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Entrevue : Illana Weizman – Les juif.ve.s, dans l’ombre des luttes antiracistes
Illana Weizman est juive, mais elle s’invente parfois des origines slaves, ou russes. Sous couverture, elle esquive les préjugés, les discriminations, la fétichisation et les agressions subies par la communauté juive, de l’Antiquité à aujourd’hui. Pourtant, dans les milieux militants, peu de voix s’élèvent pour dénoncer le racisme et l’hostilité réservés aux Juif·ve·s. Dans son dernier ouvrage, Des Blancs comme les autres ?, paru ce mercredi, la sociologue replace la lutte contre l’antisémitisme au centre de l’antiracisme, dont elle reste actuellement en marge.
Pourquoi avoir intitulé ton livre “Des Blancs comme les autres ?”
Dans mon livre, je m’adresse aux Juifs, pour que l’on se sente soutenus dans ces questions de lutte contre l’antisémitisme, mais je m’adresse surtout à mon camp idéologique de la gauche. Dans les luttes antiracistes, on a tendance à considérer que les Juifs seraient blancs, plutôt privilégiés, qu’ils bénéficieraient d’un passing (fait pour une personne de pouvoir être perçue comme appartenant à un autre groupe social que le sien, ndlr) et qu’ils ne seraient pas racisés, à l’inverse des musulmans ou des Noirs. Mais nous sommes également racisés, nous vivons une oppression systémique et nous ne sommes pas Blancs. Il faut absolument que l’on se batte ensemble, et la lutte contre l’antisémitisme doit trouver sa place pleinement au sein des autres luttes antiracistes.
Dans ton livre, tu racontes que l’éveil de ta conscience féministe a enclenché celui de ta conscience juive. Quel lien fais-tu entre les deux ?
J’ai pris conscience de ma condition de femme par le biais de la maternité et du post partum, mais ma condition de femme juive m’est aussi apparue de plus en plus vivace. En me jetant à corps perdu dans le livre, des occurrences de mon parcours sont remontées à ma mémoire. J’avais par exemple complètement occulté que j’avais vécu une agression physique. Quand on entre dans l’activisme, que ce soit par la question de sa condition de femme ou par celle de la racialisation en tant que personne juive, noire ou musulmane, un feu alimente l’une et l’autre des conditions. Une grille d’analyse se met en place et les oppressions que l’on vit sont subitement conscientisées.
Comment ton judaïsme a-t-il façonné ton identité ?
C’est le jour où l’on m’a traitée de “sale Juive”, alors que j’avais 9 ans, que je me suis rendue compte que j’étais Juive. J’avais pourtant une vie très juive quand j’étais petite, j’allais à la synagogue le vendredi, au Talmud Torah, qui est l’équivalent du catéchisme pour les catholiques, mais c’était neutre pour moi. C’était mon quotidien de petite fille, juive en l’occurrence. Dans l’approche très sartrienne, je me suis conscientisée comme Juive dans le regard extérieur hostile. Évidemment et heureusement, mon identité juive n’est pas seulement façonnée par la haine et l’hostilité, mais elles y participent.
Qu’est-ce que ça t’a fait, d’entendre ces propos si jeune ?
C’est une petite fille de ma classe qui a dit à une autre avec qui j’échangeais des images Panini : “Il ne faut pas jouer avec Illana, c’est une sale Juive”. Je savais qu’elle m’insultait, mais je ne comprenais pas ce qu’elle me reprochait. Dans un geste réflexe, je lui ai répondu par un coup de poing au visage. Mon papa a été convoqué par la directrice de l’école qui lui a expliqué les faits et en sortant de son bureau, il m’a dit qu’il était fier de moi. Sans faire l’apologie de la violence, c’était une façon de me dire qu’il ne fallait pas se laisser faire face aux agressions et aux propos racistes. Se découvrir Juive dans le regard de l’autre avant même de se connaître soi-même est très violent. On m’a volé quelque chose de ma construction identitaire, on m’a défini avant que je ne me définisse moi-même.
Le coronavirus a été lié à des phénomènes antisémites à travers le monde. De quelles représentations et préjugés les Juif·ve·s souffrent-ils encore, en 2022 ?
L’antisémitisme est le racisme le plus ancien, c’est un fil séculaire. Il remonte à l’Antiquité pré-chrétienne et s’institutionnalise avec l’avènement de la chrétienté. À partir de là, il y a des résurgences et des périodes d’accalmie, mais toujours une espèce de psyché collective et les mêmes préjugés antisémites. La crise du Covid a effectivement vu ressurgir des propos conspirationnistes, basés sur l’idée que les Juifs auraient fomenté le virus pour vendre le vaccin… c’est toujours le fameux lobby juif, qui tient les ficelles d’absolument tout. Il y a un fil continu entre les Juifs instigateurs de la grande peste noire en Europe, empoisonneurs de puits, et ce que l’on retrouve aujourd’hui, à l’ère contemporaine. Certaines choses se cristallisent et attendent la moindre crise pour se réadapter au contexte. C’est quelque chose de très pérenne.
Les Juif·ve·s ont un lourd passé que l’on connaît tous. Pourtant, les i·elle·s restent aujourd’hui dans l’angle mort des luttes antiracistes. Comment expliquer que les discriminations, manifestations et oppressions antisémites soient moins visibles que celles dont souffrent d’autres minorités, comme les minorités noires ou musulmanes ?
Il y a les minorités visibles, qui vont par exemple être victimes de contrôles au faciès et de discriminations plus directes. Quand j’ai recueilli des témoignages, beaucoup de personnes juives m’ont raconté n’avoir pas connu d’antisémitisme, mais avoir toujours caché leur identité juive. Mais devoir cacher qui tu es parce que tu as peur d’un antisémitisme diffus, c’est un vécu antisémite. Certaines personnes pensent que le fait de pouvoir cacher son identité juive constitue un privilège. Si nous avions un privilège, nous ne serions pas moins de 1% de la population à recueillir près du tiers des agressions racistes. J’ai été agressée physiquement dans les transports en commun quand j’avais une vingtaine d’années, on m’a dit “Toi t’as de l’argent”, “Ne fais pas ta Juive, “Tu trouveras un stage parce que tu est Juive et que tu as des contacts”… Ces petites choses font partie du vécu trivial et banal de l’antisémitisme, qui n’est pas juste dans la violence ou dans le meurtre antisémite.
Et qui te donnent parfois envie de cacher ton identité juive…
C’est quelque chose que j’ai fait et qu’il m’arrive encore de faire. J’ai déjà dit qu’Illana était d’origine slave ou russe parce que je n’avais pas envie de dire que mon prénom était hébraïque. Ça fait partie de cette peur constante d’entendre un collègue de travail tenir un propos antisémite ou d’être fétichisée par un garçon, dans une relation intime, qui va dire qu’il n’avait “jamais couché avec une Juive”. Ce sont des questions qui reviennent dans l’intimité, les cercles de connaissance, au travail…
Dans ton livre, tu parles à plusieurs reprises d’intersectionnalité, un terme qui a d’ailleurs été inventé par une féministe. Est-ce ce dont a besoin la lutte contre l’antisémitisme pour sortir de l’angle mort des luttes antiracistes ?
L’intersectionnalité est un outil en sciences humaines qui est très intéressant pour regarder ce qu’il se passe au croisement des oppressions. En l’occurrence, Kimberlé Crenshaw (l’inventrice du terme, ndlr) parlait du croisement entre le racisme anti-Noir et le sexisme. On retrouve des oppressions au croisement du sexisme et du judaïsme, du sexisme et de l’islamophobie… Mais l’intersectionnalité laisse souvent de côté la question de la lutte contre l’antisémitisme, parce que des biais racistes ou antisémites sont présents dans toutes les couches et dans tous les domaines. Les Juifs ont été accusés dans le même temps d’avoir été des suppôts du capitalisme, mais aussi des communistes et des révolutionnaires. Au Moyen-Âge, on disait des Juifs qu’ils étaient des semi-femmes, qu’ils avaient leurs menstruations comme les femmes. On n’est pas dans des cases au niveau du genre, du statut social, de l’appartenance à une nation, et l’intersectionnalité ne sait pas quoi faire de la catégorie juive. Mais nous vivons une oppression systémique, nous ne sommes pas Blancs, et nous devons être intégrés à ces luttes et à la lutte intersectionnelle.