« Le masculin l’emporte sur le féminin ». On le sait, les règles de grammaire de la langue française participent à l’invisibilisation des femmes, des personnes non-binaires et trans. L’écriture inclusive est présentée comme l’une des solutions face à ces discriminations sexistes. Cela passe notamment par le choix des mots utilisés, la syntaxe mais aussi la typographie. Pas qu’une affaire de linguistes, les graphistes peuvent aussi s’attaquer aux articulations de genres dans la langue. De multiples recherches ont été menées à ce sujet, comme celles du collectif Bye Bye Binary.
.jpg)
Récemment, c’est le projet de Tristan Bartolini, étudiant à la Haute École d’art et de design de Genève, qui a été mis en lumière. Son travail de fin d’études vient d’être récompensé par la Croix Rouge Suisse. Pour lutter contre la binarité de la langue, il a créé une cinquantaine de nouveaux caractères non genrés en superposant différentes terminaisons féminines et masculines.
Comment peut-on rendre la typographie plus inclusive ?
Mon projet utilise les lettres qui composent les terminaisons féminines et masculines, je les lie pour en faire de nouveaux signes. Ils viennent compléter l’alphabet. Cela a été un long processus étant donné que le genre dans la langue française se manifeste dans énormément de mots. Il y a des signes qui reviennent souvent comme celui qui mélange le “t” et le “e”, par exemple à la fin de « étudiante » ou « méchante ». Il y en a d’autres qui sont plus rares comme dans « rigolote », à ma connaissance, « rigolo » est le seul mot qui finit en “o” au masculin et qui prend un “te” à la forme féminine. J’ai créé au total une cinquantaine de signes. Ma volonté était aussi d’aller un peu plus loin en proposant de nouvelles graphies pour les mots “père” et “mère”, “homme” et “femme”, “parrain” et “marraine”.
L’écriture peut-elle un vecteur de changement et un tremplin vers plus d’égalité ?
Je le crois car si le langage inclusif tel qu’il existe aujourd’hui fait objet d’autant de débats et qu’il est aussi revendiqué, cela montre que l’écrit est extrêmement important. Pour les êtres humains, l’écriture est l’une des bases de la communication. En modifiant l’articulation du genre dans la langue, cela pourrait avoir un impact sur l’articulation du genre dans la société en elle-même et sur les revendications d’identités.
Avez-vous eu des retours des communautés féministes, non-binaires ou trans qui peuvent se sentir très concernées par ces recherches ?
J’ai reçu plusieurs retours d’associations féministes et queer, très intéressées par le projet. Beaucoup m’ont demandé s’il était possible d’utiliser cette typographie. Malheureusement, je me suis introduit dans une police d’écriture sur laquelle je n’ai pas les droits, je ne peux donc pas la répandre. Je vais bientôt commencer à travailler sur une autre police pour pouvoir la partager cette fois. Je ne pensais pas qu’un projet typographique pouvait autant attirer l’attention. Je suis très étonné, je pense que c’est une bonne chose. Bien évidemment, ce n’est pas la typographie qui intéresse mais le propos qui vient derrière.
.jpg)
Les détracteurs de l’écriture inclusive estiment que la lisibilité est mise à mal avec par exemple les points médians ou les tirets, la typographie inclusive peut-elle répondre à cet argument ?
Mon propos initial n’était pas d’apporter quelque chose de plus pratique et de plus lisible. Je ne pense pas que ce soit le cas avec ce que je propose d’ailleurs. Je suis totalement contre les personnes qui disent que les points médians sont illisibles, je pense qu’il faut juste s’y habituer. Au-delà de ce que je propose moi, d’autres typographiques inclusives peuvent essayer de travailler autour du point médian pour tenter de trouver des solutions graphiques pour tendre vers plus de lisibilité. Je pense que toutes les typographies inclusives peuvent bien fonctionner pour les titrages par exemple, mais pour les textes courants, je ne sais pas si ça pourrait marcher.
En parallèle, ce genre de typographie peut être plus difficile à déchiffrer pour des personnes dyslexiques ou en situation de handicap.
C’est quelque chose que je n’avais pas calculé pendant la conception de mon projet de diplôme. Ce sont par contre des questions que je vais maintenant aborder en continuant le projet. Je vais essayer de créer quelque chose qui soit inclusif aussi de ce côté-là. Il ne faut plus oublier toutes ces personnes qui ont de la peine à lire et il ne faudrait pas compliquer davantage ce qui l’est déjà. Elles devraient être incluses dans la recherche. Je suis récemment entré avec le collectif Bye Bye Binary qui travaille aussi sur la typographie inclusive et on réfléchit ensemble à ces questions.
Nos claviers actuels n’intègrent pas vos nouveaux symboles et caractères. Peut-on imaginer malgré tout qu’un jour ces polices de caractères soient utilisées au quotidien ?
Plutôt que de changer les claviers, on va essayer de créer des sortes d’algorithmes qui pourront reconnaître les signes. Lorsqu’on est en train de taper du texte, ceux-ci pourraient modifier automatiquement les terminaisons. Il faut aussi que les programmes soient adaptés pour comprendre ces signes. Cela va prendre du temps à mettre en place et pour habituer les gens. Les personnes qui ont du mal avec l’écriture inclusive vont devoir s’y faire, elle va prendre de plus en plus de place. Le langage inclusif dans dix ans sera plus accepté, il est encore récent.
En attendant, sur quels points pouvons-nous faire plus attention pour discriminer le moins possible lorsque nous écrivons ?
On peut notamment utiliser des néologismes comme le pronom « iel », que tout le monde peut comprendre et lire. On peut aussi faire attention à ne pas utiliser des mots dans lesquels le genre se manifeste. Au lieu de dire « Cher lecteur », on pourrait dire « Cher lectorat ». L’effort demandé n’est pas énorme comparé aux difficultés que pourraient avoir certaines personnes lorsqu’elles se retrouvent face à un texte qui ne les prend pas en compte.
Le langage parlé pourrait-il aussi se modifier ?
On peut également utiliser les néologismes dans le langage parlé, comme « iel », « acteurice » ou « toustes ». Parfois j’essaye de parler comme ça mais on ne me comprend pas toujours. Cela va prendre du temps à être intégré. J’aimerais aussi inclure dans ma recherche des prononciations aux terminaisons que j’ai créées. Je suis en train de m’entourer de personnes qui ont des approches différentes, des autres idées de manière à élargir le plus possible la recherche.
.jpg)