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Entrevue : Mathilde Ramadier et Camille Ulrich – Le corps est une affaire publique

Par
Daisy Le Corre
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Corps public. Ça aurait pu être un essai mais Mathilde Ramadier et Camille Ulrich ont décidé d’en faire une BD féministe. Elles ont eu raison : à peine les premières pages feuilletées, la magie opère. On plonge dans la vie de Morgan comme si on la connaissait déjà. Comme si c’était un peu nous aussi, quelque part.

En tant que lectrice, difficile de ne pas se reconnaître tant nos corps dits « féminins » sont soumis aux mêmes normes et fonctions sociétales. À travers des scènes de vie banales et souvent drôles, Corps public pointe toute l’ambivalence des discours qui entourent la liberté des femmes et de leurs désirs. Derrière les petites violences du quotidien, elles nous montrent aussi des images rares sur l’accouchement et le post-partum. Il était temps.

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Personnellement, grâce à Morgan, je me suis revue chez le gynéco lors de ma première prescription de pilule (« -Mais je suis homo, Docteur ! -Oui mais on ne sait jamais… Ça te passera peut-être »). J’ai revu ma conjointe enceinte en train de supplier un médecin de lui filer un médicament pour son hyperemesis gravidique (tapez dans Google). Et j’ai ri jaune quand j’ai lu le titre du dernier chapitre, « Oublie-toi ». C’est tellement vrai : c’est ce qu’on se dit en lisant leur BD

Avec leur premier roman graphique, les co-autrices appuient subtilement là où ça fait mal et retracent la vie d’une héroïne qui n’en est pas une (et tant mieux), entre Paris et Berlin, de la puberté à son premier enfant. Ça vaut le détour.

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Comment est né ce Corps public ? Comment l’avez-vous conçu ?

Mathilde : C’est un peu le résultat de toutes les colères et indignations que j’ai pu ressentir ces dernières années. Je me considérais déjà comme féministe et je m’intéressais déjà beaucoup aux questions du genre, de l’identité et de l’orientation sexuelle, etc. Mais en fait, quand je suis devenue mère, j’ai compris dans ma propre chair cette omniprésence du sexisme sur le corps des femmes. Ça été un moment de prise de conscience aigu et j’ai commencé à prendre des notes mentales.

J’avais d’abord eu l’idée d’en faire un essai et puis en en parlant avec Sophie Caillat, la directrice des Éditions du Faubourg, qu’on a eu l’idée d’en faire une BD. Ce format m’a permis de travailler avec plus de monde et d’être en binôme : rapidement, j’ai pensé à Camille. On ne se connaissait pas vraiment, on avait été présentées virtuellement via Laurent Bonneau, un auteur de BD qu’on connaissait toutes les deux. J’avais parlé de mon projet à Laurent en lui disant que je ne voulais pas le faire avec lui parce que je voulais le faire avec une femme ! Il a respecté ça.

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Camille : J’ai reçu la proposition de Mathilde par mail pendant que j’étais en voiture avec ma soeur et ses trois enfants : j’avais passé tout un week-end chez eux, à les observer vivre car moi je n’ai pas d’enfant. Alors le projet de Mathilde est tombé au bon moment ! (rires) J’étais déjà très intéressée par les questions de genre et féministes, alors je n’ai pas hésité à me lancer dans l’aventure. Quand je l’ai lu, j’ai été marquée tout de suite par le personnage et par ce qu’elle vivait. Je voyais tout de suite les mises en scène qu’on pouvait faire. J’ai remarqué rapidement le potentiel cinématographique aussi. C’était émouvant de voir tout ce que le personnage traversait. J’ai réussi à m’approprier le texte facilement.

Mathilde : Au sens strict du terme, c’est moi qui ai écrit et Camille qui a dessiné. Mais en réalité, notre travail s’est nourri d’allers-retours alors je dirais que Camille a co-écrit avec moi, et je suis aussi beaucoup intervenue dans le dessin. On a appris l’une de l’autre, y compris sur les postures féministes. Parfois, Camille m’a aidée à me radicaliser un peu plus à des endroits où je ne voyais pas forcément les failles dans mon discours, je lui en suis très reconnaissante.

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En fait, c’est un travail en binôme co-construit, c’est très plaisant de faire de la BD pour ça. Tout ce qu’on peut montrer par le dessin, il ne faut pas l’écrire, par définition.

À quel public se destine votre BD ?

Mathilde : Alors d’abord, il faut rappeler que ce n’est pas une BD contre les hommes mais contre la misogynie et le sexisme. Je ne me fais pas d’illusion et je pense qu’elle sera plus lue par des femmes mais néanmoins on n’exclut personne. On aimerait bien que ce discours soit reçu/entendu par tout le monde.

À l’inverse, on ne place pas non plus les femmes dans un rôle de victimes dans cette BD, c’est juste un point de vue assez réaliste sur une jeune femme qui essaie de se battre avec les armes qu’elle a. Elle n’est pas forcément une héroïne d’ailleurs. Parce que je n’aime pas trop non plus ce discours ultra libéral qui touche aux limites de l’empowerment et qui veut nous faire croire qu’on est toutes des héroïnes, etc. On fait surtout avec ce qu’on peut ! C’est pour ça qu’on a voulu raconter l’histoire un peu banale d’un personnage ordinaire pour que ça touche aussi les hommes.

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Est-ce que Corps public tombe au « bon moment » avec les vagues de #metooinceste et #metoogay qui déferlent sur la France ? Est-ce que c’est important qu’il sorte maintenant ?

Camille : Je ne sais pas si cette BD tombe au bon moment mais plus il y aura d’approches différentes et de discours sur ces enjeux, mieux ce sera. Il faut saturer l’espace là ! (rires)

En parlant du sexisme dans Corps public, on vise aussi le manque d’empathie que sous-tendent les mécanismes de domination ; donc ça ne me paraît pas étonnant de tomber au même moment que les #metooinceste et #metoogay : depuis nos problématiques qui sont différentes, on fait partie d’une même vague de libération de l’écoute contre le système de domination patriarcal.

Mathilde : Je ne suis pas d’un naturel très optimiste mais j’ai l’impression qu’on vit une époque exceptionnelle où la parole se libère. Je trouve ça assez jubilatoire quand on milite pour des causes de voir tout ce qui se passe ! Écrire un livre c’est aussi une façon comme une autre de porter une parole. Cela a aussi l’avantage de rester, plus qu’un hashtag, et de perdurer sur une étagère, d’être lu et relu, notamment les BD.

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Quel est le message principal de votre BD ? Qu’est-ce qu’on dit aux gens pour leur donner envie de la lire ?

Camille : Le sexisme prend forme dans des choses très petites du quotidien, et ça nous concerne tous.tes. La BD le raconte subtilement, et cela permet à chaque personne de se faire son propre avis. Rien que pour ça, c’est une expérience de lecture intéressante.

Mathilde : Oui, en fait, on a voulu montrer que le diable est dans les détails. Qu’une vie peut être alourdie par autant de micros événements qui en deviennent invisibles. Le message principal du livre c’est que le corps est un instrument d’émancipation et qu’il faut tout faire pour ne pas en être dépossédé.e par des discours réducteurs.

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