapper, illuminés à la fin du mois de juin par une publicité de saucisses vegan Field Roast aux couleurs brat.

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Quelque part, dans les sous-sols des studios d’animation DreamWorks, l’équipe marketing de Shrek efface son seizième diagramme tout en se demandant, verte de rage : comment Charli XCX a-t-elle réussi ce coup de génie?

Et pour bien comprendre l’ingéniosité de sa stratégie, il faut d’abord saisir celle de l’artiste.

UNE SUPERSTAR AU PLACARD

Même sans connaître Charli XCX, vous connaissiez Charli XCX – ce qui a toujours été son pire cauchemar.

Vous l’avez entendue de loin se présenter comme étant « fancy, you already know » dans les enceintes d’un H&M, vous avez inconsciemment fredonné le refrain de I Love It sans pouvoir en retracer la source, vous avez pleuré sur les paroles de Same Old Love de Selena Gomez sans savoir que c’était en fait Charli qui les avait écrites, vous l’avez manquée de peu dans la bande originale du film Barbie, vous avez sans doute confondu sa chevelure avec celle de la chanteuse Lorde.

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Mais quand bien même se serait-elle assise à vos côtés pendant un vol de sept heures, vous ne l’auriez toujours pas reconnue.

Car, coincée dans cette zone grise entre anonymat général et succès underground, Charli XCX n’a longtemps été une superstar que selon la personne à qui vous le demandiez.

Si vous vous adressez donc à un aficionado de la musique, il vous dira qu’elle est la vitrine avant-gardiste de l’hyperpop, ce genre musical mélangeant électro, distorsions vocales et tempo chaotique, créé par l’inimitable productrice SOPHIE (paix à son âme).

Au départ, le grand public a tout haï de cette turbulence sonore, à commencer par Pitchfork, véritable Cruella d’Enfer des critiques musicales, qui s’est fait une joie de crucifier l’album et sa chanteuse en 2016. Puis, coup de théâtre : l’auteure de la critique reviendra quelques années plus tard dessus avec un mea culpa public.

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« À l’époque, j’avais rejeté [ce genre], le jugeant “délibérément peu commercial et abrasif” et “férocement banal”. Il a fallu attendre de voir [Charli XCX] en concert en 2019 pour apprécier ces qualités », reconnaît la journaliste Laura Snapes dans The Guardian.

« Et comme toujours, Charli était en avance sur son temps, me laissant manger sa poussière avec gratitude. Bip bip! »

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Discutez ensuite avec une personne de la communauté LGBTQIA+, et elle vous décrira cette artiste comme une version miniature, et peut-être plus intimiste, de ce safe space nocturne, créatif et un brin parasocial qu’avait déjà incarné Lady Gaga avant elle.

Une personne trentenaire et chroniquement en ligne, quant à elle, se souviendra que si vingt photos différentes de la chanteuse en jupe à carreaux et chaussures à plateforme n’apparaissaient pas sur leur fil Tumblr, dans les années 2010, c’était souvent signe d’une mauvaise journée.

Et si vous parlez avec un raver britannique désormais assagi, il vous contera avec nostalgie le temps où une Charli de seulement 14 ans distribuait des copies physiques de ses mixtapes MySpace juste avant de grimper sur scène.

Charli XCX n’a donc jamais eu de problème à être connue, mais toute la difficulté du monde à être reconnue.

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À être comprise dans son essence, également. Et, avec une transparence cynique, il lui arrivait assez souvent de documenter sur ses réseaux sociaux le gouffre créatif et managérial entre elle et son label, allant même jusqu’à publier les brainstorms de concepts marketing proposés par son équipe, « Charli se fait percer les tétons chez Claire’s » faisant partie de la liste.

Les entrevues sont également un moyen pour elle de se confier sur cette frustration, ainsi que sur l’obsession actuelle des labels avec le fait de fabriquer une authenticité factice sur les réseaux sociaux, poussant presque les artistes au burn-out.

« Je me souviens d’une réunion avec mon label où ils disaient : “Nous avons juste besoin que vous publiiez tous les mardis à propos de vos défauts et peut-être que vous pourriez publier des photos de chiens.” J’ai claqué la porte », raconte-t-elle à NME, en 2021.

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Mais peut-être l’ont-ils eu à l’usure l’année suivante, lorsqu’elle sort son album Crash avec l’objectif très clair d’atteindre enfin le succès commercial qu’elle mérite. Et si cela doit passer par une obéissance sans faille à son label, la chanteuse accepte cette fois-ci de jouer le jeu.

Troquer son ADN électronique et strident contre une sonorité plus digestible? Check. Faire ses publications promotionnelles hebdomadaires? Check. Multiplier les collaborations pour atteindre un plus grand public? Check.

Grimper les classements mondiaux en abandonnant sa créativité? Check. Échouer malgré tout à la tâche en ne récoltant aucune accolade? Check!

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« Nous [les artistes] faisons tout bien, je ne pense pas que ce soit notre faute, je pense que c’est peut-être la leur », réalise-t-elle d’ailleurs sur le tapis rouge des BRIT Awards, après qu’elle et de nombreuses artistes féminines soient également reparties les mains vides.

Après ça, rien de plus normal que de tout envoyer paître, de suivre son instinct, et de réaliser par semi-accident le plus fracassant succès de sa carrière entière deux ans plus tard.

GIRL, SI AUTHENTIQUE

Sur un fond vert couleur eau d’égout radioactive, les simples lettres « brat » (un mot qu’on pourrait traduire par « capricieuse ») s’étalent en police Arial, sans aucune majuscule, et ne partagent l’espace avec rien d’autre; ni nom, ni photo, ni visage, ni date.

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Pour ajouter une pincée d’audace, l’image en elle-même semble floue et pixélisée, même téléchargée sous la plus haute résolution possible.

« Les directeurs artistiques doivent être en grève, mon Dieu… », RÉAGIT-ON EN LIGNE, l’album devenant la risée d’Internet avant même sa sortie.

Mais Charli XCX ne flanche pas; malgré le côté désinvolte qu’elle projette, chaque détail de cette pochette a été pensé pendant des mois et des mois, bien au-delà de ce que le monde extérieur pouvait imaginer.

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« Nous avons analysé chaque élément : où cette couleur a-t-elle déjà été utilisée, quelles sont ses associations, qui réagit à elle et comment », explique-t-elle dans Billboard.

Quant à son absence sur sa propre couverture, elle a été tout aussi réfléchie par la chanteuse, qui souhaite par le fait même dénoncer « la demande constante d’accès au corps et au visage des femmes » – et après avoir posé en bikini et le visage en sang sur le pare-brise d’une voiture pour son album Crash, peut-être en sait-elle quelque chose.

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Et peut-être veut-elle ainsi questionner les attentes d’un public cannibale qui en demande toujours plus aux interprètes pop.

« Pourquoi est-ce que ça vous dérange autant que mon visage ne soit pas sur la couverture? Qu’est-ce que cela dit sur la culture pop qui vous dérange autant? […] Est-ce que ça me rend stupide de faire ça? Est-ce que ça me rend courageuse de faire ça? », demande-t-elle en rafale dans une entrevue pour Rolling Stone.

« Je n’essaie pas de vous donner quelque chose de joli, j’essaie de vous faire réfléchir. »

Mais peut-être fallait-il que la musique vienne accompagner l’image pour que le déclic viral observable aujourd’hui se produise.

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En effet, le même caractère brut et frontal de la pochette se retrouve dans chacune des paroles de brat, qui doit être, à ce jour, l’album le plus radicalement honnête de Charli XCX.

Tel un journal intime accidentellement ouvert, elle déballe sans filtre ni métaphores élaborées qu’une collègue chanteuse la rend insécure au point de songer à se « tirer une balle » (Sympathy Is A Knife), qu’elle se sent banale et « célèbre-mais-pas-trop » (I Might Say Something Stupid), qu’elle ne sait pas si devenir mère donnera un sens à sa vie (I Think About It All The Time) et qu’elle soupçonne Lorde de vouloir lui ressembler et de souhaiter son échec (Girl, So Confusing).

Dans un retournement de situation digne d’Hollywood, les deux chanteuses se réconcilieront quelques jours plus tard à l’occasion d’un remix de Girl, So Confusing dans lequel Lorde chantera son propre couplet de réponse.

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Quoi d’autre que l’adjectif brat pour encapsuler ce tourbillon émotionnel? Quelle autre teinte qu’un vert cru et sans concession pour l’illustrer avec tant de justesse?

L’authenticité totale de brat est donc le véritable moteur derrière son succès commercial, médiatique et virtuel. Bien qu’absente de sa propre couverture d’album, Charli XCX s’y met paradoxalement à nu, révélant une vulnérabilité qu’on ne peut que respecter, mais aussi s’identifier et s’approprier.

Entrent donc les photos de profil au format brat, les memes viraux réutilisant le logo ou les paroles de l’album, le mot « brat » détourné en un adjectif pouvant tout aussi bien désigner n’importe quel objet de couleur verte que le sentiment complexe, candide et humain qui s’émane de l’album.

Puis, à mesure qu’Internet devient vert fluo, même ceux ignorant tout de Charli XCX joignent la tendance, rient aux memes, puis en creusent l’origine, juste par curiosité. Jackpot!

Bien sûr, ces hauteurs virales n’ont pas été atteintes par le simple pouvoir de l’amour; la stratégie marketing finement ficelée par Charli XCX et son équipe lui a également donné un bon boost.

Ce qui inclut un générateur brat gratuit sur lequel n’importe qui peut créer sa propre image au format de la pochette, du merch dans l’esthétique de l’album – dont une serviette avec écrit « SERVIETTE » – ou la substitution de toutes ses pochettes d’albums sur les plateformes de diffusion pour les mettre au format brat.

Mais mettre toute l’énergie qu’on peut dans une stratégie marketing ne garantit pas que le public soit au rendez-vous pour autant – demandez à Jennifer Lopez.

Sauf pour Charli XCX, qui connaissait sa valeur à titre de visionnaire depuis ses débuts.

« Je vais rester très longtemps, que j’aie un numéro un ou non […], mais j’aurai changé le paysage de la musique pop. Je l’ai déjà fait », affirmait-elle déjà de façon plus factuelle qu’arrogante, en 2019.

Il a fallu que 2024 arrive pour que le reste du monde le réalise en retard.