Il paraît que dater n’a jamais été aussi simple. Que l’on n’a jamais autant eu le choix. Que l’amour est à portée de swipe. Pourtant, force est de constater que Tinder et autres apps de rencontre ne font pas le bonheur de tou·te·s. Pour certain·e·s, le monde du dating avec toutes ses injonctions, ses violences, ses schémas hyper-répétitifs et ses variantes infinies de ghosting, est carrément devenu un enfer. Dans son nouveau livre Dating fatigue, Judith Duportail, qui avait déjà enquêté sur les rouages de Tinder avec L’Amour sous algorithme, se confronte à ses propres peurs à l’idée de retourner dans le monde de la drague, virtuelle comme IRL. Un récit personnel dans lequel l’autrice et journaliste avance des pistes de réflexion pour repenser nos amours, nos relations affectives et nos attentes.
POUVEZ-VOUS EXPLIQUER CE QU’EST LA DATING FATIGUE ?
La dating fatigue, c’est une nouvelle version de la mélancolie amoureuse du XXIème siècle. C’est le sentiment de lassitude de toute une génération quant au cynisme imposé dans les rapports amoureux, affectifs et sexuels. C’est une perte d’espoir et d’enthousiasme, le sentiment de son propre cœur qui se durcit.
COMMENT EXPLIQUER QUE L’ON SE SENTE SI SEUL·E·S, ALORS QUE L’ON NOUS RABACHE QUE L’ON A UN CHOIX POTENTIELLEMENT INFINI SUR LES APPS ?
Ce qui fait qu’on ne se sent pas seul·e·s, ce sont des liens qui sont beaux, forts et qui tiennent dans la vie réelle. La multiplicité du choix n’est pas synonyme de qualité des liens.
AVEC LE COVID, ON A AUSSI VU L’APPARITION DU FODA, “FEAR OF DATING AGAIN”. EST-CE QUE LA PANDÉMIE N’A PAS MATÉRIALISÉ DE FAÇON PLUS CONCRÈTE CETTE DATING FATIGUE ?
Cela a accéléré des mouvements déjà émergents parce que sur les dating app, pendant les confinements et la pandémie, les rapports d’agressivité se sont encore accentués.
COMMENT S’AFFRANCHIR DES NORMES ET INJONCTIONS QUI QUADRILLENT NOS RELATIONS AMOUREUSES ET SEXUELLES ?
Ce serait naïf et cruellement ironique que de donner de nouvelles injonctions avec une formule toute faite, et de dire “faites-ci”, “faites-ça”, ou “les cinq choses à faire pour être libres”, comme sur des posts Instagram… C’est un espoir que l’on a tous mais c’est beaucoup plus complexe que ça. Dans mon livre, je partage les chemins par lesquels je suis passée et les questionnements que j’ai traversés pour tenter d’effleurer une forme de liberté. J’avais très peur de dater, de retourner dans le monde de la séduction, j’étais traumatisée du lien et traumatisée du cynisme ambiant. Alors pour me rassurer, j’ai cherché des certitudes là où je n’en avais plus aucune.
OÙ AVEZ-VOUS TROUVÉ DE QUOI ÉCHAPPER À VOS PROPRES PEURS QUANT AU DATING ?
J’ai réfléchi à la notion de mon propre consentement et à la certitude de mon désir. Je me suis dit, si je retourne dans cette boucherie, je n’irais qu’avec des personnes dont je suis absolument sûre d’avoir envie. Je me suis par exemple fait la promesse de ne plus jamais faire l’amour par politesse. Ce sont des choses qui arrivent et qui sont arrivées à quasiment tout le monde. Parce qu’on a suivi quelqu’un, qu’on avait envie puis qu’on n’a plus envie car le consentement est fragile, volatile et subtil. Parce qu’on est amoureux et qu’on veut faire plaisir, parce qu’on a peur de blesser…. Ce sont des choses que j’ai appris à appréhender pour me dire “non”. Maintenant, c’est mon désir qui est souverain à l’intérieur de mon propre corps.
POURQUOI CETTE NÉCESSITÉ DE REVOIR LES BASES MAINTENANT ?
Pour toute ma génération, notre éducation sexuelle a été un fiasco avec à gauche le porno, et à droite le sida ou la terreur d’une grossesse. Et au milieu, ben démerde-toi. On est beaucoup à s’être mal démerdé·e·s et maintenant il faut réapprendre les bases, et dire : “tu ne feras l’amour que quand tu en auras envie”. Cette base-là n’est pas si évidente pour une immense majorité de personnes aujourd’hui. Dans mon livre, je partage le chemin que j’ai traversé en espérant que ça en aidera d’autres.
EST-CE QUE L’ON N’EN ATTEND PAS TROP DU COUPLE EN GÉNÉRAL ?
Il y a une attente commune un peu démesurée autour du couple. On espère qu’il va nous apporter ce que d’autres attendaient de la religion : la fin de nos problèmes, une sorte de sérénité, la fin de la solitude… Je pense que pour accéder à la liberté dont on parlait plus tôt, il faut réaliser qu’il y a une part de nous-mêmes et de notre solitude que personne ne pourra jamais prendre en charge. Et que les autres demeureront toujours un peu un mystère, y compris la personne que l’on aime et avec qui l’on vit. Cet espoir que l’on a de trouver un jour une sorte de complétude, la fin de nos angoisses et d’une forme de lassitude, hélas, c’est sûrement la mort qui nous l’apportera, mais ça ne sera pas l’amour. S’en rendre compte permet déjà de dédramatiser certaines choses et de gagner une forme d’autonomie.
EST-CE AUSSI UN MOYEN DE DÉDRAMATISER LE CÉLIBAT ET DE PRENDRE DE LA DISTANCE AVEC LA NORME DU COUPLE ?
Oui bien sûr, les femmes sont beaucoup plus sujettes à cette pression d’ailleurs. J’en ai personnellement beaucoup souffert, de devoir me mettre en couple, d’être soit libre soit casée, comme une banale place de parking. C’est comme si on n’existait pas en tant qu’être tout seul et qu’il fallait être validée et choisie par un homme pour être digne. C’est un combat essentiel à mener, mais aussi à mener à l’intérieur de sa propre tête. Quand on pense à soi-même ou aux célibataires, il faut essayer de s’affranchir de ce jugement et décider qu’il n’y a pas de hiérarchie : on est tous des êtres humains qui expérimentons des expériences affectives différentes, riches et complexes. D’autant que le grand amour qui dure de nos 20 à 70 ans, nous serons très peu à l’expérimenter, donc il y a urgence à déstigmatiser le célibat. Au cours d’une vie on va vivre plusieurs saisons, mais aussi plusieurs saisons affectives : des moments de grand amour et de fusion, et des moments plus calmes. La clé consiste à rester digne et debout au cours de toutes ces saisons affectives.
TENDRE À DES RELATIONS PLUS SAINES ET ÉQUILIBRÉES, C’EST POSSIBLE ?
C’est le grand enjeu du moment et je ne peux pas donner de recette, mais peut-être qu’il y a quelques idées vers lesquelles tendre, comme de développer une forme d’autonomie intellectuelle et affective, mais aussi de ralentir. C’est pas vrai qu’on est pressé·e·s : c’est le capitalisme qui nous fait croire qu’on est dans l’urgence totale et permanente, qu’on est foutu·e·s si on n’a pas trouvé telle personne avant tel âge… Tout ça, ce sont des mensonges et il faut en avoir conscience. Et aussi, se rappeler que les personnes en face de nous sont des êtres exactement comme nous, avec la même peur de mourir seul·e, les mêmes petites angoisses infantiles qui hurlent dans le fond de leur cœur. Il y a une citation de Simone Veil que j’aime beaucoup qui dit : “Il est donné à très peu d’esprits de découvrir que les choses et les êtres existent”. J’ai l’impression que sur les dating app, plus personne ne sait que les autres existent.